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24 mai 2012

Nous sommes tous des Grecs

| Par Edwy Plenel
Où va la France? (9/9)

En Grèce se joue l’avenir commun des peuples européens : non seulement celui de nos économies, mais celui de nos démocraties. Les Grecs ne sont pas responsables d’une crise produite par l’aveuglement d’une Europe ayant abandonné la politique pour la finance. Si la solidarité avec le peuple grec s’impose, c’est parce qu’elle est la condition préalable d’un changement véritable. La guerre d’Espagne fut l’épreuve européenne du Front populaire, la crise grecque est celle de la présidence Hollande.

Quo vadis Europa… Où vas-tu Europe ? Il y a deux ans, Jean-Luc Godard posait inlassablement cette question de façon prophétique dans sa dernière œuvre, Film Socialisme. Avec cette acuité visionnaire des poètes et des peintres, le cinéaste avait mis en scène la dérive aveugle de nos sociétés saisies par le profit et le cynisme en embarquant son équipée sur un paquebot de croisière aux allures de casino flottant, bulle de spéculation et de divertissement qui s’en allait, inconsciente et oublieuse, vers la catastrophe. De la fiction à la réalité, ce paquebot n’était autre que ce Costa Concordia qui, depuis, a vraiment fait un naufrage improbable sur les récifs d’une petite île italienne, tout près des côtes…

Symbolisée par une escale à Athènes, la Grèce était omniprésente dans cette fable prémonitoire qui fut l’occasion d’un entretien mémorable sur Mediapart. Revenant aux sources de l’invention démocratique, Godard y soulignait sa fragilité, ce risque permanent que faisaient courir à cet idéal l’imprévoyance et l’inconscience humaines : « Démocratie et tragédie ont été mariées à Athènes sous Périclès et sous Sophocle. Un seul enfant, la guerre civile. » Film Socialisme à peine terminé, la réalité de la crise financière grecque le rattrapait, au point que Godard en fit un argument symbolique pour décliner l’invitation du Festival de Cannes.

« Suite à des problèmes de type grec, je ne pourrai être votre obligé à Cannes, avait-il répondu. Avec le Festival, j’irai jusqu’à la mort, mais je ne ferai pas un pas de plus. » Façon métaphorique de dire qu’il ne jouerait plus ce jeu-là, et de nous inviter à faire de même face aux « problèmes de type grec ». Un jeu de convention et de résignation qu’il s’amusera à déconstruire dans une époustouflante leçon de liberté offerte, à Paris, aux lecteurs de Mediapart. Ce jeu, c’est celui qui conduit aux catastrophes, par la perte et l’abandon, le confort et la routine. Le jeu du profit immédiat, des gains faciles, des consensus obligés, du court terme, des automatismes de pensée et des renoncements à imaginer.

Ainsi, revisitant le pays où fut inventée l’idée d’une démocratie des citoyens, Godard nous rappelait-il à nos devoirs : nos vrais héritages et nos dettes véritables. A cette aune, la Grèce, c’est la politique, tandis que la finance en est la négation. L’une s’efforce de penser le bien commun quand l’autre s’en tient à l’intérêt particulier. Autrement dit, si la finance est une réalité, avec ses banquiers, ses bourses et ses spéculateurs, elle n’en est pas moins une aberration dans le registre démocratique, car elle ne pense rien de ce qui fait une société, ses solidarités, ses espérances, ses confiances, ses transmissions, ses formations, ses mémoires, ses imaginaires, etc.

 

Une crise politique bien plus que financière

Pièce solidaire du puzzle de la crise européenne, la crise grecque est politique autant, sinon plus que financière : crise de la politique (son impuissance à inventer une alternative) et des politiques (les conséquences de celles qui ont été menées). Loin d’être à la marge, elle est au cœur de la crise qui ébranle notre continent, son Union européenne et les vingt-sept pays qui la composent. Crise économique et financière certes, mais aussi crise de civilisation, crise d’espérance, crise de confiance, crise d’avenir. Actuel maillon faible, la Grèce n’en est pas moins solidaire de la chaîne européenne dont elle fait partie et qui, si nous la lâchons, peut se rompre en cascade.

Son futur sera, peu ou prou, le nôtre tant le pays de l’invention démocratique est, désormais, le théâtre même de la tragédie européenne : c’est en Grèce que se joue l’affrontement des politiques soucieuses de l’humanité et des nouvelles barbaries qui n’en ont cure. A la manière des idiots utiles, les meilleurs alliés de ces régressions identitaires, haineuses et violentes, qui, faute de sursaut démocratique, ne cessent de renaître en Europe, sont ceux-là même qui nous ont menés là où nous sommes. Tous ceux qui ont fait l’éloge de cette économie financiarisée, dépouillant le bien public, creusant les inégalités, confondant richesse et valeur, épuisant les solidarités, démoralisant les peuples, augmentant la corruption, se satisfaisant de l’amoralisme.

Leur idéologie aveugle, qui relève de la croyance et de l’imprécation, est, dans l’ordre politique, une non-pensée. Ils ne pensent pas, ils comptent. Ils ne rêvent pas, ils accumulent. Ils n’inventent pas, ils thésaurisent. Comme si leurs chiffres désincarnés n’étaient pas résultats d’additions humaines, elles-mêmes tissées de ces complexités et de ces improbabilités qui font les sociétés, leurs relations et leurs conflits ! De cette non-pensée complice des catastrophes menaçantes, un quotidien français qui, au siècle dernier, était encore la tribune de l’autonomie du politique, de sa volonté et de sa légitimité, vient d’offrir le condensé.

Dans un éditorial de son journaliste directeur, qui toutefois n’en est plus le directeur de publication, ce poste clé étant revenu au bras gestionnaire des financiers qui en sont devenus les propriétaires, Le Monde a ainsi sommé les Grecs de choisir entre l’euro ou la drachme, comme un proviseur lancerait un ultime avertissement à un mauvais élève avant de l’exclure pour indiscipline. Cet éditorial du 23 mai est une caricature tant les poncifs y sont accumulés : la Grèce « petit pays », sans que l’on connaisse l’étiage de la grandeur ; l’affirmation que « chaque Grec a déjà touché depuis janvier 2010 l’équivalent de 31 000 euros », imposture statistique qui ne veut rien dire, sinon insinuer le mensonge selon lequel cet argent, « chaque Grec » se le serait mis dans la poche ; le rappel au « règlement intérieur », ces « règles du jeu de l’Union monétaire » qu’il faudrait aveuglément respecter et appliquer, comme si l’Europe elle-même n’avait pas dû les faire évoluer à rebours des engagements de ses traités devant l’inexorable aggravation de la crise…

« Aux Grecs de choisir, conclut Erik Izraelewicz, l'auteur de cet éditorial. En espérant qu’ils feront le bon choix. Sinon, l’Europe devra en tirer les conséquences. Sans états d’âme. » Les Mrs Tina d’invention thatchérienne (« There Is No Alternative ») semblent avoir une inépuisable descendance. Les peuples peuvent bien s’épuiser à voter jusqu’au dernier scrutin, rien n’y fera pour les moutons de Panurge du capitalisme financier : il faut se débarrasser de ces peuples indociles et imprévisibles, surtout s’ils votent mal, c’est-à-dire s’ils ont l’impudence d’imaginer d’autres solutions que celles qu’on leur a imposées sans jamais leur demander leur avis, voire en le violant quand ils l’ont donné – souvenons-nous de la volte-face des gouvernants français après le référendum de 2005 dont le « non » majoritaire fut ignoré.

 

Le résultat de vingt ans d'aveuglement

L’Europe n’est pas menacée par des Grecs qu’il faudrait punir, mais par les dirigeants, responsables irresponsables, qui la conduisent dans une impasse. De ce point de vue, comme le souligne une tribune récente sur Mediapart, la Grèce est « un laboratoire pour l’Europe », celui où s’expérimentent de supposées sorties de crise qui n’ont d’autre logique que de préserver avant tout les intérêts des minorités privilégiées et des classes dominantes. Faut-il, par exemple, rappeler à l’éditorialiste directeur du Monde que les mesures imposées à la Grèce par le Mémorandum épargnent l’Eglise orthodoxe, plus grand propriétaire financier du pays, ménagent banquiers et armateurs, malgré leur responsabilité dans les fraudes et évasions fiscales, ou maintiennent des dépenses militaires inconsidérées qui enrichissent les pays européens fournisseurs, parmi lesquels, au premier rang, l’Allemagne et la France ?

Telle qu’elle a été façonnée ces dernières décennies, l’Union européenne a remplacé la solidarité politique par la rivalité économique. L’ébauche de coordination communautaire de politiques économiques y privilégie la concurrence au détriment de la coopération. L’harmonisation des politiques fiscales, la lutte contre l’évasion fiscale, la rupture avec les paradis fiscaux : rien de tout cela, qui est pourtant au cœur d’une politique où l’égalité (devant l’impôt) est la condition de la liberté (du citoyen), ne figure parmi ses priorités. Faisant de la compétition le ressort unique des dynamiques économiques, le Traité de Lisbonne, entré en vigueur début 2009, a même interdit aux pays de la zone euro de venir en aide à un Etat membre.

Comment ne pas voir l’évidence que ces certitudes idéologiques ont volé en éclats sous l’effet de la crise financière ? N’a-t-il pas fallu, en contravention avec ce même Traité de Lisbonne, improviser en catastrophe des mécanismes de solidarité jusqu’alors non seulement inexistants, mais jugés néfastes ? N’a-t-on pas, au printemps 2010, inventé dans l’urgence un Fonds de stabilité financière pour permettre à la Grèce et à l’Irlande de continuer à honorer les remboursements de leur dette publique ? Mais n’a-t-on pas, hélas, dans le même mouvement, perpétué les maux anciens en pérennisant la tutelle des intérêts financiers sur les politiques économiques des Etats européens ?

Nul besoin en effet d’être un supposé expert pour prendre conscience de cette aberration qui interdit aux Etats de se financer directement auprès de la Banque centrale européenne à bas taux d’intérêt. Que cache-t-elle ? Simplement l’enrichissement spéculatif des banques privées sur le dos des peuples soumis aux politiques d’austérité ! Car, dans le catastrophique système actuel, ce sont les banques privées qui font des profits records en prêtant aux Etats débiteurs à des taux prohibitifs, tandis qu’elles se financent à un très faible taux auprès de la BCE… Comment nommer ce tour de passe-passe sinon une arnaque dont sont victimes – car tel est bien le tableau grec – les plus démunis et les moins protégés, les retraités aux pensions dévaluées, les malades sans soins, les pauvres sans logements, les fonctionnaires licenciés, les petits entrepreneurs en faillite, les jeunes sans travail, l’armée ordinaire des sans-grade et des sans voix ?

20 ans d’aveuglement, l’Europe au bord du gouffre… Décryptant dans son dernier ouvrage collectif ainsi intitulé cette course à l’abîme, le toujours pertinent et pluraliste regroupement des « économistes atterrés » démasque l’irrationalité qui la gouverne : « L’étrange clause de “non-sauvetage” (no bail-out), introduite dès le Traité de Maastricht (1992) qui a fondé l’euro, semble incompréhensible au citoyen ordinaire. Pourquoi interdire aux Etats qui unissent leurs monnaies de s’entraider ? En fait, cette clause reflète l’obsession néolibérale d’imposer aux Etats la discipline des marchés financiers. (…) Interdire l’aide entre Etats, c’est obliger chacun à se présenter seul devant le tribunal des marchés et à respecter vigoureusement leurs lois : réformes fiscales favorables aux revenus du capital, baisse des dépenses publiques, flexibilité, privatisations… »

 

Les solutions réalistes sont radicales

Voilà pourquoi nous devons être totalement solidaires de la Grèce, de son peuple, de son économie comme de ses dettes. Pour mettre fin à cette spirale infernale. Pour ne pas lui offrir une victoire qui serait notre défaite à tous, et pas seulement celle des Grecs. Car, rappellent encore les « économistes atterrés » c’est à ce même « brillant dispositif (qui) s’est effondré avec la crise financière », démontrant que les marchés ne sont ni efficients ni rationnels tout en creusant brutalement la dette et les déficits, que l’on voudrait toujours « confier la tutelle des politiques économiques des Etats ».

N’est-ce pas « à la finance dérégulée que l’on demande de financer les déficits qu’elle a provoqués » ? N’est-ce pas ce qui se joue dans les éprouvettes humaines du laboratoire grec où Commission européenne et FMI imposent privatisations, baisse des salaires et des pensions, facilitations des licenciements à la seule fin de garantir aux créanciers privés le remboursement rubis sur l’ongle de la dette publique ? N’est-ce pas cette logique infernale qu’il faut enfin briser, non seulement en parlant croissance dans les sommets mondiaux ou européens, mais en remettant le travail productif au cœur de l’économie et la politique solidaire au poste de commande ?

Loin d’être une utopie, c’est la seule voie réaliste. La crise, son ampleur, sa profondeur, son interdépendance, appellent des radicalités qui sont des pragmatismes. Autrement dit des solutions qui attaquent les problèmes à la racine, et non plus en surface. La preuve qu’elles existent, c’est qu’elles ont été au cœur des débats entre ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir (la compétition des primaires socialistes) et avec les forces politiques qui leur ont permis d’y parvenir (les partis qui ont appelé à voter François Hollande le 6 mai). Depuis une année, la gauche, dans sa diversité, du Front de gauche à EELV en passant par le PS, en discute. Faudrait-il croire qu’un éditorial du Monde, lequel est propriété de deux financiers qui ont affiché leur soutien au candidat socialiste – MM. Pierre Bergé et Matthieu Pigasse –, suffit à balayer plusieurs années de réflexions et d’engagements citoyens ?

Livrant à l’arbitrage du débat public leurs divergences sur le type de croissance ou sur le sort de la dette, les « économistes atterrés » résument parfaitement cette voie alternative : « Nous sommes unanimes à juger qu’il faut réformer les traités européens pour réduire l’importance des marchés financiers, desserrer leur étreinte autour des peuples et construire une véritable solidarité entre les pays, qui reposerait sur la coopération et l’harmonisation dans le progrès. » Ils en déduisent quatre exigences : « garantir le rachat de titres publics par la BCE » ; « reporter les coûts de la récession et les pertes des banques sur leurs actionnaires ainsi que sur les ménages les plus aisés » ; « désarmer la spéculation », c’est-à-dire taxer les transactions financières, réguler strictement les marchés de produits dérivés, limiter drastiquement l’activité des fonds spéculatifs, interdire la spéculation pour compte propre des banques ; enfin, « instaurer des politiques européennes coopératives » qui privilégient la solidarité et le travail, plutôt que la concurrence et la finance.

Les principes qui inspirent une telle politique sont ceux qui ont permis à l’Islande de sortir du gouffre où la crise l’avait plongée. Candidat à l’entrée dans l’Union européenne depuis 2009, cet Etat insulaire connaît aujourd’hui une baisse de l’inflation, un recul du chômage et une reprise de la croissance, alors même que son économie s’effondra à partir de la crise des subprimes (2007), annonciatrice de la crise bancaire inaugurée par la faillite de Lehman Brothers (2008). Née d’un sursaut populaire, la voie islandaise fut d’une simplicité aussi efficace que radicale : faire payer l’essentiel de la dette par les créanciers eux-mêmes. Si cela a marché, c’est que cette seule exigence enrayait la machine infernale.

Des nombreux leurres lancés pour conduire les peuples à leur faillite, la dette est en effet le premier. Non pas la dette en tant que telle, mais la dette entendue de façon seulement comptable, à la manière d’un chiffre absolu qui n’aurait pas d’histoire. « On dit au peuple grec qu’il a une dette mais personne ne sait d’où elle est issue ni ce que l’on paie », rappelait sur Mediapart Sofia Sakorafa, parlementaire grecque la mieux élue et députée de Syriza, nouveau parti arrivé en tête de la gauche aux dernières élections législatives. Reprenant une exigence portée en France par l’association Attac d’un audit citoyen de la dette publique, sa demande d’un audit international de la dette grecque est de bon sens. Pourquoi n’y aurait-il pas des créances douteuses à effacer, des créanciers discutables parce que juges et parties, des dettes engagées par des gouvernants corrompus, des dépenses ainsi financées mais détournées de leur objet, etc. ?

 

Notre dette grecque, la vraie démocratie

Manquant à la plus élémentaire solidarité internationale et refusant de suivre l'exemple du Front de gauche, le Parti socialiste ne s’est pas donné la peine de recevoir Alexis Tsipras, le leader de Syriza, cette coalition de la gauche radicale grecque, en visite à Paris en début de semaine. Pourquoi ? Parce que, membre de l’Internationale socialiste, le PS aurait ainsi déplu à son parti frère, le Pasok ? Mais l’échec de ce dernier n’est-il pas flagrant et, surtout, depuis quand l’appartenance à l’IS, qui accueillit sans trop de scrupules les partis des ex-dictateurs tunisien et égyptien, Ben Ali et Moubarak, exclut-elle d’autres rencontres et discussions, dans le nécessaire pluralisme des gauches en mutation ?

Si l’on pose cette question, c’est parce que cette attitude est mauvais signe, tout comme l’appel indistinct lancé aux Grecs par le ministre des affaires étrangères du nouveau gouvernement de gauche à « ne pas se prononcer pour des formations qui, de fait, les feraient sortir de l’euro » (lire ici). Faut-il comprendre que le nouveau pouvoir français appelle le peuple grec à voter pour les deux partis qui l’ont conduit dans l’ornière, Nouvelle démocratie pour la droite, le Pasok pour la gauche, partis dont, de plus, les corruptions sont notoires ? Et qu’il tient pour quantité négligeable les convictions européennes déclarées de Syriza parce que son programme n’est pas compatible avec les exigences actuelles de l’UE, celles imposées par le couple « Merkozy » que les socialistes ont dit vouloir combattre durant la campagne électorale ?

Pourtant, même l’ancienne gauche du Parti socialiste, celle qui se retrouve aujourd’hui au gouvernement avec Benoît Hamon, sans parler de l’inclassable Arnaud Montebourg dont la campagne fut la surprise des primaires socialistes et dont la plume est ensuite devenue celle de François Hollande, ne sont pas en terrain inconnu face au programme de Syriza (découvrir ici une version française). Il suffit de le lire attentivement pour y retrouver des propositions plus réformistes que révolutionnaires, inspirées de ce réformisme radical qui fut, au début du XXe siècle, l’honneur de la social-démocratie. Nous ne voulons pas croire que, déjà, les mots n’aient plus le même sens, une fois au pouvoir…

Car comment ignorer cette force nouvelle, ses audaces et ses innovations, alors que le laboratoire grec nous montre déjà de quels monstres peut accoucher la crise grecque ? N’est-ce pas un parti explicitement néo-nazi, l'Aube dorée, qui a aussi surgi à Athènes ? Et il faudrait persévérer dans les mêmes erreurs dont les déchets nourrissent ce fumier politique ? Ignorer les formations qui inventent des réponses inédites, mieux à même de répondre aux attentes populaires dévoyées par le racisme et la xénophobie? Alors même que, partout ailleurs dans ce qui fut le monde occidental, de la France (avec la droite extrême née du sarkozysme) aux Etats-Unis (lire ici l'Américain Paul Krugman qui souligne la droitisation extrême des républicains), la crise nourrit de nouvelles forces réactionnaires, profondément anti-démocratiques, ayant la liberté en défiance, l’égalité en horreur et la fraternité en haine ?

« Je veux secouer les gens, et je veux faire comprendre que l’homme n’est pas, de droit divin, un être démocratique. Que la démocratie a été une création, une conquête de l’histoire, qu’elle est constamment en danger et que, d’ailleurs, elle est en train de ficher le camp. » L’homme qui parlait ainsi fut grec avant de devenir français, puis de se muer en passeur de la démocratie grecque, de sa promesse et de son exigence, en France même. De livres en séminaires, Cornelius Castoriadis (1922-1997) n’a cessé de sonner le tocsin de la catastrophe possible, en nous enjoignant de prendre soin de notre « dette grecque », la vraie démocratie, une démocratie des citoyens, offerte à tous, sans oligarques ni privilégiés. Au mitan du XXe siècle, face aux totalitarismes, il avait fondé avec Claude Lefort le mouvement Socialisme ou Barbarie, laboratoire d’une rénovation intellectuelle de la gauche. Et il n’a cessé de poursuivre dans cette veine : démocratie ou barbarie, démocratie véritable ou barbarie nouvelle… (on l'écoutera ici avec plaisir décrire ce que serait une vraie démocratie).

Préfaçant Ce que fait la Grèce, l’un de ses recueils posthumes, l’historien et helléniste Pierre Vidal-Naquet rappelait que la cité n’est pas une île, autrement dit que l’idéal démocratique est une interdépendance, de peuples à peuples, de nations à nations, avec par conséquent une obligation de solidarité. Et c’est alors qu’en hommage à la Grèce de Castoriadis, à son espérance mêlée d'inquiétude, il cite un texte anglais célèbre, celui-là même qui donna à Hemingway le titre de son roman sur la guerre d’Espagne, Pour qui sonne le glas.

C’est la fameuse méditation du prédicateur John Donne (1572-1631), symbole de l’humanisme renaissant : « Personne n'est une île, entière en elle-même ; tout homme est un morceau de continent, une partie du tout. Si une motte de terre est emportée par la mer, l'Europe en est amoindrie, tout autant que s'il s'agissait d'un promontoire, ou que s'il s'agissait du manoir d'un de tes amis ou le tien propre : la mort de chaque être humain me diminue, parce que je fais partie de l'humanité, et donc, n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas; il sonne pour toi. »

En Europe, le glas ne sonne pas pour les Grecs. Il sonne pour nous.


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