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15 septembre 2012

Goldman Sachs et Frankenstein

 

Sur @si

chronique le 13/09/2012 par Judith Bernard
Judith Bernard est auteure, metteure en scène, comédienne, et professeure de lettres dans le temps qui lui reste. Sport favori : percer les secrets de construction des langages médiatiques. Rythme de la chronique: un jeudi sur deux.
 
 
Banques et documentaires, comment les créatures échappent à leur créateur
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Difficile de dire l’état de stress extrême (c’est aussi dur à vivre qu’à prononcer) où m’a plongée le visionnage, la semaine dernière, du doc « Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde » de Jérôme Fritel et Marc Roche. A tous ceux qui l’ont vu, le film a fait vive impression : «dingue, putain, quelle saloperie! Non mais c’est fou quoi, c’est vraiment dégueulasse!», entendait-on ici et là. J’avoue que de mon côté, l’indignation portait moins sur la puissance maléfique de cet empire de la finance (indiscutablement détestable) que sur la forme du documentaire en lui-même, à qui je ne pardonnais pas de traiter un sujet aussi essentiel avec une méthode et des moyens si peu appropriés.

LA FRÉQUENCE DE L’ANGOISSE

Quels moyens ? Ceux de la télé, bien sûr, nous sommes à la télé, et je dois avoir perdu l’habitude (de la télé) ; à la télé, «audiovisuel» veut dire qu’il faut en mettre plein la gueule, plein les yeux, plein les oreilles, le tout en même temps. Ce qui donne un prologue saturé de signaux visuels et sonores montés façon clip, avec de très très belles images dedans dont on ne perçoit pas forcément le rapport avec ce que la voix off est en train de dire…

Très belle voix d’ailleurs, qui est celle de Dominique Reymond si mes oreilles ne m’ont pas trompée, merveilleuse comédienne de théâtre mais ce n’est pas la question. La question c’est ce que le documentaire me raconte et j’ai du mal à me concentrer parce que les stimuli adressés à mes oreilles et à mes yeux tirent dans tous les sens. Il y a à la première seconde cette sonnerie dont je suppose qu’elle retentit à l’ouverture des salles de marché (tiens, me dis-je, ça existe encore, une salle des marchés qui s’ouvre et qui sonne comme on sonne à l’école le début des cours, à l’heure où tout est virtuel et les transactions financières des ordres informatiques transmis automatiquement nuit et jour, il y a aurait comme ça encore une cloche destinée à rassembler physiquement des hommes pour de vrai dans une salle avec des murs un plafond et de l’écho?)...

Mais ce n’est pas la question. La question c’est ce que le documentaire me raconte et j’ai du mal à suivre peut-être à cause de ce son dramatique qu’ils ont mis par dessus la cloche, une sorte de fréquence dans les graves indiquant que c’est grave – ça ressemble à la musique des Dents de la mer, c’est la fréquence de l’angoisse, me dis-je, je sens que ça va être flippant mais j’espère que ça va être clair quand même, pas sûr avec ces plans de New York au brouillard, les buildings dans une brume lugubre on dirait plutôt le début d’un thriller de cinéma… nouveau media

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Sauf qu’au cinéma, il me semble que les plans durent un peu plus longtemps, il n’y a pas comme ça des plans qui font moins d’une seconde, apparaissant et disparaissant avec une telle fréquence, c’est décidément la fréquence de l’angoisse, je ressens beaucoup de stress-là, c’est sûr, mais j’aimerais surtout qu’on m’éclaire, je voudrais garder le cerveau disponible pour recevoir des explications mais mon cerveau il a déjà beaucoup de travail avec toute cette sophistication formelle, c’est hyper beau des fois on dirait même de la peinture abstraite…

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Wouaouh, tout ça c'est wouaouh mais ça fait beaucoup la voix la musique la cloche les images comme des tableaux, too much, pause.

RIEN QUE POUR VOS YEUX

Le premier problème que j’ai avec ce documentaire, c’est donc d’abord son côté j’t’en mets plein la vue combiné avec son côté j’te montre ce qui est caché (que du coup on ne voit pas hyper bien). Innombrables sont les plans construits sur le principe d’un obstacle à l’avant-plan dont la silhouette laisse voir (mais mal) un arrière-plan très découpé (et un peu mystérieux):

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Oui, l’empire Goldman Sachs est, comme le dit Marc Roche, «impénétrable», et donc souvent on filme des gens comme si on se cachait d'eux, comme s'ils se cachaient de nous (même si ce ne sont pas des gens de Goldman Sachs, c'est pour l'idée, le style, le côté image volée façon espionnage)… Un peu comme le gimmick de présentation des témoins : avant chaque témoignage, ils apparaissent dans une brève séquence en noir et blanc, filmée en plongée avec un effet vidéo-cradingue : genre caméra de surveillance…

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Impossible de percer les intentions de cet effet de style (sinon… pour «faire style»), mais le fait est que côté réception, les connotations sont redoutables. La vidéosurveillance est conçue pour traquer le délinquant, l’identifier, l’épingler– appliquée à ces témoins qui font plutôt un geste civique et courageux en parlant à la caméra, elle les nimbe d’un soupçon de criminalité qui ne leur revient pas, et qui nous reste sur la rétine avec plein de questions perplexes.

LA QUESTION DU CADRE ET DE L’ENCADREMENT

Car ces images, si chiadées, et revendicatrices - regardez-moi, disent-elles, voyez comme j’existe ! -, non contentes de nous détourner des opérations d’intellection qu’exige la compréhension de ce qu’on prétend nous raconter, posent des questions en plus, qui nous plongent dans des abîmes (enfin moi en tout cas, plouf).

Ainsi cet effet d'encadrement...

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Ah quel symbole! Au cœur de l’image, la colère du peuple et les forces de l’ordre tentant d’y faire rempart. Et tout autour : ces signaux électroniques qui doivent être des indices boursiers, figurant «la finance»...

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On le verra tout au long du doc cet effet, toujours le même encadrement, avec au centre de l’image une sorte d’action politique (émeutes ou assemblées de représentants politiques), et le pourtour avec les cours de la Bourse...

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(je dis les cours de la bourse, les indicateurs boursiers, mais en fait je n’en sais rien : ce sont juste des lettres et des chiffres auxquels je ne comprends rien, des signes presque illisibles qui illustrent parfaitement la manière dont la finance ne se donne à voir, y compris dans ce documentaire qui y est consacré, que de manière parfaitement inintelligible…Ainsi l’opacité est-elle parfaitement reconduite, mais on dira que c’est anecdotique.)

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Revenons au cadre : quel est le message porté par cette double image? La simultanéité bien sûr : tandis que les humains se battent politiquement, la finance suit son cours – les indices se déplacent, signalant l’activité continue (de droite à gauche d’ailleurs – pourquoi de droite à gauche? On dira que c’est encore anecdotique, je pose vraiment trop de questions). Mais le cadre évoque aussi le rapport de cause à effet suggéré par la voix off: «les excès de la finance provoquent la colère des peuples». Et puis encore, mais subrepticement, le rapport de domination : de l’encadrant et de l’encadré, on sait bien qui a la suprématie (comme en entreprise le «cadre» surplombe le «non cadre») et le dispositif fait alors figure pour l’incurable impuissance des peuples se bagarrant vainement à l’intérieur d’un dispositif qu’ils ne voient pas, mais qui les contient, sans être jamais atteint par leur dérisoire gesticulation.

 

Règles, structures, dispositifs : qui encadre qui ?

Image forte, image juste, qui dit bien la gravité du sujet et la profondeur de ses enjeux : la question posée par ce dispositif visuel est LA question politique, puisque la relation entre l’encadré et l’encadrant interroge précisément la démocratie, ou ce qu’il en reste quand la geste politique est enchâssée dans une structure qu’elle ne voit pas et qui la contient pourtant, celle de la finance. Toute la question est là ; tout le problème est là ; toutes les solutions sont à trouver par là. : où le politique et la finance sont en contact ; la manière dont s’organise leur rapport de force – qui encadre qui ?

L'exaspérant tour de force de ce documentaire est de parvenir à poser la question pendant 74 minutes sans jamais y répondre.

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On tourne autour, pourtant, on approche, on brûle : il est question à un moment d'Obama, qui vient d'être élu et convoque les banquiers (dont le PDG de Goldman Sachs). On espère savoir alors qui est le chef et comment se joue le rapport de force. La voix off passe alors en discours indirect libre, mimant les propos d'Obama :

"Dehors le peuple vous attend avec des fourches, et veut voir des têtes tomber. L'heure est grave"; puis la voix repasse en mode récit :"Obama s'engage à maintenir cette aide (les milliards de dollars injectés dans le système bancaire), mais réclame le soutien des banquiers pour réformer la finance".

Obama "réclame" le "soutien" des banquiers ? Il veut leur aide (leur assentiment, leur royal consentement) pour concevoir les règles qui vont restreindre leur champ de manoeuvre ? Lui, le président des Etats-Unis, n'est donc pas en mesure d'imposer des règles à des banquiers que la voix off désigne par ailleurs comme ayant "provoqué une énorme catastrophe économique" ? Voilà qui pose une question politique majeure, voilà qui semble vider de son sens l'hypothèse démocratique. Bien sûr, aucune régulation sérieuse ne sera entreprise.

Mais c'est que le président est mal conseillé, mal entouré : "les hommes de Goldman Sachs sont partout à la Maison Blanche"- rappelle le documentaire. Maiscomment diable y sont-ils parvenus, et pourquoi les a-t-on nommés ? Par quel bizarre raisonnement Obama a-t-il jugé pertinent de reconduire les équipes impliquées dans les dérives de la finance folle ?

Pas plus aujourd'hui qu'à l'époque de son élection (où déjà ça me laissait complètement abasourdie), réponse n'est faite à cette question qui est la clef de tout.

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Il reste donc l'hypothèse Chouard, selon qui il n'y a aucune démocratie aujourd'hui qui ne soit une oligarchie, tous les politiques élus ayant eu besoin, pour faire campagne, d'argent, et donc du soutien des financiers, auprès de qui ils resteraient ensuite infiniment débiteurs et donc les éternels vassaux. Cette hypothèse, préoccupante, n'est pas abordée par le film ; sans doute parce qu'elle relève d'un mode de raisonnement (la recherche des causes) dont la production télévisuelle ignore tout, parce qu'elle a autre chose à faire.

 

LA DRAMATURGIE veut DES HEROS, PAS DES STRUCTURES

 

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Le mot, "oligarchie", qui est une analyse politique, qualifiant une certaine structure de pouvoir, est bien prononcé vers la minute 35, pour qualifier le réseau d’influence que tissent les hommes de Goldman Sachs dans les institutions publiques, en Europe comme aux Etats-Unis.

Mon coeur bondit d'impatience, à l'idée qu'on m'explique enfin comment ça marche, cette structure, à quel endroit notre système démocratique a merdoyé, par quelles procédures de nominations, d’élections, ou de cooptation sans contrôle, on a permis que les mecs de Goldman Sachs soient absolument partout où se décident les orientations de l’économie qui vont nous permettre de plus ou moins remplir le frigo – ou pas (si on a encore un frigo).

Las, mon coeur a bondi en vain.

La phrase où a surgi cette foutue oligarchie -«Au sommet de cette oligarchie, Lloyd Blankfein» -n'était que l'amorce d'un portrait du bonhomme, pendant plusieurs minutes, avec des citations qui montrent à quel point il est cynique, arrogant, «abruti», même, et hyper hyper riche.

Plusieurs minutes précieuses sont ici perdues pour la raison (l’explication, l’analyse, le démontage du système), au profit de la passion – c’est tellement jubilatoire de détester un salaud.

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C'est que je suis devant ma télé, pas devant un conférencier ; les règles qui prévalent sont celles de la dramaturgie, qui veut des méchants et des gentils. Il s'agit moins ici de m'expliquer que de m'émouvoir (m'indigner, me scandaliser) : on m'offre donc des salauds en pâture - Lloyd Blankfein, Fabrice Tourre - et je me vautre dans l'indignation. Ou bien des victimes - la femme délogée par la crise des Subprimes, l'épargnant allemand ruiné - et je me vautre dans la compassion.

SHOOT THE BANK ?

Tout ça est très émotionnant, on en a plein les entrailles, de l'indignation et de la compassion, parce qu'on trouve tout ça très immoral. Mais ce faisant, on se fait avoir, comme exactement les sénateurs américains se font avoir à chaque fois qu'ils essaient de poursuivre les seigneurs de la finance en justice : on se fait avoir parce qu'on reste sur le terrain des VALEURS MORALES au lieu de traiter le problème sous l'angle des REGLES POLITIQUES. Au lieu de dire : "pouark, c'est vachement immoral", il faudrait à chaque fois demander : "Est-ce que c'est légal ? Pourquoi c'est légal ? Est-ce qu'on peut changer la Loi ? Pourquoi on peut pas changer la Loi ? Qui peut changer la loi ? Qui veut changer la loi ?"

En s'en tenant à une approche dramatique et moralisante, plutôt qu'explicative et politique, le docu non seulement ne nous instruit pas, mais il perpétue l'impuissance des démocraties à se défendre contre les maladies qu'elles développent et entretiennent sans s'en rendre compte. Si Goldman Sachs a pu devenir cet "Etat dans l'Etat", c'est par des faits de structures, de jeux de règles (leur assouplissement, qu'on appelle : dérégulation). Et ce n'est pas en mobilisant nos passions, puis nos pulsions, que nous pourrons venir à bout du "monstre"...

nouveau media Invitant à la haine de ces salauds de banquiers, le docu est puissamment toxique, en ce qu'il laisse croire que c'est parce qu'il y a des salauds que le système est pourri, au lieu de se demander où exactement le système (démocratique) est pourri, et comment il produit des salauds en leur donnant trop de pouvoir.

Mais Pourquoi Frankenstein ?

Au début du documentaire, Marc Roche compare la firme Goldman Sachs à la créature de Frankenstein : "la créature échappe à son créateur" - et devient ce "mastodonte", cette "pieuvre" - bref, ce monstre fascinant dont le doc nous offre le spectacle. Pour tout dire, c'est un peu la même comparaison qui me vient à l'esprit pour qualifier ce film : c'est un monstre, pathétique et dangereux, qui a échappé à son créateur.

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Chroniqueur financier au journal Le Monde, auteur d'abord d'un livre sur la question, je crédite Marc Roche d'avoir beaucoup enquêté, avec sang froid et méthode. Mais je le soupçonne de s'être laissé embarquer dans le grand fantasme télévisuel, au moment de la transformation de son bouquin en film : les hommes d'images qui l'ont épaulé dans la réalisation ont fait leur métier - produire de l'image, du spectacle, de l'émotion. Selon les règles de la télévision - hystérie des effets, dramaturgie moralisante. Avec les effets produits par le langage télévisuel : disparition des causes au profit des effets, ignorance des structures au profit des personnages, et pour finir, comme toujours : dépolitisation, du sujet traité, comme du sujet percevant (le téléspectateur).

En la matière, ce n'est pas seulement insuffisant ; c'est irresponsable.

 

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Commentaires
P
Le Diplo bien sûr ,avec Lordon.. un régal de le lire celui là ;-)
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J
furetais toi aussi dans tous les sens (comme moi) pour aller aux nouvelles, et je t'ai parfois (souvent, même) emprunté des liens sur twitter ;-)
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J
... et courrier international.<br /> <br /> Il y a aussi le monde diplo, qui est très intéressant...
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P
Idem pour Médiapart !
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J
je suis abonnée (entre autres) à @si . Souvent percutant, en étant concis et précis
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