Deux socialistes pour réparer le capitalisme
L'un est le patron de l'Organisation mondiale du Commerce; l'autre a pris les rênes du Fonds monétaire international. Socialistes français version sociale-démocrate, ils pilotent des institutions internationales clés pour la refonte du capitalisme. Portrait de deux des principaux mécanos de la crise mondiale
Le jeudi 5 février, Angela Merkel recevait à Berlin. La chancelière avait invité à déjeuner cinq experts du monde entier. Les plus reconnus. Autour de la table, on retrouvait les dirigeants de la Banque mondiale, de l'OCDE et de l'Organisation internationale du Travail. Et puis deux Français : Pascal Lamy, le patron de l'Organisation mondiale du Commerce (OMC), et Dominique Strauss-Kahn, celui du Fonds monétaire international (FMI).
Le menu était austère : la crise mondiale. Mais la
chancelière est une élève assidue : le repas a duré quatre heures !
Avec
leur style très différent - une intervention toujours préparée au
millimètre pour Pascal Lamy, une improvisation brillante pour DSK -,
les deux socialistes français se retrouvent au chevet du capitalisme,
au coeur des débats pour réparer l'économie mondiale. Ils ont pris les
rênes de deux institutions déconsidérées. L'OMC était accusée d'être
une machine de guerre commerciale au service des pays riches, et le FMI
une place forte du libéralisme pur et dur faisant ingurgiter des
potions amères aux pays du Sud. Des serviteurs zélés de la
mondialisation tant critiquée par le Parti socialiste dont ils sont
issus ? Non. Ils sont décidés à récrire les tables de la loi : la
sortie de crise passera par une plus grande régulation du capitalisme
mondial et par une meilleure intégration des pays émergents et de
l'Afrique dans sa gouvernance. L'OMC et le FMI peuvent en être les
instruments. Les deux hommes enfonceront le clou au G20 du 2 avril. Ils
jouent gros : l'avenir de leur institution, mais aussi le leur. Le
destin réunit ces deux hommes, âgés d'une soixantaine d'années, qui se
sont croisés dans les couloirs du Parti socialiste pendant des années.
Pascal Lamy au physique longiligne, marathonien qui court 1 500
kilomètres par an, est un fidèle de Jacques Delors. Il a été son
directeur de cabinet à Bruxelles, puis a choisi une carrière
internationale dans les grandes institutions à la Commission européenne
et aujourd'hui à l'OMC DSK, au contraire, est un politique, un
épicurien, il aime la lumière et les flashs des photographes. Pas le
genre à se satisfaire d'un rôle d'expert. Mais les deux hommes ont au
moins un point commun : tous deux sont convaincus que leur destin - et
celui des idées sociales-démocrates qu'ils poussent - est encore devant
eux.
Ce discours sur la «globalisation maîtrisée», Pascal Lamy le peaufine depuis dix ans. A Genève, à l'OMC, il a réussi à faire oublier ses positions commerciales parfois dures, lorsqu'il était commissaire européen au Commerce de 1999 à 2004. Peu à peu, il a gagné la confiance des grands pays émergents et des Etats africains, sans perdre celle des pays développés. D'ailleurs aujourd'hui il est le seul candidat à sa succession, quasiment certain d'être renouvelé pour quatre ans. Face à la crise du commerce mondial, qui risque de chuter de 9% cette année selon les prévisions de ses économistes, il est déterminé à faire échec à la montée du protectionnisme, qui avait transformé la crise de 1929 en dépression mondiale. Et il vient de remettre à ses 153 Etats membres un rapport critique sur la multiplication des barrières tarifaires et commerciales.
La
surprise de Davos
Toujours très
intuitif, excellent économiste, Dominique Strauss-Kahn a, lui, détecté
très tôt l'ampleur de cette crise. En janvier 2008, au Forum économique
annuel de Davos, en Suisse, il surprend tout le monde. Alors que le FMI
n'a jamais eu qu'une seule potion à proposer aux pays qu'il ausculte :
des réformes pour réduire les dépenses publiques et les déficits, il
appelle tous les pays qui ont des marges de manoeuvre financières à
faire de la relance budgétaire pour contrer le ralen tissement
économique américain. En clair : à dépenser plus. Du jamais-vu. Larry
Summers, ancien ministre des Finances de Bill Clinton, aujourd'hui
conseiller économique de Barack Obama, a failli en tomber de son
fauteuil. «Vous venez de vivre un moment
historique», a-t-il lâché en félicitant chaleureusement son «ami» Dominique de ce changement radical de politique. Cette attitude ne lui a pas valu que des sympathies. «Comme dans toutes les crises, il y a des surenchères sur
les prévisions négatives, et DSK est toujours plus sombre que les autres»,
regrette un diplomate allemand. Dans le genre noir, le FMI vient encore
de lâcher une salve de chiffres avant le G20 : l'économie mondiale se
contracterait de 0,5 à 1% en 2009 et celle de la zone euro plongerait
de 3,2%. «Ce n'est pas la Grande Dépression, prévient-on à Washington, mais certainement la grande récession.» Déjà on soupçonne le Français d'en faire un peu trop pour se mettre en valeur.
Invité de Gordon
Brown
Car
c'est le paradoxe : la crise a remis DSK en selle. A son arrivée à
Washington en septembre 2007, la question sur toutes les lèvres est
crue : à quoi sert le FMI ? Les pays d'Asie et d'Amérique latine
accumulent des réserves financières, ceux d'Afrique n'ont aucune envie
de traiter avec une institution toujours prête à leur imposer des plans
d'ajustement très libéraux. La mission de DSK est de «dégraisser le
mammouth» et de lui réinventer un rôle. Il réduit les effectifs de 15%
et donne un peu plus de place aux pays du Sud dans la gouvernance. Mais
il a du mal à le faire savoir, empêtré dans le scandale provoqué par
une relation extraconjugale avec une salariée du Fonds qui a bien
failli lui coûter son poste. A l'automne 2008, l'aggravation de la
crise lui rend un rôle crucial. Le nouveau chef économiste du FMI,
Olivier Blanchard, un Français lui aussi, économiste du MIT et ami de
DSK, publie les vrais chiffres de la débâcle bancaire mondiale. D'autre
part, la crise lui donne à nouveau des clients : Islande, Pakistan,
Ukraine, Hongrie... la liste des pays en difficulté financière
s'allonge chaque semaine. Au point que le directeur général du FMI
vient de demander le triplement de ses capacités - 365 milliards
d'euros de fonds supplémentaires. Dans le communiqué final de la
rencontre des ministres des Finances du G20, le 14 mars à Londres, le
FMI, cité cinq fois, a la charge d'évaluer les plans de relance et de
participer à la surveillance «macrofinancière» de l'économie mondiale.
Un joli succès pour DSK.
Pascal Lamy sera aussi présent au G20 du 2
avril avec les chefs d'Etat. Il a été invité par Gordon Brown pour
faire avancer le cycle de négociations de Doha, ouvert il y a sept ans
déjà, qui doit aboutir à un nouvel accord commercial mondial. «Nous devons utiliser
l'énergie politique du G20 pour avancer. Car dans l'arsenal anti-crise il y a
une arme éprouvée : boucler Doha»,
explique-t-il à tous ses interlocuteurs. Cela enverrait un signal de
confiance et repousserait le spectre du protectionnisme. Seulement,
pour boucler sa négociation, il doit mettre d'accord 153 pays. Et un
seul peut bloquer tout le processus. C'est moins simple que de
convaincre un conseil d'administration comme au FMI ! L'OMC de Seattle
(1999), pilotée par la «Quad» (Etats-Unis, Europe, Japon, Canada), avec
ses manifestations violentes d'altermondialistes, c'est bien fini.
Depuis Cancún (2003), les pays émergents ont pris le dessus. Mais le
premier problème de Pascal Lamy aujourd'hui, ce sont les Etats-Unis. Le
représentant au commerce de l'administration Obama, Ron Kirk,
personnage clé des négociations, n'a été officiellement nommé que le 18
mars. Cela ne laisse guère de temps à Lamy, qui l'a rencontré le 23
mars pour le convaincre de s'engager devant le G20 à soutenir fermement
Doha, sans se contenter d'une vague déclaration contre le
protectionnisme.
Un oeil sur
la France
Pas de quoi
décourager le tenace directeur général de l'OMC. Il a convaincu le G20
des ministres des Finances de mettre en place une ligne de crédit pour
maintenir les échanges vitaux pour les pays émergents, mais aussi pour
les pays les moins avancés. D'autant que DSK rivalise aussi d'attention
à l'égard de ces pays, soucieux de changer l'image du Fonds monétaire,
particulièrement en Afrique. Pascal Lamy a recommandé à Gordon Brown
d'inviter au G20 le président de la Commission de l'Union africaine,
Jean Ping; DSK, lui, a organisé à Dar Es-Salaam, en Tanzanie, une
conférence avec tous les ministres des Finances et les banquiers
centraux d'Afrique subsaharienne. Comme celui de l'OMC, le discours du
FMI a beaucoup changé. DSK a demandé à ses missi dominici de ne plus
appliquer une doctrine purement libérale sans se soucier des
conséquences sociales. Et le Fonds est même prêt à accorder des prêts
sans condition, sans réformes imposées, aux pays «bien tenus» mais
rattrapés par la crise financière. Le FMI serait-il devenu
social-démocrate ? Il ne faut rien exagérer ! Les fonctionnaires
hongrois qui viennent de renoncer à leur treizième mois sont bien
placés pour le savoir. Et le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz
continue de dénoncer ses remèdes comme aussi dangereux que le mal !
Mécanos
au chevet du capitalisme, avocats de la régulation des marchés, les
patrons du FMI et de l'OMC gardent un oeil sur la France. Pascal Lamy
sait qu'il n'est pas facile de toucher le grand public, de changer les
regards sur des organisations trop longtemps aveugles. Mais il
rencontre des responsables d'ONG, intervient sur les blogs, multiplie
les conférences, préface des livres... Militant toujours au PS, il
consacre une journée par mois à la Fondation Jean-Jaurès. «J'essaie d'être là où je peux
être le plus utile»,
explique-t-il. Vendredi 13 mars, il a participé à un débat sur la crise
face à Benoît Hamon, le porte-parole du PS, issu de l'aile gauche du
parti. «5% du temps de Lamy, c'est 20% du temps
d'un autre. C'est un ordinateur», se félicite l'économiste Daniel Cohen, qui a remplacé DSK comme directeur scientifique de cette fondation.
Dominique
Strauss-Kahn, lui, a du mal à travailler en coulisse. Il a dû s'y
résigner au début de son mandat, car ses apparitions au PS ou ses
déjeuners avec ses anciens lieutenants à Paris faisaient trop de bruit
pour ne pas entraîner la réprobation de son conseil d'administration.
Mais il ne résiste pas à la tentation de récolter les fruits dans
l'opinion française de l'activisme soudain du FMI : il a accepté de
participer jeudi 26 mars à l'émission d'Arlette Chabot «A vous de
juger». Un retour politique ? Il centrera son intervention sur la
crise, démine son entourage, comme il l'a déjà fait sur les télés
britanniques et américaines. Il aimerait surtout que l'on ne parle pas
de lui, en France, qu'à travers les bons mots des humoristes - Stéphane
Guillon, Nicolas Canteloup... - sur ses frasques.
Pascal Lamy
Début de mandat : 1er septembre 2005. Durée du mandat : quatre ans. Seul candidat à sa succession. Rémunération : 350 000 francs suisses (230 000 euros). Effectifs de l'OMC : environ 750 personnes. Nombre d'Etats membres : 153. Instance de décision : le conseil général, qui compte 153 ambassadeurs.
Dominique Strauss-Kahn
Début de mandat : 1er novembre 2007. Durée du mandat : cinq ans. Rémunération : 496 280 dollars (365 500 euros). Effectifs du FMI : environ 2 600 personnes. Nombre d'Etats membres : 185. Instance de décision : le conseil d'administration, qui compte 24 membres.
Sophie Fay
Source: Le Nouvel Observateur