Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Vu au MACROSCOPE
Visiteurs
Depuis la création 1 378 944
Newsletter
25 octobre 2013

Les embrouilles idéologiques de l’extrême droite

 

 

Vendredi 18 octobre 2013

Alain Soral tisse sa Toile

 

L’absence d’ambitions de la gauche, ou son incapacité à les réaliser, encourage l’extrême droite à la détrousser de ses idées les plus porteuses. Quitte pour celle-ci à y injecter sa véhémence, son acrimonie, ses obsessions nationales ou religieuses. Dans ce registre qui entremêle sans relâche « gauche du travail et droite des valeurs », Alain Soral est devenu une vedette du Net.

par Evelyne Pieiller, octobre 2013

Ensemble, ils accueillent le visiteur. A gauche de l’écran, Hugo Chávez, Ernesto Guevara, Mouammar Kadhafi, Patrice Lumumba et Thomas Sankara, ainsi que MM. Mahmoud Ahmadinejad, Fidel Castro et Vladimir Poutine. A droite, Jeanne d’Arc et le créateur de ces rencontres du troisième type, Alain Soral. Sur fond noir, ils encadrent le nom du site Internet, Egalité & Réconciliation (E&R), et sa devise : « Gauche du travail et droite des valeurs ». Ce dernier est 269e au classement Alexa (réputé fiable) qui hiérarchise les sites français en fonction du trafic qu’ils génèrent. Celui de Télérama occupe la 260e place…

 

Guevara et M. Poutine ? Chávez et la « droite des valeurs » ? Il y a du brouillage des repères dans l’air politique du temps. Ou, pour le dire autrement, de l’embrouille idéologique. Qui est quoi, c’est la grande question. Qu’implique être à droite, qu’implique être à gauche ?

 

Le Mouvement des entreprises de France (Medef) applaudit chaleureusement le ministre de l’économie et des finances, M. Pierre Moscovici, venu à l’université d’été du patronat affirmer : « Nous devons être au combat ensemble. » Alain de Benoist, cofondateur du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), animateur de ce qui fut appelé la « Nouvelle Droite », se déclare favorable à la nationalisation des banques, à la création d’un système de crédit socialisé, au refus de payer la dette, et s’appuie sur les intellectuels progressistes Emmanuel Todd, Perry Anderson, ou les Economistes atterrés (1). Le Front national (FN) défend le protectionnisme, de concert avec une partie de la gauche radicale, et parle, comme le Front de gauche (FG), de « souveraineté populaire ».

 

Alors, quand des militants syndicalistes apparentés à la gauche, quand une communiste, candidate sous étiquette FG aux élections législatives à Marseille en 2012, choisissent de se présenter sous la bannière du FN, il est peut-être paresseux de considérer que ce sont là des démarches saisissantes, mais anecdotiques. Tout comme le serait le report sur le FN d’un pourcentage non négligeable de voix socialistes aux législatives partielles de la deuxième circonscription de l’Oise, et à celles de Villeneuve-sur-Lot. C’est bien plutôt le signe d’une sérieuse confusion.

 

Mais alors, que signifie cet amalgame ? Faut-il, avec Jacques Julliard, y voir le mystère d’un basculement émotif, sur fond de « scepticisme à l’égard des milieux dirigeants, gauche et droite confondues » (2), ou le choix de transcender les clivages, parce que les « extrêmes » pourraient enfin, salutairement, se rejoindre ? Définies d’emblée comme « transcourants » et comme des outils de résistance au « système », les vidéos mensuelles de Soral sur son site, dont l’audience n’est, elle, assurément pas anecdotique, en particulier chez les jeunes (quinze millions de vues pour trois cent quatre-vingt-deux vidéos), permettent d’éclairer ce qui se joue.

 

Soral s’adresse, en son seul nom, aux citoyens de bonne volonté qui essaient de comprendre quelque chose à tout ce « bordel » — terme « soralien ». En tee-shirt, sur un canapé, désinvolte et concentré, il explique la situation : l’actualité, et le sens de l’histoire. Son passé témoigne de sa sensibilité d’artiste : plusieurs films, un roman. Mais également de son courage intellectuel, car son parcours politique correspond aux tentations de bien des inquiets. De l’adhésion au Parti communiste (brève, semble-t-il) dans les années 1990 à la Liste antisioniste fondée avec l’humoriste Dieudonné pour les élections européennes de 2009, en passant par deux années au Front national (2007 à 2009), il l’a accompli sans peur des paradoxes et des ruptures. Il affiche sereinement son « mauvais esprit », tout comme le fit l’avocat Jacques Vergès, qu’il salua en étant présent lors de ses obsèques (20 août 2013), aux côtés de l’ancien ministre socialiste Roland Dumas, de l’ancien ministre du gouvernement Balladur Michel Roussin, et de Dieudonné…

 

Adepte de surcroît des sports de combat (boxes, et française et anglaise), il se présente, discrètement mais fermement, comme la symbiose d’un adolescent prolongé — caractérisé comme il se doit par l’intensité de son questionnement, le non-conformisme de ses engagements (et dégagements) — et d’un individu presque moyen, confronté à la solitude héroïque mais musclée de celui qui, sans parti, sans appui, contre tous, tente d’y voir clair. On est loin de l’image du penseur universitaire ou du cadre politique. Ce qui facilite d’autant le butinage idéologique, pratiqué par de nombreux internautes, souvent dépourvus de la formation que dispensaient hier partis ou syndicats et qui structurait la réflexion.

 

C’est autour de quelques émotions et notions-clés que le propos s’organise : le sentiment d’impuissance face à la mondialisation et à la perte d’autonomie d’un pays soumis aux lois européennes ; l’inquiétude devant les régressions économiques et sociales ; le malaise à l’encontre des valeurs de la modernité autoproclamée progressiste ; la difficulté d’envisager un avenir différent. Sous le parrainage intrépidement conjoint d’une sainte guerrière et de dirigeants politiques peu portés sur le consensus, Soral donne son analyse et ses réponses.

L’obsession de la morale et de la nation

Tout d’abord, il importe de lutter contre le « mondialisme », un « projet idéologique visant à instaurer un gouvernement mondial et à dissoudre en conséquence les nations, sous prétexte de paix universelle », le tout passant par la « marchandisation intégrale de l’humanité » (3). Ce mondialisme se traduit par une « domination oligarchique », qui bafoue la souveraineté populaire et entretient le mythe de la toute-puissance du marché, « comme si ce n’était pas politique, pas un rapport de forces et un rapport de classes » (vidéo, janvier 2013). L’attribution de droits spécifiques aux « minorités opprimées » vient alors se substituer aux acquis sociaux collectifs, et conduit à une balkanisation qui risque de mener à la guerre civile : le témoignage le plus vif de cette dérive serait la « lecture racialiste des rapports sociaux », « “souchiens” contre “Arabes”, tous en bas de l’échelle, plutôt que travail contre capital », et qui fait des musulmans des « boucs émissaires ».

En résumé, le Nouvel Ordre mondial, également nommé l’Empire, veut faire triompher une démocratie formelle, simple « pouvoir du plus riche » (vidéo, mai 2013), tenante d’un égalitarisme abstrait qui substitue des « questions sociétales » à celles de « la question de l’inégalité sociale, de l’exploitation de classes » (vidéo, mai-juin 2013) : brandir les droits de l’homme la justifie.

 

Soral propose donc de « sortir de l’Union européenne, sortir de l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique nord], et reprendre le contrôle de notre monnaie (…) pour rendre à la France sa souveraineté et à la démocratie un peu de son sens ». Lutter contre l’« obsolescence des Etats face à l’économie mondialisée ». Et instaurer le protectionnisme.

 

On voit bien comment cette lecture de la situation générale peut ne pas choquer ceux qui, comme lui, veulent en finir avec l’« oligarchie de la rente sur le travail humain ». Soral pourrait même donner à croire qu’il est, non pas, comme il le prétend, « marxiste » — il faudrait être distrait de façon persévérante —, mais à la recherche d’une « gauche authentique ». Surtout si on ajoute qu’il condamne la colonisation, « trahison de gauche de l’universalisme français » ainsi que le néocolonialisme, insiste sur le fait que l’« instrumentalisation des tensions ethno-confessionnelles » sert à dévoyer la lutte de classes, et souhaite un monde multipolaire. Pourtant, il évoque bien peu les mouvements sociaux, la socialisation des moyens de production…, semblant davantage inspiré par la dénonciation de l’« alliance croisée de la droite financière et de la gauche libertaire », que légitiment élites et médias…

 

C’est que sa véritable obsession est bien moins la justice sociale que le sauvetage de la France — « Je veux sauver la France, voilà » (vidéo rentrée 2012, 3e partie) — et ce qu’elle lui paraît représenter. En d’autres termes, la politique lui importe moins que la morale, la révolution moins que la nation. La morale, pour le sens qu’on peut donner à sa vie personnelle ; la nation, pour le sens qu’on peut donner à la vie collective.

Si les rapports de classe sont une thématique omniprésente dans son propos, leur étude y demeure fluette. Car l’essentiel de son analyse est porté par une conception de l’homme que le libéralisme, devenu synonyme de modernité, chercherait à détruire. L’ennemi fondamental, c’est ce qui incite « à la consommation compulsive et à l’individualisme » (charte d’E&R), c’est-à-dire l’« idéologie du monde marchand ». Bien davantage que l’exploitation, ce qui est à condamner dans le néolibéralisme, c’est qu’il produit « une société vouée à ses pulsions » (vidéo, mai 2013), entraînant ainsi un affaiblissement du sens du collectif, et donc de la conscience politique, via l’épanouissement sollicité de l’égoïsme, de l’esprit de compétition, de la recherche du plaisir. Or seule la nation est « apte à protéger les peuples des profits cosmopolites qui n’ont ni patrie ni morale », et pervertissent les valeurs qui dépassent la seule satisfaction personnelle. Le saut est brutal.

De quoi la nation est-elle donc ici le nom ?

 

A l’évidence, pour « protéger les peuples », elle devrait être l’incarnation du refus de l’égoïsme et des « profits cosmopolites ». Ce qui suppose, d’une part, qu’elle est une essence singulière, le génie propre à une culture particulière. Et, d’autre part, qu’elle doit exclure le cosmopolite amoral.

 

Sacré dévoiement. De la demande de souveraineté face, entre autres, aux lois supranationales, on en vient à recourir à une notion quasi mystique, censée permettre, si on la revendique, de créer un « front du travail, patriote et populaire, contre tous les réseaux de la finance et l’ultralibéralisme mondialisé (4) ». « Communauté nationale fraternelle, consciente de son histoire et de sa culture », où se retrouvent « ceux qui veulent un plus juste partage du travail et des richesses », et « ceux qui veulent conserver ce qu’il y avait de bon, de mesuré et d’humain dans la tradition », cette tradition helléno-chrétienne qui aurait conduit à l’exigence d’égalité réelle. Pour en finir avec le matérialisme, il faut, selon Soral, retrouver la force spirituelle qui lui faisait autrefois contrepoids, représentée tant par la religion que par le communisme ou l’universalisme français : le sens de la fraternité, le respect de soi et de l’autre, la conscience d’être un individu lié à un ensemble.

 

La nation serait donc une entité par nature anticapitaliste, dont s’excluent de fait tous les agents, conscients ou non, du néolibéralisme : à gauche, ceux pour qui le combat se réduit à l’« égalité en droit » ; à droite, ceux qui « veulent conserver leurs privilèges ». Ce qui importe, c’est la possibilité de rassemblement dans le partage de valeurs communes, plus grandes que les appétits et caractéristiques individuels. Peu importe donc la laïcité, devenue « une religion, la plus fanatique de toutes », peu importe l’origine du citoyen — les Français musulmans intégrés « sont une chance pour la France » au contraire de « cette nouvelle génération de paumés, issus des ghettos de la relégation (…) porteurs d’une idéologie délinquante américaine libérale ». L’ennemi de la fraternité, c’est aussi bien le communautariste, au nom de l’égalité « victimaire », que l’improductif, l’avide, le jouisseur — l’individualiste. Tous les « progressistes » et tous les « réactionnaires » ne composent donc pas deux groupes homogènes.

 

Il importe de définir les authentiques contributeurs à une société désaliénée de la représentation du monde néolibérale : le vrai peuple, porteur de l’esprit de la nation. Loin des faux antagonismes, loin des clivages-clichés, il inclut la petite bourgeoisie qui peut être proche du prolétariat, le petit patron qui n’a pas les mêmes pratiques que le Medef. Tous ensemble, paysans, ouvriers, petits entrepreneurs… pourront aller vers une « société mutualiste de petits producteurs citoyens », car, pour chacun, « la responsabilité économique et sociale — donc politique — résulte de la propriété de ses moyens de production ». Soral n’est pas loin de Pierre-Joseph Proudhon, ni de Pierre Poujade. Mais il est très loin de Karl Marx.

Un facilitateur de dévoiement

Cette société « réconciliée », digne, pourrait constituer un objectif commun pour la droite antilibérale et la gauche radicale. « Il existe une droite morale qui est, si on y réfléchit bien, l’alliée de la gauche économique et sociale. Et, à l’inverse, une gauche amorale qui s’est révélée comme la condition idéologique de la droite économique dans sa version la plus récente et la plus brutale. » « Gauche du travail, droite des valeurs » : le slogan d’E&R prend tout son sens. La gauche sociale intègre le sens de la transcendance porté par les valeurs de la nation, et la lutte des classes s’abolit dans une société diverse et unie.

 

Reste à expliquer la victoire du néolibéralisme, y compris dans son emprise idéologique sur la gauche amorale. C’est assez simple : elle est due au complot américano-sioniste.

 

Si la démocratie est factice, si les thèses en faveur du néolibéralisme sont aussi fortement propagées, si l’opposition est si souvent affaiblie, c’est parce que des réseaux occultes infiltreraient l’ensemble des organes de décision de... l’Empire, neutralisant ou corrompant l’action politique : des dîners du Siècle (5) aux « nouvelles maçonneries pour l’hyperclasse que sont les think tanks, style Bilderberg et Trilatérale », l’oligarchie prépare et ses manœuvres et l’opinion, tandis que, de complot en complot, elle crée la menace terroriste avec les Twin Towers ou la guerre civile en Syrie. Ce qui justifie le soutien de Soral à l’« islam de résistance » et à ses alliés, qui, seuls, s’opposeraient à la domination mondiale de cette caste…

 

Au cœur de ces conspirations se tiendraient, liés à l’Amérique rapace, les « Juifs », sinon errants, du moins par nature étrangers à la nation, et de surcroît portés sur l’accumulation de capital. La banque est juive, la presse est juive, le destructeur de l’unité nationale est juif… Soral a pour eux une haine positivement fascinée. Il les voit partout. Evidemment, il lui est facile de préférer parler d’antisionisme ou d’opposition à la politique d’Israël. Mais c’est tout bonnement de l’antisémitisme, et non l’expression d’un soutien au peuple palestinien ou d’un goût marqué pour la provocation supposée libératrice. S’il réédite des classiques de l’antisémitisme dans Kontre Kulture, sa maison d’édition (Edouard Drumont, La France juive, etc.), c’est par ardente conviction. Aucune ambiguïté.

 

Pourtant, ce déchaînement maniaque ne suffit pas à le discréditer auprès de ses fidèles. C’est que les théories du complot, franc-maçon, juif, Illuminati et autres, renvoient à ce grand sentiment d’impuissance aujourd’hui répandu, que n’atténuent guère les attaques, elles aussi fréquentes, contre les élites et l’oligarchie. C’est sans doute aussi que, parfois, existent des arrangements effectivement tenus secrets (qu’en fut-il, pour rester sobre, des rapports entre les Etats-Unis et certains éléments du patronat chilien dans la préparation du coup d’Etat qui renversa Salvador Allende ?). Mais il importe quand même de se demander si ce type de réflexion, qui se veut avant tout morale, au-dessus des partis, anticapitaliste et nationaliste, ne conduit pas assez fréquemment à un populisme « rouge-brun », fort peu anticapitaliste mais fort teinté de xénophobie, sinon de fascisme. A en croire l’histoire, la réponse est oui.

 

Il serait néanmoins frivole de considérer que les habitués de Soral sont tous de la graine de fascistes. Il le serait tout autant de ne pas prêter attention à ce qui, dans son discours, est un « embrayeur » d’équivoque, un facilitateur de dévoiement. C’est autour de la mise en parallèle des valeurs sociétales et des questions sociales, ainsi que du retour à la nation, que se joue l’essentiel de ses développements et de leurs conséquences : une vue apparemment cohérente des ravages sociaux et intimes de la modernité libérale, qui délivre les internautes de leur propre soupçon d’être de tristes réactionnaires, tout en les confortant dans le sentiment d’appartenir à une minorité enfin éclairée.
Il n’est donc peut-être pas sans intérêt, pour la gauche déterminée à créer les conditions d’une véritable justice sociale, de rappeler que rien dans ses propos et objectifs ne saurait être confondu avec ceux d’une droite extrême.
Pour ce faire, mieux vaudrait préciser sa propre analyse sur ces questions, quand bien même elle serait conflictuelle dans son propre camp.

 

Evelyne Pieiller

 

 

(1) Eléments, no 146, Paris, janvier-mars 2013.

(2) Marianne, Paris, 29 juin 2013.

(3) Alain Soral, Comprendre l’Empire. Demain la gouvernance globale ou la révolte des nations  ?, Blanche, Paris, 2011. Toutes les citations, sauf indication contraire, y renvoient.

(4) Charte d’E&R. Les autres citations du paragraphe sont également issues de cette charte.

(5) Lire François Denord, Paul Lagneau-Ymonet et Sylvain Thine, «  Aux dîners du Siècle, l’élite du pouvoir se restaure  », Le Monde diplomatique, février 2011.

 

http://www.monde-diplomatique.fr/2013/10/PIEILLER/49683

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Vu au MACROSCOPE
Derniers commentaires
Archives
Publicité