Eva Joly : " M. Courroye est un procureur aux ordres "
La députée européenne et ancienne juge explique comment elle aurait mené l'enquête sur l'affaire Woerth-Bettencourt
ENTRETIEN
Ancienne juge d'instruction au pôle financier
de Paris,
Eva Joly a sorti l'affaire Elf, dans laquelle elle a poursuivi le gotha
des
affaires et de la politique. Devenue députée européenne pour Europe
Ecologie, elle
dénonce la gestion judiciaire du dossier Woerth-Bettencourt. Elle a bien
connu
son ancien collègue Philippe Courroye et ne comprend pas son attitude.
Le
procureur Philippe Courroye assure qu'il vérifiera tous les faits. Vous
estimez, de votre côté, qu'il multiplie les erreurs...
Il opère dans un cadre procédural inadéquat. Quand il frappe à la porte
de
Patrice de Maistre - le
gestionnaire de la
fortune Bettencourt - , c'est sur le mode " acceptez-vous que l'on perquisitionne chez
vous ? ".
Impossible de surprendre quelqu'un dans ces conditions. Croyez-moi, dans
l'affaire Elf, on n'aurait pas trouvé grand-chose ainsi.
En tant que procureur, depuis les lois Perben, il lui faut, pour perquisitionner, soit l'assentiment du perquisitionné, soit l'autorisation du juge des libertés et de la détention - JLD - . D'autant que cet accord du JLD n'est possible que pour les infractions les plus graves, et pas pour le vol, par exemple.
D'où une perte de temps énorme, que l'on retrouve aussi s'il s'agit de mettre en place des écoutes téléphoniques. Il se prive de moyens d'enquête efficaces, prévus par la loi. On pourrait dire qu'il est coupable de complicité de destruction de preuves par abstention. Le juge d'instruction, lui, est seul maître à bord.
Du coup, pourquoi ne saisit-il pas
un juge
d'instruction ?
J'ai bien connu Philippe Courroye quand j'étais au pôle financier, et je
ne
souhaite qu'une seule chose, qu'il redevienne lui-même, ce magistrat qui
sortait de gros dossiers. Qu'il se réveille, sa place n'est pas à la
table des
Chirac !
Il est trop orgueilleux et vaniteux désormais, il semble souffrir du même syndrome que Nicolas Sarkozy, celui de la toute-puissance et de l'impunité. D'autant que le procureur Courroye est au coeur d'un conflit d'intérêt : il est cité dans les enregistrements clandestins, et c'est lui qui a classé l'enquête pour abus de faiblesse visant l'entourage de la milliardaire.
Il n'est pas l'homme de la situation, c'est un procureur aux ordres, et sa position va même fournir des arguments à ceux qui voudraient annuler la procédure. Il n'est pas reconnu comme autorité judiciaire, selon la jurisprudence visant la garde à vue de la Cour européenne des droits de l'homme, certains de ses actes pourraient être attaqués.
Qu'auriez-vous fait si, en tant que
juge,
vous aviez été chargée de ce dossier ?
Je vous rappelle que le secret fiscal n'est pas opposable au juge
d'instruction. J'aurais déjà lancé des commissions rogatoires
internationales,
ce que ne peut faire un procureur, pour examiner les comptes suisses de
Mme
Bettencourt. On suppose que 100 000 euros en ont été retirés en mars
2007, ce
serait bien de le vérifier. Je pense que M. Courroye a choisi
volontairement ce
cadre procédural pour ne pas aller au fond des choses.
Il faut des méthodes coercitives, on ne peut pas demander aux gens de nous donner gentiment leur numéro de compte au Liechtenstein ! Il ne sert pas l'intérêt de la justice, il a été placé à ce poste en raison de ses failles psychologiques, et aussi parce que l'on a prise sur lui. C'est " halte au feu, couchons-nous... ". Ainsi, il a classé l'enquête pour abus de faiblesse visant François-Marie Banier, alors que le rôle du procureur, c'est tout de même de protéger les faibles, et donc Mme Bettencourt contre elle-même !
Quels sont les délits qui vous
semblent les
plus évidents, dans le dossier Woerth-Bettencourt ?
Dans l'affaire Woerth-Bettencourt, le conflit d'intérêt, qui n'est pas
un
délit, est patent, il n'y a même pas besoin d'enquêter. En revanche, il
faut
matérialiser les infractions. On pourrait parler de faux et usage de
faux,
blanchiment et recel de fraude fiscale, prise illégale d'intérêts... Le
champ
est large ! Il faut poser des questions qui vont au-delà même du
problème
Woerth. Par exemple, quelle est l'origine des fonds Bettencourt en
Suisse ?
Reste que le procureur Courroye a
tout de
même ordonné trois enquêtes préliminaires, et qu'il multiplie les
perquisitions
et les auditions...
On assiste là à une opération de blanchiment vis-à-vis de l'opinion
publique,
ces enquêtes ne sont que des contre-feux, elles ne peuvent aboutir, tout
le
monde le sait. Il était aussi totalement inusité que le parquet fasse
appel de
la décision du tribunal d'ordonner un supplément d'information. Isabelle
Prévost-Desprez est pourtant un pilier, elle n'a aucun plan de carrière,
il
existe tout un plan de communication pour la discréditer. C'est injuste.
Nicolas Sarkozy estime que l'affaire
est
désormais terminée. Qu'en pensez-vous ?
Je trouve que ses attaques contre la presse sont scandaleuses. Mettre le
couvercle de cette manière sur le débat public, cela indique une
culture, celle
de l'absence de transparence. Cela souligne l'immaturité de notre débat
démocratique. Les observateurs étrangers sont effarés, ils parlent même
d'un
Watergate à la française. Nous sommes là en pleine crise de conscience
de
l'Etat.
Le rapport de l'Inspection générale
des
finances (IGF) a conclu à la non-intervention d'Eric Woerth dans le
dossier
Bettencourt...
Ce rapport de l'IGF, c'est la peau d'âne d'Eric Woerth. J'ai travaillé
trois
ans au Trésor, je connais ces institutions pyramidales. L'IGF travaille
sous
les ordres du ministre, son rôle n'est pas de vérifier ses actions !
Cette
procédure n'est pas contradictoire, elle est suspecte.
L'IGF n'a travaillé que sur pièces, celles qu'on a bien voulu lui donner. Le pouvoir a procédé au détournement du crédit d'une telle institution. Seule une vraie enquête judiciaire pourra blanchir Eric Woerth. Les citoyens sont réduits au rôle d'observateurs méprisés.
Propos recueillis par Gérard Davet
© Le Monde