Il faisait froid à Madrid en cette matinée du 4 février 1988 ; mais la rudesse de l’hiver se ressentait dans la rue, et non dans la salle confortablement chauffée du Palais des congrès. A l’invitation de l’Association pour le progrès de la direction (APD), un bon millier de chefs d’entreprise buvaient les paroles de Carlos Solchaga, le ministre de l’économie et des finances du gouvernement socialiste de Felipe González : « L’Espagne est le pays d’Europe et peut-être du monde où l’on peut gagner le plus d’argent à court terme. Il n’y a pas que moi qui le dis : c’est aussi ce qu’affirment les consultants et les analystes boursiers. »
L’ovation recueillie par le ministre fit grimper la température à un niveau tropical. Le PSOE parlait clair et sans chichis : l’Espagne était un pays où seuls les idiots ne devenaient pas riches — ou négligeaient de se convaincre qu’ils l’étaient. Le fonctionnement de l’économie, le principe de solidarité, la conception sociale-démocrate du bien-être, une analyse de gauche des origines de la richesse : tout cela et tout le reste avait été balayé sur la voie glorieuse qui devait conduire la société à ne plus se reconnaître que dans la fortune et, de surcroît, dans une fortune « à court terme ».
Comment un pays cède-t-il aux sirènes de l’argent facile ? Les arguments avancés par les économistes pour expliquer la crise mondiale éludent un fait essentiel : non seulement le système capitaliste a échoué dans son ensemble, mais, dans le cas particulier de l’Espagne, cet échec a été amplifié par la transition ratée d’une dictature nationale-catholique à un Etat démocratique ayant pour seule obsession de tourner la page.
L’incorporation à la communauté des nations européennes a rendu impossible ou inaudible toute discussion sur la nature du chantier démocratique. L’expérience républicaine fut ignorée, sans que l’on s’inquiétât du prix à payer pour l’absence de référents historiques, ni pour le désir d’Occident qui nous jeta dans les bras de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) à la fin (...)