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6 mai 2012

"Ça va les fachos?": Autopsie d'un coup monté

« Le sujet », entonne gravement Yann Barthès, présentateur du Petit Journal, et copropriétaire de la compagnie de production Bangumi, qui produit et vend l’émission à Canal +,  «  ce n’est pas les rapports du Petit journal avec Jean-Luc Mélenchon, le sujet c’est comment un candidat à la présidentielle parle à un journaliste. »  Le visage tendu, Barthès lance la séquence. On ne rit plus, et c’est sans doute ce qui a été précisé par le réchauffeur de foule, cette foule dont on sait qu’elle est triée sur le volet, les jolies jeunes filles en fleur perceptibles à la caméra, derrière Barthès  alors que les vieux et plus moches sont relégués loin des yeux et partant du cœur, le cœur qui a vocation à acheter les produits offerts par la pub et qui se vendent mieux lorsque le temps de cerveau disponible a été meublé par la jeunesse et la beauté. Après les paroles martiales de Barthès, les images nous montrent le journaliste s’avancer vers Mélenchon, qui tentera de l’ignorer, mais qui n’y parviendra pas. Suivra la tirade de Mélenchon, que l’image nous somme d’interpréter  de la manière suivante : le jeune journaliste, preux chevalier des temps modernes, dans l’exercice de ses fonctions, se fait engueuler et insulter par Jean-Luc Mélenchon, qui de plus demandera au service d’ordre de faire déguerpir notre jeune héros, blessé par la cruauté de l’ancien candidat à la présidence du Front de gauche, et dès lors, pour les fins du Petit journal, il émergera victorieux, couronné de la victoire sur les forces du mal.

 Mélenchon, maintes fois diabolisé par l’émission, est donc un personnage, tel qu’il a été recodé par Barthès : un Doirot, un Staline. Le recadrage de Mélenchon prive les spectateurs du Petit journal de la possibilité de juger par eux-mêmes du bien-fondé de l’idée que se font de nombreux sympathisants de sa capacité à manier force de conviction et tendresse de manière exceptionnelle pour soutenir un discours de pédagogie populaire. Barthès n’a offert se serait-ce qu’un aperçu de la dimension politique de Mélenchon, et de toute façon, à la manière de la Ve république, ce sont les individus, et non leurs projets politiques, qui peuvent stimuler l’intérêt. Qui plus est, ce qu’offre le Petit Journal (émission inscrite dans la rubrique « divertissements » de la chaine Canal +) c’est la face cachée de l’info (qui fera rire) et le « décryptage » (qui fera rire). Très peu d’occasions alors de présenter des idées politiques.

Que s’est-il passé dans cette séquence? Décryptage à la manière Barthès.

D’abord, rappelons-nous de ce qui a créé l’indignation. C’est Barthès qui l’annonce, « le sujet c’est comment un candidat à la présidence parle à un journaliste. » Lorsqu’on pense que la liberté de la presse n’est pas un privilège des journalistes, mais un droit des citoyens, on est forcément troublé par l’idée qu’un journaliste, dans l’exercice de son métier, qui consiste à informer le citoyen (et l’expression est cruciale et comprend forcément une dimension politique), soit interdit de le faire. Car c’est le citoyen qui est donc privé de l’information qui alimente ses choix politiques, et donc la république en pâtit. Faut-il toujours que ces composantes soient toutes présentes dans l’incident Mélenchon pour s’en indigner, entendons-nous.

Or, ce n’est pas le cas, pour plusieurs raisons. D’abord, voyons l’information dont le public a été privé : il s’agit de la réaction à la question de savoir ce que représente le premier mai pour Mélenchon et d’autres. Ce n’est pas la question la plus fascinante qui soit, mais elle est néanmoins légitime. Barthès expose d’abord que Mélenchon a été bien souriant avec toutes les télés (c’est important d’être souriant), et l’image rapide, divisée en quatre, illustre cette affirmation, car on y voit le co-président du Parti de Gauche, à l’intérieur d’une tente blanche, s’entretenir avec des journalistes qui lui tendent des micros. On se prépare à l’argument du traitement préférentiel, ou de la discrimination, que Barthès a pourtant exclu dès le départ : il n’était pas question d’évoquer les relations de Jean-Luc Mélenchon avec le Petit Journal et vice-versa. Passons. Le journaliste pose donc la question à Najat Vallaud-Belkacem (on n’entendra jamais sa réponse souriante à cette question d’importance capitale), détendue, clairement dans un moment d’arrêt, de disponibilité, et sans que la manifestation des syndicats ne  soit audible ou visible à proximité. La question est posée à Alain Juppé, qui répond que le premier mai est la fête du travail. C’est édifiant, mais déjà, le spectateur voit bien que l’on s’intéresse moins à la réponse que du tri qui sera fait entre les bons et les mauvais élèves de la caméra. Vient alors la voix off et à charge de Barthès : « on a même croisé le directeur de campagne de Mélenchon qui nous a répondu »-- très brève réponse entamée par François Delapierre (à peine deux secondes)-- interrompue en plein vol par Barthès, qui termine sa phrase, « qui nous a répondu avec le sourire » rendant évidemment incompréhensible la réponse, et manifestant son indifférence totale pour cette dernière. Dommage que Delapierre se soit prêté à l’exercice de bonne foi, puisque cela ne semble pas avoir valu la peine. Alors que la bonne foi sera bafouée, la mauvaise foi (même fabriquée de toutes pièces), elle, créera ce que l’idiot des néologismes qualifie de « buzz ».

Revenons à présent à notre indignation, à cette violation des droits citoyens à la liberté de la presse. Ayons la patience, même si tout ça est assez fastidieux, de s’y arrêter. Qu’en est-il de l’information dont on a été privé? Pourquoi ne pas inclure la réponse (souriante) de Najat Vallaud-Belkacem à la question? La réponse est sans intérêt, tout simplement, comme l’illustre la mise en scène qu’accorde le Petit Journal à la réponse d’Alain Juppé. Que c'est trivial! Quelle serait donc cette violation de la liberté de la presse dont les citoyens auraient été victimes? N’oublions pas, non plus, cette phrase de Barthès selon laquelle Mélenchon accorde des entrevues (avec le sourire, cela semble être investi d’une importance dont il est difficile d’apprécier la plénitude, tant le critère est martelé) aux autres télés. Alors pourquoi pas le Petit Journal, se garde-t-on de se demander, puisque Yann Barthès a ordonné l’exclusion de la possibilité qu’il s’agisse d’un sujet relatif à la relation entre Le Petit Journal et Jean-Luc Mélenchon? Donc, Mélenchon accorde des entrevues avec les autres télés, mais ce fait doit être classé sans intérêt et jugé non pertinent. Qu’on se le tienne pour dit, puisque cela sort de la bouche du décrypteur-en-chef. Se pourrait-il, penserait un esprit subversif, que Mélenchon n’ait pas craint ce genre de question, lorsque posée (comme elle a été posée à d’autre intervenants) dans des circonstances qui s’y prêtaient? Cacher ce doute que je ne saurais voir!

Vient la séquence, ou plutôt la séquence. Elle diffère des autres. D’abord, on ne pose la question à aucun autre candidat à la présidence. Du côté du Front National on ne tente même pas (à ce qu’on sache) d’interroger l’état-major. Notons que l’entretien avec le candidat-Président Nicolas Sarkozy (ainsi qu’avec Carla Bruni-Sarkozy) est à la limite de la complaisance totale, puisqu’un scribe aurait transcrit aussi fidèlement leurs propos sympathiques. Ce qui aura peut-être aidé, et on le voit, c’est le Président-candidat qui demande à son service d’ordre de permettre à la caméra du Petit Journal de se rapprocher. Ah, récompense! On y mesure pleinement le narcissisme de la presse politique de divertissement. Malgré les airs critiques, ce qu’ils veulent c’est d’être aimés, et obtenir ces privilèges qui ne sont pas censés constituer la liberté de la presse. C’est, rappelons-le, le droit du citoyen qui prime dans l’équation. Au Trocadero, ce même jour, une consœur de Médiapart, Marine Turchi, a été agressée, mais de cela il n’y sera pas question.

Autre différence, le contexte. Il a déjà été établi (de l’aveu même de Barthès) que Mélenchon a consenti des entrevues « à toutes les télés » avec, vous l’aurez compris, l’obligatoire sourire. Sans sourire, peut-on trouver grâce pour les courageux décrypteurs de l’info? Nous voyons les autres personnes interrogées répondre à la question brûlante dans des circonstances qui s’y prêtent, tous sont disponibles et détendus. S’agissant de Mélenchon, il est debout sur l’estrade, Place Royale, alors que le défilé syndical passe. C’est bruyant, et la densité des personnes sur place ne se compare à aucune autre séquence. C’est serré, et le journaliste se fait demander de reculer. Il persiste, avance, et persiste, même si le moment se prête d’avantage, pour Mélenchon, aux saluts lancés vers les cortèges qu’il voit passer.

Soudain l’orage. On connaît la suite. « Ça va les fachos? »  Dérapage, ont hurlé de curieux citoyens lambda, soudainement épris de justice, militants des droits de la presse, sans sembler saisir qu’ils en ont été les principales victimes pendant une campagne toute entière, couverte en surface par la plupart des médias, et tournée en dérision insensée par le Petit Journal en particulier. Tout ça est invraisemblable. Alors, les fachos. Dire d’un jeune journaliste qu’il est un facho, ça heurte, en effet, pour le spectateur, qui, conditionné à l’insoutenable legerté du décryptage de divertissement, est d’autant plus sidéré par la minute de silence révérencieuse imposée par le pape de la rigolade : on ne rit plus. C’est sérieux, la presse a été agressée. Tant pis si on ne vous a rien dit de substantif dans cette campagne, tant pis si nos reportages étaient à charge, tant pis si notre plan d’affaires opaque serait clairement mis à mal par l’instauration du programme de Mélenchon (recours aux courageux intermittents oeuvrant--entre autres--pour la tentaculaire société AMP Visual TV, conditions de travail peu connues pour les journalistes qui y jouent quand même leur carrière), tant pis si le rire qu’on vous inflige est un rire collabo, c’est à dire ce rire qui vous rend sympathiques ceux qui vous exploitent et vous bernent (Marine Le Pen, elle sourit trop! Mais le sourire, sympa, quand même!) et qui vous enrégimente à haïr ou à ridiculiser ceux qui défendent vos intérêts. Eva Joly, trop vielle, trop moche, on ne pouvait pas se contenter de la loger aux gradins du studio du Petit Journal, il fallait lui asséner le coup de grâce. De Mélenchon on a tordu, torturé, dénaturé le caractère d’un homme qui a porté un programme commun avec amour (il faut pardonner le manque de cynisme dont les mauvais esprits diront qu’il participe plutôt d’un sectarisme débile) et avec passion. Hélas, et voilà tout, cette passion elle est un peu aussi pour le sérieux qu’on accorde à cette phrase : « La liberté de la presse n’est pas un privilège des journalistes, mais un droit des citoyens », et Mélenchon la prend au sérieux, en particulier en ce qu’elle porte d’exigence d’intégrité et d’engagement politique, et il faut admettre que cette attitude a froissé. Mélenchon aura aussi été froissé par le fait qu’on méprise cette idée, qu’on la dévoie, et qu’on cherche à violer les droits des citoyens à une information correcte. On ne rit plus.

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