Je ne me suis jamais sentie féministe, pour une raison simple. Je me considère comme un être humain avant d’être une femme. Et je considère les autres femmes comme des êtres humains d’abord, et comme des femmes ensuite. Etre une femme ne me définit qu’en deuxième lieu. Les droits que je défends sont ceux de tout le spectre humain. C’est par ce chemin, à mon sens, que l’on accède aux droits des femmes, parce qu’il est le chemin des droits de l’humain.
Le féminisme, événement historique indispensable au progrès de la société comme toutes les guerres de libération et d’émancipation, comporte, dans sa version plus établie, un défaut: celui de limiter la lutte contre les inégalités à une catégorie de personnes. Dès lors, le risque est de se prétendre féministe au seul motif qu’on est femme, tout en n’ayant cure des autres inégalités et discriminations. Cela n’en fait pas une démarche désintéressée, exactement comme ceux qui, trop souvent, se prétendent communistes durant leur précaire jeunesse mais qui, dès qu’ils goûtent au succès matériel et tutoient leurs puissants ennemis d’hier, jettent leurs "idéaux" par la fenêtre et affichent le conservatisme le plus méprisant envers les moins favorisés. J’ai déjà vu une féministe convaincue qui supportait mal la présence d’un handicapé. A quoi se résume son combat? N’est pas plus féministe et antiraciste une femme noire qui ferait de ces deux causes ses uniques causes, parce que cela avance ses intérêts, tout en se moquant des autres formes de ségrégation.
Le féminisme est pur égoïsme s’il ne rejoint pas le combat plus large contre toutes les inégalités et discriminations. Car une fois sa quête réussie, ce féminisme étroit se muerait en l’élitisme d’un cercle de privilégiées qui exclurait d'autres femmes/d'autres hommes. Cela nous ramène au postulat essentiel: les femmes sont des êtres humains comme les autres, et leur victoire spécifique, comme celle de bien des «ismes», n’est pas la victoire de l’humanité. Dès lors, pour qu’avancent les intérêts particuliers des femmes, il est fondamental aujourd’hui, quelle que soit la position que l’on occupe (femme ou homme, privilégié ou non), d’agir d’abord au service des droits universels et inaliénables, action qui se place au plan de l’humain, celui qui nous réunit tous.
Et à vrai dire, les injustices sont si multiples, que pour ma part je n’ai jamais eu le temps d’être féministe: inégalités entre les races, entre les riches et les pauvres, entre les beaux et les laids, les instruits et les moins qualifiés, les jeunes et les plus âgés, les bien portants et les invalides, les «génies» de la finance et le reste de la planète salariée. Sans compter que les hommes aussi ont des droits à gagner à l’ère de la réciprocité, eux qui revendiquent désormais des territoires jadis exclusivement féminins dans le cadre de la vie de couple, de l’exercice de la parenté, et des modalités du divorce.
En conclusion, le féminisme est vulnérable à l’imposture du «isme» de la part de celles qui le professent à la façon d’un chauvinisme. S’employer à militer pour le féminisme peut empêcher la femme d’être cela même auquel le féminisme aspire. Mieux vaut être le féminisme que le promouvoir; l’englober plutôt que le différencier; inspirer (femmes et hommes) par l’action universelle plus que par la revendication spécifique; développer en soi les qualités d’une personne digne, entre autres, de rehausser l’image de toutes les femmes si l’on se trouve être une femme. Et dans cette réalisation, élever les intérêts humains les plus larges avec soi.
Ce texte est paru dans le Petit Traité de Désobéissance Féministe, de Stéphanie Pahud, publié en avril 2011 aux éditions Arttesia.