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14 avril 2013

Comment Chavez est devenu Chavez

Sur Agencia latinoamericana de informacion

 

013-04-11
Ignacio Ramonet

 

« Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change [1] », Hugo Chavez, décédé le 5 mars dernier en plein essor politique, rejoint désormais, dans l’imaginaire des humbles d’Amérique latine, la petite cohorte des grands défenseurs de leur cause : Emiliano Zapata, Che Guevara, Salvador Allende... Mais, au départ, rien ne le vouait à une si légendaire destinée.
 
En effet, Hugo Chavez est venu au monde au sein d’une famille très pauvre au fin fond du « far west  » vénézuélien, à Sabaneta, un petit village des Llanos, ces Grandes Plaines infinies qui vont buter contre la chaîne des Andes. Quand il est né, en 1954, ses parents n’avaient pas vingt ans. Instituteurs intérimaires dans un hameau perdu, mal payés, ils durent confier leurs deux premiers enfants (Hugo et son frère aîné Adan) à la grand-mère paternelle des petits. Métisse afro-indigène, Rosa Inés les éleva donc jusqu’à ce qu’ils eurent 15 ans. Très intelligente, très pédagogue, dotée d’un remarquable bon sens et débordant d’amour, cette grand-mère va exercer une influence déterminante sur le petit Hugo.
 
En lisière du village, Rosa Inés habite une maison indienne au sol de terre battue, aux murs de pisé, recouverte de feuilles de palmier. Sans eau courante, ni électricité. Dépourvue de ressources pécuniaires, elle vit de la vente de gâteaux qu’elle-même élabore avec les fruits de son petit jardin. Dès sa première enfance, Hugo apprend donc à travailler la terre, à tailler les plantes, à cultiver le maïs, à récolter les fruits, à s’occuper des animaux... Il s’imprègne du savoir agricole ancestral de Rosa Inés. Participe à toutes les tâches ménagères, va chercher l’eau, balaie la maison, aide à faire les gâteaux... Et, dès l’âge de six ou sept ans, s’en va les vendre dans les rues de Sabaneta, aux sorties du cinéma, aux arènes de combats de coqs, au marché...
 
Ce village - « quatre rues en terre battue, racontera-t-il, qui, à la saison des pluies, se transformaient en bourbiers apocalyptiques [2 » - représente, pour le jeune Hugo, tout un monde. Avec ses hiérarchies sociales : les « riches » habitent le bas de la ville dans des maisons en pierre et à étages ; les pauvres sur le versant de la colline dans des cases aux toits de chaume. Ses distinctions ethniques et de classe : les familles d’origine européenne (Italiens, Espagnols, Portugais) détiennent les principaux commerces ainsi que les rares industries (scieries) tandis que les métisses constituent la masse de la main-d’œuvre.
 
Son premier jour d’école est resté gravé dans la mémoire de ce « petit chose [3] » vénézuélien : il est renvoyé parce qu’il porte des espadrilles de chanvre et pas des chaussures en cuir comme il se doit... Mais il saura prendre sa revanche. Sa grand-mère lui a appris à lire et à écrire. Et, très vite, il va s’imposer comme le meilleur élève de la petite école, le chouchou des maîtresses. Au point que, lors d’une visite solennelle de l’évêque de la région, c’est lui que les éducateurs choisiront pour lire l’allocution d’accueil au prélat. Son premier discours public...
 
Sa grand-mère lui parle aussi beaucoup d’histoire. Elle lui en montre même les traces à Sabaneta : le grand arbre centenaire à l’ombre duquel Simon Bolivar s’est reposé avant son exploit du passage des Andes en 1819 ; et les rues où résonne encore le galop des fiers cavaliers d’Ezequiel Zamora allant livrer, non loin de là, la bataille de Santa Inés en 1859... Le petit Hugo grandit ainsi dans le culte de ces deux figures : le Libertador, père de l’indépendance ; et le héros des « guerres fédérales », défenseur d’une réforme agraire radicale en faveur des paysans pauvres dont le cri de ralliement était : « Terre et hommes libres. » Chavez apprendra d’ailleurs qu’un de ses aïeux a participé à cette fameuse bataille et que le grand-père de sa mère, le colonel Pedro Pérez Delgado, surnommé Maisanta, mort en prison en 1924, fut un guérillero très populaire dans la région, sorte de Robin des Bois qui dépouillait les riches pour donner aux pauvres.
 
Il n’y a pas de déterminisme social mécanique. Et Hugo Chavez, avec cette même enfance, aurait pu connaître un tout autre destin. Mais il se trouve que, très tôt, sa grand-mère lui a inculqué des valeurs humaines fortes (solidarité, entraide, honnêteté, justice). Et ce qu’on pourrait appeler un puissant sentiment d’appartenance de classe : « J’ai toujours su où étaient mes racines - dira-t-il -, dans les profondeurs du monde populaire ; c’est de là que je viens. Je ne l’ai jamais oublié [4]. »
 
Admis au lycée, le jeune Hugo quitte Sabaneta et s’installe à Barinas, capitale de l’Etat du même nom. Nous sommes en 1966, la guerre du Vietnam est à la « une » des journaux et Che Guevara va bientôt mourir en Bolivie. Au Venezuela, où la démocratie a été rétablie en 1958, il y a aussi des guérillas ; de nombreux jeunes rejoignent la lutte armée. Mais Chavez est un adolescent qui ne s’intéresse pas à la politique. A l’époque, ses trois passions dévorantes sont : les études ; le base-ball ; et les filles.
 
C’est un lycéen brillant, surtout dans les matières scientifiques (maths, physique, chimie), qui donne volontiers des cours de rattrapage à ses camarades moins doués. Au fil du temps, il va acquérir un prestige au sein de l’établissement en raison de ses bonnes notes et de son sens de la camaraderie. Les différentes organisations politiques du lycée - dont celle de son propre frère Adan, militant d’extrême gauche – se disputent son recrutement. Mais Chavez ne pense qu’au base-ball. Il en est littéralement obsédé. C’est un « pitcher  » (lanceur) gaucher redoutable, et participe avec succès aux championnats lycéens. La presse locale parle de lui, de ses exploits sportifs. Ce qui ajoute à son aura personnelle.
 
Pendant ces années de lycée, sa personnalité s’affirme. Il est sûr de lui, parle bien, manie l’humour et se sent à son aise partout. Il devient ce qu’on appelle un « leader naturel », premier de la classe et très fort en sport. C’est d’ailleurs parce qu’il veut devenir un professionnel du base-ball que, une fois son baccalauréat obtenu, il va choisir de passer le concours d’entrée à l’Académie militaire. Il y réussit et le voilà en 1971, lui, le bouseux venu de sa province lointaine, à Caracas, capitale aussi futuriste et terrifiante à ses yeux que la Metropolis de Fritz Lang.
 
La chose militaire va immédiatement le passionner. Oublié le base-ball. Chavez fonce à corps perdu dans les études militaires. Celles-ci viennent d’ailleurs d’être modifiées. Ce sont désormais des bacheliers qui sont admis à l’Académie, et non plus des élèves de niveau brevet. Le corps professoral aussi a été renouvelé. Y ont été versés des officiers considérés comme les « moins sûrs » ou les plus « progressistes » par les autorités qui rechignent à placer des troupes sous leurs ordres... mais n’hésitent pas à leur confier la formation des futurs officiers... Depuis 1958 et la chute du dictateur Marcos Pérez Jiménez, les principaux partis –notamment Action Démocratique (social-démocrate) et Copei (démocratie chrétienne) - ont établi un accord entre eux, le pacte de Punto Fijo, et se partagent le pouvoir en alternance. La corruption gangrène le pays. Des officiers, alliés à des organisations d’extrême gauche, se sont déjà révoltés, en 1962, à Puerto Cabello et à Carupano. D’autres militaires ont rejoint les diverses guérillas dans les montagnes. La répression est atroce. Les exécutions sommaires, la torture et les « disparitions » sont monnaie courante. La présence de représentants des Etats-Unis est très ostensible, non seulement dans les lieux d’exploitation pétrolière mais également au sein même de l’état-major des forces armées. La Central Intelligence Agency (CIA) y a dépêché nombre de ses agents et aide à traquer les insurgés.
 
Chavez « boit » littéralement l’enseignement théorique qu’il reçoit à l’Académie. L’un de ses professeurs, le général Pérez Arcais, grand spécialiste d’Ezequiel Zamora, va exercer sur lui une influence déterminante. Il l’éduque au bolivarianisme. Chavez lit tout Bolivar. L’apprend par cœur. Est capable de reproduire en détail, sur une carte, les yeux fermés, la stratégie de chacune de ses batailles. Il lit aussi Simon Rodriguez, le maître encyclopédiste de Bolivar. Et développe bientôt sa thèse des « trois racines » : Rodriguez, Bolivar, Zamora. Dans les textes politiques de ces trois auteurs vénézuéliens, il puise les thèses de l’indépendance et de la souveraineté ; de la justice sociale, de l’inclusion, de l’égalité ; et de l’intégration latino-américaine. Thèses qui vont devenir les principaux piliers de son projet politique et social.
 
Chavez a une tête bien faite, de scientifique, et il est par ailleurs hypermnésique. Il ne va donc pas tarder à devenir l’un des meilleurs étudiants et le « leader » des élèves officiers. Il lit (en cachette) Marx, Lénine, Gramsci, Fanon, Guevara... Et se met à fréquenter, hors de l’Académie, divers cercles politiques d’extrême gauche : le Parti communiste (PCV), La Causa R, le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), le Mouvement vers le socialisme (MAS)... Rencontre clandestinement leurs dirigeants. Là encore chacun veut le recruter. L’entrisme au sein des forces armées étant une vieille ambition gauchiste. Après avoir bien étudié les révoltes militaires au Venezuela, Chavez est persuadé qu’il est possible de prendre le pouvoir pour en finir avec la pauvreté endémique. Mais que le seul moyen d’éviter les dérives « gorillistes  » (dictatures militaires de droite) c’est de forger une alliance entre les forces armées et les organisations politiques de gauche. Ce sera son idée-force : l’ « union civico-militaire ».
 
Il se penche sur l’expérience au pouvoir des militaires révolutionnaires de gauche en Amérique latine, en particulier : Jacobo Arbenz au Guatemala, Juan José Torres en Bolivie, Omar Torrijos au Panama et Juan Velasco Alvarado au Pérou. Il rencontre celui-ci à Lima, au cours d’un voyage d’études, en 1974, et il en sera fortement marqué. Au point que, vingt-cinq ans plus tard, parvenu au pouvoir, il fera éditer la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela, adoptée par référendum en 1999, sous la même forme que le « petit livre bleu » de Velasco Alvarado...
 
Entré à l’Académie militaire sans la moindre culture politique, Chavez en ressort quatre ans plus tard, en 1975, à l’âge de 21 ans, avec une seule idée en tête : en finir avec le régime corrompu et refonder la République. Dès cette époque, il est donc le Chavez que nous connaîtrons plus tard. Dans son esprit, tout est déjà très clair. Politiquement et stratégiquement. Il est « habité » par le projet bolivarien de reconstruction politique et sociale.
 
Mais il lui faudra encore attendre vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans de conspirations silencieuses au sein des forces armées. Et le concours de quatre événements décisifs : la grande révolte populaire - le « Caracazo » - contre la thérapie de choc néolibérale en 1989 [5] ; l’échec de la rébellion militaire de 1992 ; l’expérience féconde de deux années de prison ; et la rencontre, en 1994, avec Fidel Castro. A partir de là, sa victoire électorale est certaine. Comme cela se vérifiera en 1998. Parce que, disait-il en citant Victor Hugo, « rien n’est plus puissant au monde qu’une idée dont le temps est venu ».
 
1er avril 2013    
 
- Ignacio Ramonet est Président de l’association Mémoire des Luttes
 
 
Notes
 
[1] Vers de Stéphane Mallarmé, tiré de : « Le tombeau d’Edgar Poe  » (1877).
 
[2] Conversation avec l’auteur.
 
[3]  Cf. Alphonse Daudet, Le Petit Chose (1868), roman autobiographique.
 
[4] Conversation avec l’auteur.
 
[5] Dictée par le Fonds monétaire international (FMI) et imposée par le président social-démocrate Carlos Andrés Pérez, cette « thérapie de choc » est un véritable plan d’ajustement structurel qui se traduit par des mesures d’austérité, un démantèlement de l’embryon d’Etat-providence et des hausses des produits de première nécessité. Le 27 février 1989, le petit peuple de Caracas s’insurge et saccage plusieurs quartiers de la capitale. C’est la première rébellion au monde contre les politiques néolibérales. Le gouvernement « socialiste » fait donner l’armée. La répression est féroce : plus de 3 000 morts. Hugo Chavez dira : « Le peuple nous a devancés. Et le gouvernement s’est servi des militaires comme si c’était l’armée d’invasion du FMI contre nos propres citoyens. »
 
 



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