Dites, les candidats : la révolution fiscale, c'est pour quand ?
Dites, les candidats : la révolution fiscale, c'est pour quand ?
(ndlr: ou "impôts et intox")
Alors, tricard au PS, Piketty, pour cause de radicalisme fiscal ? Cela méritait bien une visite au dissident. En entrant dans son bureau de l'Ecole Normale Supérieure, je suis reçue par un dos. L’économiste se retourne, m’accueille d’une poignée de main et s’excuse du peu de mobilier : il n’y a rien en effet pour recevoir les voyageurs de passage. Normal, c’est un chercheur. Thomas Piketty travaille face à la fenêtre entre rangées de bouquins et tableau blanc griffonné d’équations éthérées.
De vraies équations, même pas écrites exprès pour épater le visiteur.
Je m’improvise un coin de bureau et viens directement au fait : tricard or not tricard ? Piketty botte en touche et répond ne pas être friand des grands raouts genre Université d'été à La Rochelle. Ceci dit, il a rencontré tous les responsables socialistes cet hiver à la sortie du livre Pour une révolution fiscale : ils l’ont invité à déjeuner les uns après les autres. Tous étaient en phase avec le propos. Oui il faut une grande réforme fiscale. Et depuis, rien. Rien qui engage vraiment. Piketty est perplexe : « j’aimerais bien savoir ce qu’ils comptent faire de notre argent. »
Soyons honnête. Le projet socialiste, page 38, est clair : « Nous procéderons à la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG pour créer un impôt plus progressif et prélevé à la source. » Cette proposition rejoint la réforme fiscale dessinée par Piketty et coauteurs. En revanche, le projet est moins précis concernant l’individualisation de l’impôt (et donc la fin du quotient conjugal qui favorise les couples mariés ou pacsés et qui déjà fâchait à la fin de la première étape de ce voyage) : « L’individualisation progressive du prélèvement, dont il faudra débattre avec l’ensemble de la société, permettra de ne pas pénaliser le travail des femmes et de traiter plus équitablement les familles, afin qu’elles soient toutes aidées. » Individualisation progressive ? Comprendre « pas tout de suite ». Piketty ironise : « vous avez entendu parler d’un grand débat citoyen vous ? Vous en connaissez la date ? Avant ou après les primaires ? La présidentielle ? Le quinquennat ? »
On est d’accord : c’est le grand flou. « Les candidats doivent maintenant s’engager, pas dans une note de bas de page d’un document confidentiel mais au 20 heures, devant tous les Français. » Et si on leur demandait de prendre position en leur soumettant un questionnaire précis, avec obligation d’échéancier ? Chiche ! Piketty est partant.
Avant d’établir le questionnaire, reprenons les propositions de la révolution fiscale : on casse tout et on repart à zéro. Piketty freine mes ardeurs : « attendez, nous sommes des révolutionnaires peau de lapin ! On ne part pas de rien mais de l’existant, en l'occurence la CSG. » . Il faut savoir qu’en France nous avons deux impôts sur le revenu : l’IRPP (impôt sur le revenu des personnes physiques) et la CSG (contribution sociale généralisée créée par Rocard en 1990). L’IRPP rapporte 50 milliards d’euros ; la CSG 90 milliards. Soit presque le double.
Pourquoi la CSG rapporte-t-elle plus que l’IRPP ? Parce que l’assiette est plus grande. Elle touche tous les revenus, et elle est beaucoup moins percée que l’assiette de l’IRPP, criblée de trous avec des exonérations de toutes sortes. Citons seulement le prélèvement libératoire, cette belle invention : pour les revenus issus de capitaux, disons ceux d'un contrat d'assurance-vie, soit vous choisissez de les inclure à vos autres revenus (votre salaire), le tout sera alors soumis au taux d'imposition selon la tranche concernée, soit vous choisissez de ne pas les inclure et de leur soumettre une taxe unique, de 19% pour cette année. Tout bénèf pour les tranches hautes ! En revanche, avec la CSG, tout y passe : salaires, revenus d'activités non salariées, revenus de remplacement (l'allocation chômage par exemple), revenus fonciers, revenus financiers dont, parmi eux, les intérêts, les dividendes, les produits financiers crédités sur des contrats d'assurance-vie, les plus-values... Ce n'est plus une assiette, c'est un plat.
...voire un plateau de fruits de mer
Résumons la réforme selon Piketty : l’IRPP sous sa forme actuelle est supprimé ainsi que la CSG, le prélèvement libératoire, la prime pour l’emploi (le bouclier fiscal quant à lui a déjà été zigouillé). Le nouvel impôt sur le revenu prend pour base l’assiette (ou plutôt le plateau) de la CSG, il est prélevé à la source (sur nos fiches de paie ou nos allocations) et progresse selon des taux effectifs. Exemple : à 1 100 euros par mois vous payez 2% d’impôt (soit 22 euros) et à 2 200 euros vous payez 10% (soit 220 euros). D’un coup j’ai un frisson dans le dos. A 1 101 euros on est taxé à 10% ? « Non, le taux effectif d'imposition évolue continûment avec le revenu. » Ouf. A ma décharge, ce n’est pas très clair dans le bouquin, Piketty en convient, et c’est une des questions les plus fréquemment posées sur le site.
Piketty propose un barème plutôt centre-gauche, mais livre aussi un barème ultra-égalitaire, de gauche, de droite, ou encore un barème proportionnel, comme celui d'aujourd’hui. C'est l'avantage de la proposition de Piketty : le barème peut changer. Je peux le changer. Vous pouvez le changer. Il suffit de jouer avec le simulateur en ligne, outil créé de toutes pièces par les auteurs du livre pour connaître l’impôt collecté selon vos barèmes et mesurer ainsi l’impact des taux sur le déficit budgétaire et les inégalités. Ce joujou a connu un petit succès médiatique en début d'année, pensez, avec tous ces boutons à lever ou baisser, comme ça, juste d'un clic, c'est divin. Franchement, le jeu est amusant, surtout sur le barème actuellement en vigueur. Je n’ai pas résisté à l’envie de monter les taux des plus riches, juste pour voir : j’ai créé une nouvelle tranche à partir de 250 000 euros annuels que j’ai taxée à 90% (tant qu’à faire). Magique : j’ai réduit le déficit de 2,4 milliards d'euros. Plus fort que Fillon ! Le simulateur me fait tout de même remarquer que « de tels taux peuvent induire de fortes réactions comportementales. » Une grève des ultra-riches peut-être ?
D'ailleurs, pourquoi 90 % Pourquoi pas 100 % ?
Je suis mûre pour Bercy non ?
Qui sont les gagnants, qui sont les perdants ? Selon Piketty, 75% de la population est nettement gagnante et, si on ajoute ceux qui perdent peu, le chiffre monte à 86%. Sans surprise, les très hauts revenus sont les grands perdants. Cela dit, après les jackpots touchés sous l’ère Sarkozy, on ne va pas verser de larmes. Et puis il est grand temps de mettre fin à la dégressivité de l’impôt. Pour être exacte, notre impôt est progressif jusqu’à un certain point. De 1 000 à 2 200 euros de revenus bruts par mois, l’impôt est en moyenne de 45%. De 2 300 à 5 100 il passe à 48%. Ça se stabilise jusqu’à 6 900 euros et après, patatras, chute libre, on tombe en moyenne à 35% pour les 0,1% les plus riches. Avec la réforme de Piketty, les très riches sont plus fortement taxés même si ce n'est pas non plus une révolution bolchévique. L’économiste insiste : « nous restons très raisonnables et très réalistes. »
Vous me direz : le gouvernement aussi veut corriger cette iniquité. Mon œil oui ! (et encore, je reste polie). La taxe annoncée par Fillon est une double tartufferie. Petit un, comme le faisait remarquer Piketty dans le Monde, elle fait suite à la réforme de l’ISF votée avant l’été qui ampute le budget de 2 milliards de recettes. Si l'on compare aux 200 millions espérés de la taxe, je regrette d’être restée polie. Petit deux, cette taxe ne concerne que les revenus supérieurs à 500 000 euros, mais attention, astuce : 500 000 euros par part fiscale. Un couple avec trois enfants paiera la taxe si leurs revenus dépassent 2 millions d'euros. La nouvelle en a ému plus d’un.
86% de gagnants signifie (je sors ma fameuse calculatrice multifonctions) 14% de perdants. Manifestement c’est encore trop pour les socialistes. Et en examinant attentivement le graphique ci-dessus, parmi les revenus les plus bas, on compte tout de même 20% de perdants qui doivent pâtir de la suppression de la prime pour l'emploi ou, pourquoi pas, de la suppression du prélèvement libératoire (oui, les bas revenus aussi peuvent avoir des revenus du capital). 20%, c'est beaucoup, même si ce pourcentage descend vite à 5%. J'imagine que c'est le défaut du barème centre-gauche, qui privilégie les classes moyennes. Avec un barème gauche-gauche, qui propose un taux d'imposition à 1%, les revenus les plus faibles ne devraient plus être perdants. Piketty avoue : « une réforme avec 100% de gagnants c’est tout simplement impossible. Oui il faut être courageux pour réformer, oui il ne faut pas avoir peur de mécontenter une partie de la population. Et puis il est temps de mettre fin à une situation scandaleuse qui touche les revenus compris entre 1 et 1,6 fois le smic, c’est-à-dire 9 millions de personnes, la moitié des salariés. Ces imposés sont incapables de savoir au final quel sera leur pouvoir d’achat. Leurs revenus sont taxés à minima à 8% (taux de la CSG) ce qui représente à l’année un mois de salaire, ce n’est pas rien. Et un an plus tard, on leur envoie un chèque, la prime pour l’emploi, à laquelle personne ne comprend rien, qui rapporte un peu moins qu’un mois de salaire. Avec notre système, finie la prime : le salaire net au smic augmente de 100 euros par mois. »
Alexandre tranche le nœud gordien (1746) – par Jean Restout / Stockholm, Palais Royal
Du courage, il en faut. Mais un candidat pourrait-il proposer une réforme graduelle, petit à petit, sans avoir à trancher le nœud gordien ? Par exemple, peut-on faire la réforme sans le prélèvement à la source ? Vincent Drezet, secrétaire général du syndicat national unifié des impôts rencontré à l’étape 1 de ce voyage, y est opposé. Soupir de Piketty. « Si je voulais être méchant, je dirais que les syndicalistes sont des conservateurs. Rien n’empêche la mise en place du prélèvement à la source. On le fait déjà pour la CSG ! Je ne dis pas que c’est simple mais ce n’est pas insurmontable. Tous les pays européens, tous sans exception, le font. Nous sommes les derniers. » Alors quoi ? Selon Piketty, le premier argument des adversaires du prélèvement à la source est limite passionnel : l’impôt doit rester douloureux. Et le second, tout autant irrationnel : les salariés ont peur de payer plein pot quand les non-salariés pourront gruger. Je mesure ici à quel point l’impôt est loin d’être une collecte. L’impôt est aussi le reflet d’une société qui, aujourd’hui encore, estime qu’il faut souffrir quand elle met au pot commun afin d’être pleinement citoyen. Je fais le grossier parallèle avec les femmes qui refusent la péridurale pour se sentir vraiment mère. Piketty le trouve assez juste. Finalement il pose la question : « Pourquoi s’accrocher à un impôt tellement douloureux qu’il est en voie de disparition ? Il rapporte deux fois moins que la CSG, quatre fois moins que la TVA. »
Le fisc, une moule à son rocher (photo chipée ici)
Reste enfin la question de l’individualisation, une personne, un impôt. La réforme pourrait-elle aussi s'en passer ? « En pratique oui. Mais il me semble impossible aujourd’hui pour un dirigeant socialiste d’être contre. D’ailleurs toutes les femmes dirigeantes du PS sont pour. Si on veut vraiment combattre les inégalités hommes-femmes, on ne peut pas continuer à favoriser les couples inégaux. » Un chapitre du livre le martèle : les femmes ne sont pas un revenu d’appoint. Comment inciter au travail des femmes, et en même temps garder le système du quotient conjugal ? Ce système, en effet, additionne le salaire confortable (du mari méritant) et le non-salaire de l'autre (la gentille femme au foyer) et divise le tout par les deux fameuses parts du quotient conjugal consenties au couple marié ou pacsé (mais pas concubin.) Dans ce cas, pourquoi travailler ? Piketty convient qu’il faut cependant user de pédagogie : un couple inégal n’est pas forcément un couple riche. Ce peut être un salaire au smic ajouté à pas de salaire du tout. « L’individualisation sans notre barème ne serait pas juste : on compterait beaucoup de perdants. »
Ouf ! Lestée de ces copieuses explications, je pense avoir assez de billes pour établir le questionnaire à soumettre aux six candidats socialistes à la primaire. Le voici :
> Cliquez sur l'image pour un gros plan <
Il reste pile un mois avant le début de la primaire socialiste. C’est court mais ça laisse le temps aux candidats de me répondre. Evidemment, je vous tiens au courant.