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16 juin 2013

Témoignage : chez Amazon, une armée de forçats tenus au silence

Sur SUD OUEST

Publié le 16/06/2013 à 06h00 | Mise à jour : 16/06/2013 à 09h57
Par Gabriel Blaise

Infiltré dans un entrepôt du géant de la vente en ligne, le reporter Jean-Baptiste Malet décrit des conditions de travail « orwelliennes ».

Jean-Baptiste Malet : « Les centres de production sont verrouillés comme des bases militaires ».
Jean-Baptiste Malet : « Les centres de production sont verrouillés comme des bases militaires ». (PHOTO DAVID LATOUR)
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« Sud Ouest Dimanche ». Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à Amazon ?

Jean-Baptiste Malet. Quand je me rends dans une nouvelle ville, je cherche systématiquement les librairies indépendantes. De plus en plus ferment ou sont en passe de fermer. Je me suis donc demandé qui les remplaçait. Réponse : l’e-commerce industriel, dont Amazon - qui représente 8 % des ventes de livres en France - est leader.

Vous avez infiltré un entrepôt. Pourquoi ?

J’ai d’abord cherché à rencontrer des employés d’Amazon à la sortie de leur travail, à Montélimar (Drôme). Les gens étaient effrayés. Ils me disaient : « Je n’ai pas le droit », « Je pourrais me faire licencier ». Alors, je me suis fait embaucher. Quand le site de Chalon-sur-Saône a été inauguré, l’an dernier, par Arnaud Montebourg, même les journalistes de la presse locale n’ont pas été autorisés à visiter l’entrepôt ! Cela s’est précisé dès l’entretien chez Adecco NDLR : l’entreprise qui « fournit » à Amazon ses intérimaires puisqu’on m’a fait signer une clause de confidentialité parfaitement illégale. Je n’avais le droit de parler à personne, pas même à ma famille, de ce qui se passait sur mon lieu de travail.

Décrivez-nous les conditions de travail…

Je travaillais en horaires de nuit, de 21 h 30 à 4 h 50, avec deux pauses de 20 minutes. La semaine débutait le dimanche pour cinq nuits d’affilée, sans qu’il y ait de rotation avec les autres équipes. À l’approche de Noël, le rythme passera à six nuits par semaine. Nous sommes payés 9,725 € brut de l’heure, soit un peu plus que le smic (9,40 €). Les managers annonçaient en début de journée les objectifs de productivité. Il y a deux types de poste : les « pickeurs », qui récupèrent les produits entreposés, et les « packeurs », qui les emballent. Je faisais partie des premiers. Dans un entrepôt démesuré (36 000 m2), il me fallait parcourir plus de 20 kilomètres par « journée » de travail. Scan avec écran en main, je parcourais les immenses allées entre les murs de produits. Ma productivité, qui devait tout le temps augmenter, était surveillée en temps réel par les managers. Le but étant d’atteindre 120 à 130 articles à l’heure. En cas d’irrégularité dans mon rythme de travail, ils pouvaient me convoquer.

Mais ces conditions difficiles ne sont-elles pas le lot commun à tous les emplois de ce type ?

J’ai fait beaucoup de petits boulots avant de devenir journaliste. Ce que je décris va bien au-delà de la simple pénibilité physique, avec des pauses réduites à peau de chagrin par les distances immenses à parcourir jusqu’à la salle de repos et le passage répété par les portiques de sécurité.

Jeff Bezos, le patron et fondateur d’Amazon, qui par ailleurs méprise l’objet livre, a un rapport très idéologique au monde. Il se présente comme un ultralibéral, s’oppose à toute forme d’État (sans pour autant refuser les subventions…), mais il recrée dans son entreprise un nouveau collectivisme. Les centres de production sont verrouillés comme des bases militaires et les salariés évoluent dans un environnement liberticide, avec une surveillance généralisée (fouilles, interdiction de communiquer, clauses de confidentialité absurdes). Comme si un simple manutentionnaire allait dévoiler des secrets industriels !

La devise d’Amazon : « Work hard, have fun, make history » (« Travaille dur, éclate-toi, fais l’histoire ») est le comble du cynisme. On ne mesure pas de prime abord l’importance de cette conquête des cœurs et des esprits. C’est le paternalisme réinventé : on offre des parties de bowling en fin d’année et, au bout d’un temps, c’est tout le quotidien des employés qui tourne autour de l’entreprise. Si on vient contester cet ordre, on est exclu.

Les autres enseignes du commerce en ligne suivent-elles le même modèle ?

En partie. Les supermarchés « drive » fonctionnent sur le modèle du « picking-packing » que je décris chez Amazon, où un emploi équivaut à 18 emplois en librairie indépendante. On a industrialisé une séquence de l’économie, la diffusion-vente. On recrée des usines, mais des usines à vendre. Et à vendre vite. Amazon est incontestablement le fleuron de ce système. Mais il existe aussi de petites enseignes qui utilisent Internet sur des marchés de niche, qui font de la qualité. L’enjeu de ces mutations est politique. À nous de faire le choix d’une société conviviale, avec des travailleurs qualifiés, ou d’opter pour le turnover généralisé et les cadences infernales.

Vous évoquez le satisfecit des politiques à chaque implantation d’un nouvel entrepôt en France. Arnaud Montebourg en prend pour son grade…

Amazon, avec ses moyens, peut profiter de loyers extrêmement bas et d’une main-d’œuvre corvéable à merci dans des bassins d’emploi sinistrés. Quand on achète un livre 1,5 € sur son site, le groupe va volontairement perdre de l’argent (puisque la livraison est gratuite) dans l’espoir de gagner des parts de marché. C’est de la concurrence déloyale. Amazon fait des bénéfices considérables mais paie très peu d’impôts en France, grâce à un montage fiscal passant par le Luxembourg. Alors, quand on voit un ministre les accueillir à bras ouverts, des collectivités locales subventionner l’implantation des entrepôts, on ne peut que se demander si l’argent public doit aller à une entreprise qui agit ainsi…

« En Amazonie. Infiltré dans le meilleur des mondes », de Jean-Baptiste Malet, éd. Fayard, 155 p., 15 €.

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