« Elle ira loin ! », disait Bérégovoy
A sa sortie de l'ENA en 1981, Ségolène fait ses classes à l'Elysée. Elle a 27 ans. Elle séduit le président par son flair et son originalité. De lui, elle a beaucoup appris, notamment qu'il faut toujours rester libre, ne jamais plier, ne jamais renoncer
Elle
est entrée à l'Elysée en mai 1981. Parmi la centaine de sympathisants
qui avaient travaillé avec lui pendant la campagne, Jacques Attali,
devenu conseiller spécial du président Mitterrand, en a sélectionné
quatre : Jean-Louis Bianco, Pierre Morel le diplomate, François
Hollande et Ségolène Royal. Leur mission : préparer les sommets
internationaux et «avoir des idées».
Elle entre par la petite porte : pendant un an, elle sera une
collaboratrice « officieuse ». Elle a 27 ans, elle vient directement de
l'ENA. Discrète, efficace, un peu provinciale, elle rédige note sur
note. Très vite, François Mitterrand entend parler de cette jeune femme
atypique, à la fois timide et culottée, dont les initiatives
surprennent. Elle impose une crèche à l'Elysée pour les enfants du
personnel. Elle adresse dès le printemps 1981 une note au président
pour l'alerter sur un fléau dont personne ou presque n'a entendu parler
en France : le sida. Elle, si : elle a séjourné à San Francisco, où la
maladie a été décelée fin 1980.
Ségolène Royal se lie d'amitié avec deux proches du président :
Laurence Soudet et Charles Salzmann, chargés de mission auprès de lui.
La première, après avoir lu sa note sur le sida, pense : « Cette fille
n'est pas seulement une énarque, une techno. » Elle se souvient : «Elle
avait déjà sa méthode : partir de l'expérience de terrain, savoir
anticiper les problèmes qui allaient se poser.» Avec le second, chargé
d'étudier les attentes de l'opinion, elle passe des heures à confronter
les résultats des sondages aux informations qui lui remontent du
terrain. Connaître les attentes des Français, c'est déjà chez elle une
quasi-obsession. Plus tard, elle dira : "Le bilan annuel de la Sofres,
je dévore ça ! "Mitterrand, qui déteste les conformismes et n'aime pas
les énarques classiques, apprécie le flair et l'originalité des vues de
Ségolène. Lorsque au printemps 1982 elle lui propose de tenir le sommet
des pays industrialisés dans une banlieue, il sourit : il a déjà choisi
Versailles ! Mais c'est elle qu'il charge discrètement de faire le tour
des capitales pour préparer ce sommet qui s'ouvre le 5 juin. Aussitôt
après, elle est promue officiellement « chargée de mission ». Dans son
« Verbatim I », Attali note : «Remarquable compétence au service d'une
conviction sincère.» Elle quitte son minuscule bureau du 2e étage pour un plus grand au 4e
dans une aile du palais. Elle continue de travailler pour la cellule
d'Attali et se voit confier en plus la santé et la jeunesse. Au fil des
années, elle étendra ses compétences aux affaires sociales, à la
famille, au temps libre.
Pourtant, si l'on en croit plusieurs poids lourds du cabinet, Michel
Charasse, Jean Glavany, Elisabeth Guigou, Ségolène aurait peu compté.
Ils se disent incapables de citer une seule idée marquante exprimée par
elle, un seul acte fort dont ils auraient été témoins (1). Il est vrai
qu'elle cherche peu leur compagnie. Elle vit en marge, boude le grand
déjeuner informel des conseillers, qui a lieu le mercredi, après le
conseil des ministres. Trop macho, pas assez sérieux à ses yeux. Elle
ne participe pas davantage aux discussions sur les « grands problèmes
». Peut-être parce qu'elle ne s'y sent pas encore à l'aise, parce
qu'elle manque d'expérience. Contrairement à certains de ses collègues
grisés par le pouvoir, elle ne cherche pas à s'intégrer à la petite
société parisienne que Raymond Barre appelle le microcosme. Elle est
ambitieuse déjà, très ambitieuse, mais elle ne se disperse pas. Elle
préfère se concentrer sur les domaines dont elle a la charge, même si,
plus sociétaux que politiques, ils sont considérés à l'époque comme des
sujets mineurs. Et s'occuper, quand elle le peut, des deux enfants
qu'elle a mis au monde pendant le septenat.En revanche, ceux qui sont
destinataires de ses notes et avec qui elle travaille directement ne
tarissent pas d'éloges. Pierre Bérégovoy, le premier secrétaire général
de l'Elysée, l'avait remarquée pendant la campagne, où elle occupait un
bureau avec Maurice Benassayag et François Hollande. Déjà, il
appréciait sa volonté, son sérieux, sa capacité de travail. Il disait
alors : «Elle est formidable, et en plus elle est belle!» Son
successeur, Jean-Louis Bianco, et le secrétaire général adjoint
Christian Sautter sont à l'unisson. «Si elle n'a pas laissé de souvenir
à certains, c'est qu'elle était sans problèmes, précise, efficace,
fiable», dit ce dernier. Jean-Louis Bianco se souvient : «Elle avait
déjà une perception fine et originale de la société française.»
C'est elle notamment qui travaille sur la
« carte 10 ans » pour les étrangers en situation régulière. Elle qui
met fin à la première grande fronde des motards. Elle entre en contact
avec les responsables, juge certaines de leurs revendications fondées,
persuade Mitterrand de les recevoir. De même pour le conflit des
internes des hôpitaux, qui s'éternisait avec des syndicats faibles, une
coordination forte mais mal organisée, des structures hospitalières
figées. Elle identifie les bons interlocuteurs chez les contestataires
comme dans l'administration et parvient à nouer les fils de la
négociation. Sans jamais apparaître en première ligne. Bianco résume :
«Elle avait déjà du caractère, des convictions, elle savait travailler
en équipe. Elle possédait en plus cette qualité très personnelle :
comprendre ce qui se passait en profondeur dans la société.»
Ségolène fait rapidement partie de ces conseillers peu nombreux qui ont
un accès direct au président. Elle lui adresse presque chaque jour une
note sur les problèmes qui concernent la vie quotidienne des Français.
Elle l'observe. A son contact, elle apprend. Notamment qu'il faut
toujours rester libre, ne jamais plier, ne jamais renoncer. Et que la
politique, c'est d'abord l'élection, l'onction du suffrage universel.
Le 21 mai 1988, le dernier jour du dépôt des candidatures aux
législatives, elle assiste à la cérémonie d'investiture de Mitterrand
dans les grands salons de l'Elysée, où se presse le tout-Etat. Depuis
quelques semaines, elle cherche en vain une circonscription. Elle
glisse à son amie Laurence Soudet : «Je voudrais me présenter, il faut
que j'en parle au président.» Cette dernière lui dit : «Vas-y, c'est le
moment!» Mitterrand approche. Ségolène s'avance, un peu intimidée :
«Monsieur le président, je voudrais être candidate.» Mitterrand, à voix
basse : «Venez après la cérémonie.» Et il poursuit son chemin,
visiblement agacé d'une telle démarche à un tel moment. Mais il demande
peu après à Louis Mermaz de trouver une circonscription. Ce sera la 2e des
Deux-Sèvres. Le président prévient Ségolène :«Vous serez battue, mais
ce sera un premier pas pour vous implanter et vous pourrez gagner la
prochaine fois.»
La jeune conseillère part le soir
même. Sans espoir de retour : elle savait, comme tous les
collaborateurs du président, que si elle était battue elle ne
retrouverait pas ses fonctions à l'Elysée. En quelques jours, Ségolène
Royal parcourt 3 000 kilomètres dans les douze cantons de sa
circonscription, où elle faitcampagne sous le parrainage de Mitterrand.
Le 12 juin, elle est élue avec 552 voix d'avance sur un notable de
droite solidement implanté. A chaud, elle commente : «Pour un
parachutage, l'atterrissage est réussi.»
Le président, admiratif, est ravi. Il suit désormais le parcours de
Ségolène, approuve la manière dont elle refuse d'appartenir à un
courant du PS, dont elle se bat pour défendre le Marais poitevin. Il
lui permet d'obtenir d'importants crédits pour sa circonscription.
Quand, en 1992, Brice Lalonde veut quitter le ministère de
l'Environnement, Mitterrand appelle Ségolène : «Je ne voyais que vous!»
Bérégovoy est, à Matignon, plus que jamais sous le charme. Son
collaborateur, Olivier Rousselle, se souvient : «Les projets de loi de
Ségolène jouissaient d'une quasi-priorité. Elle gagnait presque tous
les arbitrages contre les autres ministres. Quand j'émettais une
réserve sur elle, il me disait : «Vous n'y comprenez rien.
Regardez-la : quelle prestance! Quel regard! Elle a quelque chose en
plus. Elle ira très loin».»
Béré avait vu juste. Quinze ans plus tard, elle s'est imposée. Les
trois hommes dont elle dépendait à l'Elysée ont été à son côté lors de
la compétition interne du PS. Bianco était son porte-parole, Attali la
conseillait, Sautter la soutenait. Les deux anciens Premiers ministres
qu'elle a écartés de la course à l'investiture socialiste - Jospin n'a
pas pu revenir dans le jeu et Fabius a été étrillé - avaient été
improprement appelés « les fils de Mitterrand ». Et si, à sa manière,
elle était un peu la fille de ce président dont elle a dit un jour
qu'il était «l'homme qu'elle a aimé le plus au monde!»...
(1) « Madame Royal », par Daniel Bernard, Edition Jacob-Duvernet.
Robert Schneider
Le Nouvel Observateur