Seule une bonne récession nous sauverait
03.01.2008 | George Monbiot | The Guardian
Dans COURRIER INTERNATIONAL N° 896 du 3.1.08
The Guardian (extraits)
Londres
Si vous êtes
sensible, je vous conseille de tourner la page. Je m’apprête à
briser le dernier tabou universel ; j’espère que la récession
prédite par certains économistes se matérialisera. Je reconnais
que la récession est quelque chose de douloureux. Comme tout le
monde, je suis conscient qu’elle ferait perdre à certains leurs
emplois et leurs logements. Je ne nie pas ces conséquences ni les
souffrances qu’elles infligent, mais je rétorquerai qu’elles
sont le produit parfaitement évitable d’une économie conçue pour
maximiser la croissance, et non le bien-être. Ce dont j’aimerais
vous faire prendre conscience est bien moins souvent évoqué : c’est
que, au-delà d’un certain point, la souffrance est également le
fruit de la croissance économique.
Le changement climatique ne
provoque pas seulement un déclin du bien-être : passé une certaine
limite, il le fait disparaître. En d’autres termes, il menace la
vie de centaines de millions de personnes. Quels que soient leurs
efforts pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, les
gouvernements se heurtent à la croissance économique. Si la
consommation d’énergie s’accroît moins vite à mesure qu’une
économie arrive à maturité, aucun pays n’a encore réussi à la
réduire tout en augmentant son produit intérieur brut. Au
Royaume-Uni, les émissions de dioxyde de carbone sont plus élevées
qu’en 1997, en raison notamment des soixante trimestres de
croissance consécutifs dont ne cesse de se vanter [le Premier
ministre] Gordon Brown. Une récession dans les pays riches
représenterait sans doute le seul espoir de gagner du temps afin
d’empêcher le changement climatique de devenir
incontrôlable.
L’énorme amélioration du bien-être des
humains dans tous les domaines – logement, nutrition, hygiène,
médecine – depuis deux cents ans a été rendue possible par la
croissance économique, ainsi que par l’éducation, la
consommation, l’innovation et le pouvoir politique qu’elle a
permis. Mais jusqu’où doit-elle aller ? Autrement dit, à quel
moment les gouvernements décident-ils que les coûts marginaux de la
croissance dépassent les bénéfices marginaux ? La plupart n’ont
pas de réponse à cette question. La croissance doit se poursuivre,
pour le meilleur et pour le pire. Il me semble que, dans les pays
riches, nous avons d’ores et déjà atteint le point où il faut
logiquement s’arrêter.
Je vis actuellement dans l’un des
endroits les plus pauvres du Royaume-Uni. Ici, les adolescents
dépensent beaucoup d’argent chez le coiffeur, ils s’habillent à
la dernière mode et sont équipés d’un téléphone portable. La
plupart de ceux qui sont en âge de conduire possèdent une voiture,
qu’ils utilisent tout le temps et bousillent en quelques semaines.
Leur budget essence doit être astronomique. Ils sont libérés
de la terrible pauvreté dont ont souffert leurs grands-parents ;
nous devrions nous en féliciter et ne jamais l’oublier. Mais, à
une exception majeure – le logement, dont le prix est surévalué
–, qui osera prétendre qu’il est impossible de satisfaire les
besoins fondamentaux de tous dans les pays riches ?
Les
gouvernements adorent la croissance parce qu’elle les dispense de
s’attaquer aux inégalités. Comme Henry Wallich, un ancien
gouverneur de la Réserve fédérale américaine [de 1974 à 1986],
l’a un jour fait remarquer en défendant le modèle économique
actuel, “la croissance est un substitut à l’égalité des
revenus. Tant qu’il y a de la croissance, il y a de l’espoir, et
cela rend tolérables les grands écarts de revenus.” La
croissance est un sédatif politique qui étouffe la contestation,
permet aux gouvernements d’éviter l’affrontement avec les
riches, empêche de bâtir une économie juste et durable. La
croissance a permis la stratification sociale que même le Daily
Mail [quotidien conservateur] déplore aujourd’hui.
Existe-t-il
quelque chose que l’on pourrait raisonnablement définir comme
relevant du bien-être et que les riches n’ont pas encore ? Il y a
trois mois, le Financial Times a publié un article sur la
façon dont les grands magasins s’efforcent de satisfaire “le
client qui est vraiment arrivé”. Mais son sujet implicite est
que personne n’“arrive”, car la destination ne cesse de
changer. Le problème, explique un cadre de Chanel, est que le luxe
s’est “surdémocratisé”. Les riches doivent donc
dépenser de plus en plus pour sortir du lot : aux Etats-Unis, le
marché des biens et services destinés à les y aider pèse près de
1 000 milliards d’euros par an. Si vous voulez être certain que
l’on ne peut vous confondre avec un être inférieur, vous pouvez
désormais acheter des casseroles en or et diamants chez
Harrod’s.
Sans aucune ironie délibérée, l’article était
accompagné de la photo d’un cercueil. Il s’agit d’une réplique
de celui de lord Nelson, fabriquée avec du bois provenant du bateau
sur lequel il est mort, que l’on peut s’offrir pour un prix
faramineux dans la nouvelle section du grand magasin Selfridges
dédiée à l’hyperluxe. Sacrifier sa santé et son bonheur pour
pouvoir se payer cette horreur témoigne certainement d’un trouble
mental grave.
N’est-il pas temps de reconnaître que nous avons
touché la Terre promise et que nous devrions chercher à y rester ?
Pourquoi voudrions-nous la quitter pour explorer un désert souillé
par une frénésie de consommation suivie d’un effondrement
écologique ? Pour les gouvernements du monde riche, la politique
raisonnable à mener désormais n’est-elle pas de maintenir des
taux de croissance aussi proches de zéro que possible ? Mais, parce
que le discours politique est contrôlé par des gens pour qui
l’accumulation d’argent est la principale finalité, une telle
politique semble impossible. Aussi désagréable qu’elle soit, il
est difficile d’imaginer ce qui, à part une récession
accidentelle, pourrait empêcher la croissance économique de nous
expulser du pays de Canaan pour nous expédier dans le désert.