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1 juillet 2012

Les intellectuels face à Hollande

Samedi 30 Juin 2012 à 12:00
Philippe Petit - Marianne

Que faut-il attendre de la victoire socialiste du 6 mai 2012 ? Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue «le Débat», et le philosophe Bernard Stiegler, qui a participé au volume «l’Ecole, le numérique et la société qui vient», évoquent pour «Marianne2» ce qu’ils espèrent du nouveau gouvernement.

 

(Né en 1946, Marcel Gauchet, sociologue et philosophe, enseigne à l’EHESS et dirige la revue «le Débat» chez Gallimard - DURAND FLORENCE/SIPA)
(Né en 1946, Marcel Gauchet, sociologue et philosophe, enseigne à l’EHESS et dirige la revue «le Débat» chez Gallimard - DURAND FLORENCE/SIPA)
Ce devait être une rencontre entre deux intellectuels, ce fut presque une assemblée débouchant sur un projet de plateforme. Le philosophe Bernard Stiegler, fondateur de l’association Ars Industrialis, qui organise chaque mois au Théâtre de la Colline, à Paris, des rencontres sur la politique éducative, la crise économique, la nouvelle société industrielle et le lien intergénérationnel, a débattu avec Marcel Gauchet, le coauteur des Conditions de l’éducation, des grands chantiers à venir concernant la jeunesse, l’éducation et l’avenir. Loin de la vaine «querelle de l’école» et autres polémiques stériles, ils se sont livrés à un exercice de prospective qui aurait fait plaisir à l’inventeur de cette discipline : le philosophe et industriel Gaston Berger (1896-1960).

Si en 1981, Max Gallo, alors porte-parole du gouvernement socialiste, se plaignait dans une tribune du Monde du «silence des intellectuels», et que nombre d’entre eux aujourd’hui attendent encore de sortir du bois pour se prononcer sur les orientations du gouvernement, tel n’est pas le cas avec ces deux personnalités. Marcel Gauchet et Bernard Stiegler n’ont pas attendu d’être invités à l’hôtel de Lassay, comme il était d’usage, lorsque Laurent Fabius était président de l’Assemblée nationale, après 1988. Ils ont pris les devants. Ils ont en commun d’anticiper le long terme et de prendre au sérieux toutes les dimensions de la crise de croissance et de confiance que traverse notre pays en particulier, et l’Europe en général. Ils partagent la même méfiance envers les politiques sectorielles qui confondent l’administration des choses avec l’imagination politique, la gestion, avec l’anticipation créatrice. Il n’y eut donc rien de surprenant à ce que cet échange débouche sur une leçon d’espoir adressée à tous.

 

(Né en 1952, Bernard Stiegler dirige l’Institut de recherche et d’Innovation eu sein du Centre Georges Pompidou, et préside le groupe de réflexion philosophique Ars Industrialis - SIMON ISABELLE/SIPA)
(Né en 1952, Bernard Stiegler dirige l’Institut de recherche et d’Innovation eu sein du Centre Georges Pompidou, et préside le groupe de réflexion philosophique Ars Industrialis - SIMON ISABELLE/SIPA)
Marianne : Un changement majeur vient de se produire en France, confirmé par le résultat des élections législatives. Le nouveau mandat présidentiel constitue selon vous, Bernard Stiegler, «un espoir d'une teneur exceptionnelle». Quelle est la nature de cet espoir et dans quelle mesure les intellectuels peuvent-ils être une force de proposition pour ce nouveau gouvernement ?

Bernard Stiegler : Je dirais que c'est un espoir exceptionnel à la mesure d'un désespoir exceptionnel. Parce que la France sort de cinq années de détresse. Y compris pour ceux qui ont soutenu Nicolas Sarkozy. Par ailleurs, la situation n'est pas seulement française, c'est une situation planétaire angoissante, on se dit donc qu'en France quelque chose se produit en ce moment. Je ne parle pas simplement du discours que François Hollande sur la croissance et de sa réception plutôt positive en Europe et aux Etats-Unis, mais du fait qu'il semble renverser un processus de régression qui paraissait s’imposer. Quant aux intellectuels je dirais qu'ils sont des gens parmi d'autres : avant de parler d’eux, je crois qu'il est bon de répéter que chacun d'entre nous a une grande responsabilité. Jamais nous n'avons eu, depuis la deuxième guerre mondiale, une situation où chacun doit prendre ses responsabilités à ce niveau-là. Et quand je dis prendre ses responsabilités, cela veut dire aussi les partager – condition pour qu’il soit possible d'aider ce gouvernement. Cela ne veut pas dire le soutenir inconditionnellement et ne pas le critiquer, bien au contraire : il aura besoin d'une force critique, et c'est sans doute là que les intellectuels ont un rôle spécifique à jouer.


Que voulez-vous dire par «partage des responsabilités» ?

B. S. : Il faut être à la hauteur du défi qui s’annonce. Dans cinq ans il est à peu près certain que s'il y a un échec sérieux de ce gouvernement, et cela est probable, non pas parce qu'il n’est pas bon mais parce que la situation est extrêmement difficile, nous aurons à le payer au prix très fort. Face à ce péril il faut se doter de façons exceptionnelles de mobilisation des bonnes volontés.

Marcel Gauchet : Je suis d’accord avec cette idée que les intellectuels ne seront jamais qu'une force de proposition parmi d'autres. D'autant plus qu'ils s'expriment à titre individuel, c’est la contrainte de leur rôle. Donc il ne faut pas nourrir d'espoir démesuré sur leur capacité à influer sur la marche des choses. En revanche je partage avec Bernard Stiegler le sentiment de la gravité hors du commun de la situation dans laquelle nous sommes plongés, et je crois que cette situation redonne aux intellectuels la fonction qu'ils n'auraient jamais du perdre : celle d'analyse et de production d'une intelligibilité de la situation historique. Une situation dont on voit bien qu'elle est catastrophique sur toute une série de plans, mais qui a pour caractéristique supplémentaire qu'elle est inintelligible pour les populations. Personne ne comprend rien à ce qui se passe. Je crois que c'est à ce niveau-là que les intellectuels doivent faire leur travail. C'est un problème d’imagination historique et politique, où les «hommes à imagination», comme disait Saint-Simon, sont là pour éclairer les voies de l'avenir. Un des atouts essentiels d'un gouvernement de gauche est son ouverture spontanée à la discussion publique. Il est là pour ça. Le rôle de la politique aujourd'hui c'est avant tout l'animation d'une discussion publique et la mobilisation de la société pour faire émerger un projet collectif. Espérons que nos nouveaux gouvernants le comprennent.

B.S. : Il faut en effet que les politiques animent un débat public – tout en devant «gérer» les affaires au jour le jour, ce qui sera très difficile, et leur responsabilité historique sera dans les mois qui viennent de savoir faire travailler le pays sur deux plans différents : à court terme, pour sauver les emplois, éteindre les incendies, mais aussi à long terme, afin d’engager une politique nouvelle et globale.

M.G. : Vincent Peillon va lancer une loi d'orientation qui sera discutée en décembre : ce n'est pas en trois mois que l'on va reconstruire un projet d'éducation en France, n’est-ce pas ?

B.S. : Certainement pas. Face à l’ampleur de la tâche il nous faut bien plus qu’un quinquennat ; il s’agit de concevoir et engager un plan à l'échelle d'une génération.


Cette politique de génération passe inévitablement par la case école. Comment, selon vous, refonder l'école républicaine, redéfinir ses missions, afin d’enrayer le sacrifice éhonté de notre jeunesse et favoriser sa formation ?

B.S. : D'abord, comme le soulignent Marcel Gauchet et Marie-Claude Blais dans un livre qu'ils ont fait ensemble, Conditions de l’éducation [Stock], ces conditions-là existent bien. Et on ne peut pas demander à l'éducation nationale de les traiter. La parentalité est extraordinairement abîmée aujourd'hui, il existe désormais des dispositifs de «reparentalisation» pour des familles en plein désarroi – contre lesquelles la droite à tenu un discours de culpabilisation en leur faisant porter la responsabilité à de leur situation souvent désespérée. Ces problèmes concernent la politique de la jeunesse que le président de la République entend mettre en avant. Je note qu’il est très positif que la jeunesse et l'éducation constituent les priorités de son mandat pour autant qu’une politique de la jeunesse c'est d'abord une politique de l'enfance. Or en France, en 2012, l'enfance est en danger. La situation de la petite enfance est très alarmante et il faut y remédier faute de quoi rien de significatif ne sera possible. Les industries culturelles et audiovisuelles doivent faire l'objet d'une discussion publique. On ne peut pas rester les bras croisés devant la captation destructrice de l'attention des enfants qui ruine la vie familiale comme la vie scolaire et les études ultérieures. Il est tout à fait possible d’enrayer cette casse de la jeunesse et les pouvoirs publics en ont avec nous la responsabilité – ce qui est vrai de l’enfance l’étant aussi de l’adolescence et de l’âge adulte. Lorsque Jules Ferry a mis en œuvre sa grande politique, il s'est appuyé sur la naissance d'une industrie éditoriale moderne – celle de Louis Hachette à l'époque de Guizot, celles de Fernand Nathan et Armand Colin à l'époque de Ferry. Aujourd'hui il faut relancer une grande politique éditoriale qui serait mise au service d'une politique éducative entièrement repensée qui redonnerait une utilité sociale et un avenir aux industries culturelles en crise.

M. G. : Je suis largement d'accord avec Bernard Stiegler sur ce point, je voudrais juste souligner la démarche. La question qui est posée dans la politique en général et qui est particulièrement aigüe sur le terrain de l'éducation, c'est la question de la méthode. Il est nécessaire de rompre avec les routines techniques et les solutions sectorielles. Par exemple, il va falloir rebâtir la formation des enseignants. C’est un sujet stratégique. Il ne s’agit pas de reconstruire simplement ce qui existait avant, en l’améliorant. C'est une occasion de refonder entièrement ce domaine essentiel. Qu'est-ce qu'un enseignant aujourd'hui ? C'est une question passionnante. On a l'occasion de faire quelque chose de tout à fait neuf qui peut avoir une valeur exemplaire dans toute une série de domaines. Je tiens d'ailleurs à souligner que c’est le secret de la réussite finlandaise. On ne cesse de nous vanter le modèle finlandais, en nous expliquant que sa force est la pédagogie. En réalité le modèle finlandais repose sur une chose et une seule : l'investissement dans les profs. Ils sont extrêmement bien formés et au fait de leur métier. Donc c'est la considération dont jouissent les enseignants qui fait un bon système d’enseignement. Voilà une bonne leçon. C'est aussi la preuve que l'état social ne se résume pas à la sécurité sociale.


Il y va de la question de l’avenir des générations et de celle du lien entre les générations. Comment abordez-vous cette question de l'intergénérationnel ?

B.S. : Je crois qu'il y a au moins trois facteurs à prendre en compte dans la situation contemporaine qui à cet égard est effectivement singulière. D'abord la question de la génération en tant que telle s'est posée au XXe siècle dans des termes tout à fait nouveaux : les années 1950-60 ont été marquées par une politique économique fondée sur le ciblage des générations, ce qui était tout à fait nouveau. Les années 1960 sont celles de la contre-culture et de la culture pop forgées dans un contexte où la jeunesse est devenue un pouvoir d'achat, la socialisation de l'innovation s’opérant désormais à travers un marketing de la jeunesse – qui commence aujourd'hui dès la petite l'enfance. Dans les années 1960 on ciblait les adolescents. Aujourd'hui on vise les bébés – et la politique des générations n'est plus portée ni par les curés ni par les instituteurs, mais par les marketeurs, ce qui ne va évidemment pas sans poser de nombreux problèmes, en particulier au moment où nous découvrons une dimension technologique dans la formation des générations – une nativité technologique, ainsi des digital natives. C’est en reprenant en compte tous ces facteurs qu’un nouveau contrat intergénérationnel doit être fondé.

M. G. : Ce problème des générations est exemplaire de la mutation politique au milieu de laquelle nous nous trouvons. Cette question ne se posait pas avant. Elle a émergé petit à petit. Elle passait pour relever d'une sorte de physiologie sociale ou de mécanisme spontané : la succession des générations se faisait de son propre mouvement. Elle est aujourd’hui devenue un problème public. Les choses ne se font pas toutes seules. Il faut que nous les voulions si nous voulons que la relève se passe bien. Autrement c'est un champ clos qui est offert à toute une série d'intérêts – parce que c'est devenu une cible économique de première grandeur, puisqu'on segmente la société en fonction de marchés, et c'est donc devenu quelque chose qui ne peut plus échapper à la responsabilité publique. C'est une difficulté typique du changement de pied qui nous est demandé. Le discours dominant nous dit que la place de la politique doit se réduire au profit de la créativité sociale. C'est une illusion complète. La réalité est que cette créativité sociale ou ce mouvement spontané des sociétés fait émerger des questions publiques qui élargissent considérablement le champ de l'intervention publique et renforcent la nécessité où nous sommes de nous poser la question de la société que nous voulons. Quel rapport entre les générations voulons-nous ? La réponse satisfaisante ne se trouvera pas d’elle-même. Elle exige une vraie prise de conscience collective. L'avenir de l'état social est en partie suspendu à cette question des générations.


Qu’est-ce que l’espoir pour vous maintenant ?

B. S. : Contrairement à ce que l'on dit la jeunesse n'est pas du tout démunie, sans idées, apolitique, etc. : tout ceci est complètement faux. Les choses dont nous parlons à Ars Industrialis se développent beaucoup au sein de la jeunesse et de façon extrêmement intéressante, bien que largement caricaturée. Par exemple, tout ce qui s'invente avec les modèles économiques contributifs, telles les organisations de logiciels libres qui inventent une économie fondée sur la responsabilité partagée, et que l’on confond avec le tout gratuit – il y a là une sorte de mépris et de refus préoccupant d'observer le réel –, voilà qui est porteur d'espoir.

M.G. : On ne peut avoir d'espoir que dans les gens qui incarnent l'avenir, c'est-à-dire les nouvelles générations. Je suis convaincu qu'il est en train de se produire de manière souterraine une maturation qui nous surprendra. Mais au fond mon ultime motif d'espoir, c'est le génie historique de l'Europe, et la capacité d'invention qu'elle a montré face à des situations pires. Rien n’autorise à penser que nous sommes sortis de cette histoire. C'est une aventure destinée à se poursuivre, quelles que soient les difficultés dans lesquelles nous nous trouvons. Celles-ci sont à portée de nos analyses et de nos efforts.
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