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30 décembre 2013

Les “libéraux” russes…(rappel)

Sur MARIANNE

 

Les “libéraux” russes…(rappel)


Rédigé par Jacques Sapir le Lundi 30 Décembre 2013 à 14:37


Alors que certains s’enthousiasment pour Mikhail Khodorkovsky, à l’occasion de la grâce que lui accordé Vladimir Poutine, je republie un extrait du premier chapitre de mon livre de 2002 “Les économistes contre la démocratie”, pour l’édification des jeunes générations comme l’on dit ou comme rappel salutaire de choses que nul n’est censé ignorer ou oublier.

 

II. Moscou 1998: Ces vérités que la crise révèle.

 

…the smell of blood still: all the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand

(…toujours l’odeur du sang: tous les parfums d’Arabie ne laveraient pas cette petite main)

W. Shakespeare, Macbeth, Lady Macbeth, acte V, scène 1.

 

La transition en Russie offre un exemple éclairant d’une politique économique globale, s’attaquant simultanément à un ensemble de questions économiques et sociales. Cet exemple est aussi éclairant en raison du rôle joué par des économistes en fonction de conseiller, qu’ils aient été russes ou étrangers. Cet exemple est enfin éclairant par ses résultats: un effondrement économique aboutissant à une crise financière qui fit trembler la finance internationale. La responsabilité des prescriptions et du discours normatif tenu par certains économistes ne peut être éludée. Ce n’est pas tout. Ces conseillers ont pesé sur des choix politiques, en particulier la décision prise par Boris Eltsine de dissoudre en 1993 le Parlement de Russie, et ce alors que la Constitution ne lui en donnait nullement le droit. Cette décision devait aboutir aux sanglants affrontements d’octobre 1993. Elle fut l’origine d’un retournement essentiel dans la trajectoire politique de l’URSS et de la Russie depuis l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev. C’est de cette date que l’on peut dater l’involution démocratique du pays[1].

La question de la transition a, on le comprend, énormément agité le milieu des économistes. Dès avant l’effondrement de l’URSS, un certain nombre des membres les plus éminents de ce que l’on appelle ici le courant standard avait publié l’équivalent d’un programme pour l’Europe de l’Est[2]. On y trouvait cinq mesures clés:

  • (a)  une libération des prix, totale ou progressive, mais aboutissant rapidement au même résultat ;
  • (b) une politique budgétaire visant à la réduction du déficit, voire au dégagement d’un excédent ;
  • (c)  une politique monétaire fortement restrictive combinant une forte hausse des taux d’intérêt et un ancrage nominal de la devise nationale sur le dollar ou le DM ;
  • (d) une politique des revenus, mise en place pour certains pays (Pologne, Hongrie, République tchèque) ;
  • (e)  une ouverture rapide de l’économie au commerce international par le démantèlement des droits de douane et le passage à la convertibilité de la devise.

L’application simultanée de ces mesures a défini ce qu’il a été convenu d’appeler la “thérapie de choc”[3]. Quand Boris Eltsine évinça Mikhail Gorbatchev à l’automne 1991, les futurs conseillers disposaient donc d’un cadre intellectuel standardisé et pret à l’emploi. Qu’il ait été cohérent, ou tout simplement adapté à la situation russe est un autre problème[4]. Avant d’en venir au comportement politique, et autre, des conseillers, il faut rappeler ce que furent les conseils et quelles en furent les conséquences.

Le conseilleur n’est pas le payeur (quoi que…)

Les premières recommandations de politique économique, une fois la libération des prix appliquée en janvier 1992, ont concerné essentiellement la lutte contre l’inflation. Cette dernière a été identifiée comme résultant uniquement du déficit budgétaire qui s’était constitué dès 1991, en raison d’une forte baisse des recettes. Ce phénomène n’était d’ailleurs guère surprenant, compte tenu des transformations en cours. L’ancien système fiscal soviétique était mal adapté à une économie évoluant de manière rapide, et il faut le dire bien imprévue, après la “thérapie de choc” de janvier 1992. Ce problème a été aggravé par la politique des gouvernements qui se sont succédés à partir de 1992. En pratiquant, sur les injonctions de conseillers occidentaux de réduire au plus vite les dépenses, une politique de “séquestrations budgétaires” (en clair l’État refuse de payer ce qui est inscrit dans le budget), les gouvernements russes de cette période on fait éclater le principe de la discipline fiscale. Qui plus est, la suppression des taxes sur les exportations de matières premières en 1994, à la demande expresse du FMI, devait précipiter la reproduction du déficit[5]. Dans ces conditions, et pour respecter les recommandations des organisations internationales, le recours à l’emprunt était inévitable et logique.

En accord avec le FMI, le gouvernement russe a émis des titres internes (GKO et OFZ). Le marché des titres publics fut organisé avec l’assistance technique d’une grande banque américaine, Goldman Sachs pour ne pas la nommer. Ce marché devint rapidement la référence pour les agents financiers comme non financiers, car les taux furent initialement très élevés (au-dessus de 100% par an). Même à l’été 1997, ces taux étaient encore restés plus rémunérateurs que tout investissement productif, siphonnant ainsi l’épargne interne vers la spéculation au détriment de la production. Le financement du déficit public, tel qu’il avait été imaginé par les experts, contribuait donc à accroître la dépression économique qui rendait d’autant plus fragiles les ressources fiscales de l’État, reproduisant ainsi le déficit. Face à un État mauvais payeur, comment s’étonner que les acheteurs potentiels aient exigé des taux élevés? La charge des intérêts devint bientôt insupportable. En décembre 1997 elle dépassait déjà la moitié des ressources fiscales du budget fédéral. Tout montrait que cette dette n’était pas soutenable, et la crise inévitable[6]. C’est donc ce marché qui, en s’effondrant en août 1998, a provoqué la grave crise financière que l’on sait[7].

La lutte contre l’inflation, à laquelle se réduisit rapidement la stabilisation macroéconomique, ne se limitait pas au problème du déficit budgétaire. À partir de 1992, et avec plusieurs soubresauts, la Russie devait se voir imposer une politique monétaire des plus restrictives. L’économie réelle, désorganisée par une libération totale des prix et une ouverture non régulée à la concurrence extérieure, s’est trouvée rapidement privée de liquidité. Il s’ensuivit une forte dépression entraînant une chute du PIB d’environ 50%. Un appauvrissement sans précédent du pays et de la population en résulta. La contraction de la demande rendit les activités productrices peu rentables et faiblement rémunératrices, à l’exception de l’exportation de matières premières. Les agents économiques qui en avaient les moyens se sont alors tournés vers le négoce et la finance. Ceux qui bénéficiaient de la complaisance du pouvoir ont participé aux grandes privatisations mises en oeuvre à partir de 1994.

L’histoire de ces dernières est riche d’enseignements. Dans le programme initial des conseillers occidentaux, les privatisations étaient loin d’être une priorité. Ce n’est qu’à partir de 1992, devant le constat que l’économie russe ne réagissait pas comme prévu aux mesures de libéralisation, que la question des privatisations devint réellement prioritaire. Les conseillers financés par l’Université d’Harvard jouèrent un rôle déterminant dans la gestion de ce dossier, en étroite collaboration avec des responsables russes comme MM. Tchoubaïs, Boycko et Koch. Que ces privatisations furent faites dans des conditions scandaleuses et illégales est aujourd’hui un fait bien établi; les rapports publiés en janvier et mars 2001 par la Cour Fédérale d’Audit (l’équivalent russe de la Cour des Comptes) le montrent bien. Ces privatisations furent cependant l’instrument qui permis la naissance de ce que l’on nomme aujourd’hui en Russie l’oligarchie. On nomme ainsi à la fois une extraordinaire concentration de la propriété industrielle, et une collusion complète entre certains hommes politiques et ces intérêts privés[8].

Les politiques macroéconomiques vigoureuses conduites sous l’inspiration des conseillers occidentaux produisirent bien une chute de l’inflation. Elles eurent cependant une conséquence inattendue, mais somme toute logique: une démonétarisation progressive de l’économie. On peut la mesurer par plusieurs indicateurs. Le plus pertinent, et certainement le plus spectaculaire, est la part du troc dans le commerce inter-entreprises. Elle devait dépasser les 50% à la veille de la crise. Ce mouvement de démonétarisation, il faut le souligner, n’a pris son essor qu’à partir de l’automne 1993, quand la politique monétaire devint réellement très restrictive. Il n’est donc nullement un produit du passé soviétique mais bien le résultat de la politique mise en oeuvre à partir de l’été 1993. Le taux de liquidité de l’économie était extrêmement bas à la veille de la crise de 1998, avec 13% pour le rapport M2/PIB. Dans les pays de l’Union Européenne, un tel rapport est compris entre 60% et 110%. Un pays comme le Brésil, qui a connu un phénomène inflationniste pire que la Russie, avait lui aussi un taux de liquidité nettement supérieur, d’environ 35%. Ces politiques aggravèrent la dépression et l’appauvrissement du pays, en provoquant une forte surévaluation du rouble qui, de mi-1995 à 1998, étrangla littéralement l’industrie et l’agriculture.

La logique d’un marché sans institutions

Les gouvernements successifs, sur les conseils des experts internationaux, ont donc poussé les feux de la libéralisation financière du pays. Ils se sont alignés sur la tendance dominante à l’échelle internationale. On mesure pourtant bien, aujourd’hui, que la libéralisation totale de la finance et de la circulation des capitaux est souvent extrêmement nocive. C’est en particulier vrai pour des pays confrontés à d’importants problèmes de développement. La libéralisation russe, de plus, a été très rapide. Elle se déroula en sept ans, de l’entrée en vigueur du décret sur les banques coopératives (1er janvier 1990) à l’ouverture du marché des titres publics aux non-résidents (1er janvier 1997). Durant cette période, le rouble devint totalement convertible (y compris pour les opérations en capital), la titrisation des dettes rendue possible, une bourse des valeurs (à terme et au comptant) constituées. Il est peu, et probablement pas, d’exemple historique d’un changement aussi fondamental en un temps aussi bref. Rien que pour la convertibilité de la devise, les pays d’Europe occidentale attendirent 13 ans (1945-1958) pour une convertibilité en compte courant, et bien plus pour une convertibilité en capital. La déréglementation des marchés financiers, quant à elle, ne survint en Europe que dans le cours des années quatre-vingts.

Nul ne peut nier que ce qui fut mis en oeuvre en Russie a bien représenté l’application brutale et mécanique des thèmes dominants de la politique économique à l’échelle internationale.

Rien ne fut sérieusement fait pour doter le pays des institutions nécessaires au fonctionnement de la sphère financière que l’on mettait en place. Joseph Stiglitz, l’économiste en chef de la Banque Mondiale, l’a fort honnêtement reconnu après la crise financière de 1998[9]. Implicitement, dans son aveu cité en introduction, Michel Camdessus qui dirigea à l’époque le FMI ne dit pas autre chose. On doit préciser que la Banque Mondiale fut relativement peu active dans la période initiale de la transition en Russie. Les conseils furent pour l’essentiel prodigués, soit par un département de l’Université de Harvard, le HIID, soit par le FMI, soit par des banques privées américaines ou anglaises.

La politique macroéconomique s’est ici avérée contre-productive. En effet, la politique monétaire restrictive conduite pour lutter contre l’inflation a privé les banques naissantes de moyens de financement. Ceci les a poussés à la spéculation, comme le laissaient prévoir des travaux théoriques[10].

Les conséquences de cette libéralisation précipitée furent désastreuses, et les signaux d’une fragilité systémique du système bancaire étaient clairs pour ceux des observateurs qui n’étaient pas aveuglés d’œillères idéologiques. Le marché interbancaire connut une crise violente en 1996, qui ne fut jamais réellement surmontée. La fragilité du bilan des grandes banques les conduisait tout naturellement d’ailleurs à des prises de risque relativement importantes afin d’engendrer un flux de profits suffisant pour compenser leur faiblesse en capital. Quand les 9 principales banques russes empruntèrent à des banques occidentales au printemps 1998 pour plus de 50 milliards de dollars, alors que la somme de leurs fonds propres n’excédait pas 3,8 milliards, pour jouer sur le marché des GKO, tout le monde aurait dû s’inquiéter. On pouvait s’apercevoir que ces banques se comportaient comme le plus désespéré des joueurs au casino. Quand la Russie fut contrainte à la dévaluation, ces opérations signèrent l’arrêt de mort de ces banques.

La politique économique mise en oeuvre en Russie de 1992 à 1998 a conduit au désastre. On peut sans doute faire pire, mais il y faudra beaucoup d’obstination. C’est semble-t-il ce à quoi s’est attelé le FMI en Argentine. Ce pays, dont le niveau de vie était supérieur à celui de la Grande Bretagne en 1948, est à l’été 2001 au bord du gouffre. Pour sur, bien des erreurs furent commises dans les précédentes décennies. Mais, ces dernières années, avec le Currency Board et la politique brutale de privatisations, on pensait avoir trouvé le remède. Sans-doute aurait-on mieux fait de s’adresser aux médecins de Molière, ceux qui vous tuaient en quelques mois à coup de lavements et de saignées. C’eut été plus rapide. Mais sans doute pas moins radical que les conséquences d’une politique libérale mise en place avec l’assentiment du FMI. Les salaires impayés s’accumulent, et le gouverneur de la province de Buenos-Aires commence à émettre une monnaie parallèle, les patacones, pour faire face à ses obligations. Voilà pour montrer que ce qui arriva en Russie n’est pas à imputer, comme on le fait trop souvent à un quelconque malheur russe et un quelconque déterminisme culturel. Quant au FMI, c’est à se demander si c’est une organisation financière internationale ou un accident industriel. Mais la catastrophe économique cache parfois plus que simplement de l’arrogance et de l’incompétence.

Le temps des copains

Le désastre économique en Russie sert en effet de révélateur au comportement des conseillers occidentaux. L’engagement des économistes orthodoxes venus d’outre-Atlantique en faveur de pouvoirs exécutifs forts, et au détriment de la construction de réelles institutions démocratiques, est indéniable. Il a trouvé son apogée dans les semaines qui ont précédé et suivi la dissolution du Parlement russe en 1993[11]. Les économistes libéraux russes ne furent pas de reste. Rappelons comment Gaïdar lui-même se fit l’avocat des mesures les plus extrêmes et de la dictature la plus brutale, si cela pouvait conduire à une amélioration de la situation économique[12]. Chez les uns comme chez les autres domine à l’époque le sentiment d’être à même de connaître l’avenir, de détenir la clé du futur. Ce sentiment tire ses racines de la croyance en des “lois” économiques fonctionnant à l’instar des lois de la nature, de manière indépendante et séparée de l’action humaine. Les économistes en position de conseillers (Jeffrey Sachs, Anders Äslund ou Stanley Fisher) comme ceux en position de gouvernants (Yegor Gaïdar, Boris Fyodorov et plus tardivement Anatoly Tchoubaïs) ont eu une responsabilité, au moins morale, déterminante dans le conflit d’octobre 1993 qui conduisit la Russie à deux doigts de la guerre civile[13].

De fait, à la suite de la nouvelle Constitution, écrite par les libéraux et dont l’adoption en décembre 1993 reste, pour le moins, sujette à caution, l’exécutif se dégagea de tout contrôle et de toute responsabilité. Le nouveau Parlement, la Douma, fut réduit à un Parlement croupion. Se développa alors une économie politique de la transition qui conduisit à l’effondrement d’août 1998. Un pouvoir à la légitimité faible et contestée s’appuyant sans cesse sur des puissances financières dont il a facilité l’émergence, et qui usent et abusent de sa situation de faiblesse pour lui extorquer de nouvelles concessions. La spéculation, dangereuse et irresponsable, qui provoqua la mort des grandes banques au soir de la dévaluation, peut alors mieux se comprendre. Si le système bancaire était structurellement vulnérable, certaines banques, celles qui étaient détenues par les “oligarques”, étaient en mesure de peser sur les règles du jeu. Fortement imbriqués dans ce système politique eltsinien qu’ils finançaient (on le vit pour les élections de 1996) ces oligarques vivaient dans un sentiment d’impunité complète. Quand on est économiste, on appelle cela l’aléa moral. Mais qu’importent les mots, la réalité est bien là. Ces banquiers, tellement courtisés par les occidentaux en 1996 et 1997, avaient été les grands bénéficiaires de l’opération “loans for share” (une privatisation à bon compte des grandes entreprises exportatrices contre des prêts au gouvernement) en 1995. Ils avaient obtenu, tels des fermiers généraux de l’Ancien Régime, la gestion directe des finances publiques. Ceci était possible en l’absence de l’équivalent russe d’un système analogue au Trésor en France et ce par la grâce d’Anatoli Tchoubaïs et Boris Nemtsov qui s’étaient opposés à l’introduction d’un tel système. Tchoubaïs reçut, d’une maison d’éditions liées à un des bénéficiaires de ces opérations, 100 000 dollars d’avance sur droits d’auteurs. Boris Nemtsov, alors ministre, fréquentait assidûment les fêtes, qui souvent tournaient à l’orgie crapuleuse, données par ce même oligarque. On comprend que ces grandes banques se soient crues durablement protégées contre les effets de leurs imprudences. L’aléa moral, en Russie, fut le produit de la collusion et de la corruption instituées en système. Telle fut, en Russie, l’autre face de la soi-disant indépendance de l’expertise et des experts.

Le soutien que reçurent les organisateurs d’un tel système de la part du FMI et des gouvernements occidentaux, et en premier lieu du gouvernement américain, pose directement la question des responsabilités[14]. Des accusations précises visant des collusions et des convergences d’intérêt entre conseillers occidentaux et responsables russes, en particulier de Jeanine Wedel, n’ont jamais été démenties[15]. En septembre 2000, le gouvernement américain a d’ailleurs assigné en justice André Shleifer, professeur d’économie, subordonné de Jeffrey Sachs au Harvard Institute for International Development et ancien responsable du groupe des conseillers de l’Université de Harvard en Russie. Devant ces faits, au début de 2000, l’Université avait d’ailleurs décidé, à la suite d’une enquête interne, de dissoudre le HIID[16]. Les réseaux de connaissance, d’alliance et d’intérêts, unissant “libéraux” russes et experts occidentaux sont d’ailleurs au cœur des dérives désastreuses que l’on a pu observer en Russie.

Le scandale qui provoqua l’action en justice et la dissolution du HIID avait une cause simple. Les compagnes des deux dirigeants du HIID directement impliqués dans la mise en place de la privatisation, MM. Shleifer et Hay, étaient elles-mêmes des responsables de fonds d’investissement travaillant sur les titres des sociétés privatisées. Mais le mal est plus profond. On peut le constater en regardant les diverses relations unissant les acteurs russes et américains sur le graphique ci-dessous. Anatoly Tchoubaïs, responsable des privatisations et plusieurs fois ministre, fut salarié, et grassement, par le HIID. Les collusions entre les experts et des fonds d’investissement furent nombreuses. Plus grave encore, le scandale impliquant la Bank of New York, une des plus anciennes institutions financières américaines. Elle fut accusée d’avoir participé dans des opérations financières frauduleuses sur une échelle très importante.

Une des responsables de la Bank of New York, licenciée lors du scandale, Lucy Edwards, était la femme de Peter Berlin, un émigré russe ayant créé une société, la Benex. Celle-ci avait blanchi entre 4 et 10 milliards de dollars de début 1998 à l’été 1999. Berlin était bien connu comme l’un des contacts entre la communauté financière américaine et les nouveaux banquiers russes[17]. Konstantin Kagalovsky, un dirigeant de la banque russe MENATEP, fut aussi mis en cause. MENATEP avait été fondée par un des jeunes libéraux russes, Mikhail Khodorkovsky. Kagalovsky, quant à lui fut en 1991 l’un des principaux intermédiaires entre Jeffrey Sachs et Gaïdar. Devenu Premier-Ministre, ce dernier le remercia en le nommant le premier représentant de la Russie au FMI. Sa femme, Natacha Kagalovsky, était la responsable des opérations menées depuis Londres par la Bank of New York au profit de détenteurs russes de comptes aux États-Unis[18].

 

“Qui est qui” chez les experts et les libéraux russes en 1992-1998

Russie-1998

HIID: Harvard Institute for International Development.

GKI: agence de l’État russe pour la gestion du patrimoine d’État.

 

Voici donc quelles furent les pratiques des jeunes libéraux. Revenons un instant sur ce qu’écrivait à l’été 1993 Stanley Fisher, le second du FMI; la citation est rétrospectivement savoureuse:

Tous les programmes de réformes récents et les stabilisations réussies ont été dirigés et associés à un responsable, en général le Ministre des Finances, travaillant avec une équipe réduite de conseillers de confiance (en général jeunes) qui surveille la mise en oeuvre de ce programme dans les divers ministères[19].

L’idéologie politique sous-jacente à un tel avis est explicite. On voit aussi ce à quoi ceci a abouti en Russie. À partir de 1994/1995, les réseaux que l’on vient de décrire ne correspondaient plus uniquement à de simples affinités idéologiques. Ils structuraient des relations d’intérêt, certaines illégales comme devaient le démontrer les poursuites en justice, et pour partie légale – compte tenu de la législation russe – mais fortement discutables du simple point de vue de l’éthique de l’expertise. Le gouvernement américain avait été régulièrement tenu au courant des malversations commises par les “ libéraux ” russes. Ses responsables avaient tout aussi régulièrement refusé d’écouter les mises en garde provenant de ses propres services[20]. Les phénomènes de collusion ont donc aussi existé du côté occidental dans cette affaire. Ils ont certainement accru l’influence des milieux bancaires souhaitant la poursuite, le plus longtemps possible, des mécanismes financiers décrits en Russie en raison des profits qu’ils en tiraient. Le Secrétaire d’État au Trésor à Washington était en 1998 Robert Rubin, qui avait travaillé quelques années dans le passé à la mise en place du marché des GKO.

Un ancien responsable de la CIA et du Conseil National de Sécurité américain, Fritz Ermath, n’a pas hésité à évoquer ce problème publiquement lors de son audition devant la commission aux affaires bancaires et financières de la Chambre des Représentants[21]. Mais ces collusions vont au-delà. À l’occasion de la nomination de Lawrence Summers, l’ancien second, puis successeur de Rubin au Trésor, l’ancien directeur du journal de langue anglaise, le Moscow Times, pouvait écrire[22]:

Summers ne figure pas dans la plainte du Département de la Justice (contre le HIID), mais il a été pour des décennies le mentor de Shleifer. En tant que professeur au MIT, il a recruté Shleifer, alors un jeune étudiant à Harvard, comme assistant de recherches, débutant ce que le Journal of Economic Perspectives devait décrire comme une “longue période d’amitié et d’éducation réciproques”. Même quand le travail de Schleifer en Russie devint l’objet d’une enquête, Summers continua à le soutenir. (…) Ce qui est aussi intéressant est de voir comment le Harvard project et les réformateurs russes ont coopéré pour gagner le contrôle sur le financement de l’aide américaine. (…) Voici comment les choses marchaient. Le groupe d’Harvard cultivait l’amitié de “réformateurs” comme Tchoubaïs. (L’amitié en action: quand Eltsine renvoya brièvement Tchoubaïs en raison du trucage des appels d’offres concernant les compagnies pétrolières, le groupe d’Harvard utilisa l’argent de l’USAID([23]) pour recruter Tchoubaïs avec un salaire de 10 000 dollars par mois comme consultant). L’USAID nota avec approbation “les profondes relations de confiance” entre Harvard et les réformateurs et cita ce fait comme une des raisons pour donner des aides supplémentaires à Harvard, tout en repoussant les projets présentés par d’autres institutions.

Dans les rares occasions où l’USAID alloua de l’argent à des organisations qui n’avaient l’agrément de Harvard, les réformateurs devaient annuler cela. Par exemple quand une équipe de Stanford remporta un concours de l’USAID pour travailler avec la commission russe des opérations en bourse, une commission qui avait été mise en place par Shleifer et Hay, le réformateur dirigeant cette commission déclina l’offre. Stanford perdit le contrat et plus tard Harvard reçut de l’argent pour le même travail“.

Les affirmations contenues dans l’article de Bivens et concernant l’action de Summers et les pratiques du HIID n’ont pas été démenties et n’ont pas donné lieu, à une plainte en diffamation. Or, les accusations qu’elles contiennent sont importantes. Leur importance dépasse les montants alloués par l’USAID au HIID. En effet, la seule source de légitimité de l’expertise “indépendante” de conseillers économiques réside dans les procédures de choix censées garantir le caractère scientifique des conseils. C’est pour cela que l’on attache une telle importance à des procédures comme les concours et les appels d’offre. Or, ce que révèle Bivens, ce sont les pratiques les plus éhontées de copinage. Là où l’on prétend nous présenter la transparence de choix scientifiquement fondés, on découvre la collusion et la corruption sans freins ni vergogne. Et, de ces pratiques, émerge la figure d’un officiel de l’administration américaine, Lawrence Summers, que des liens anciens unissaient avec le principal responsable du HIID, André Shleifer.

Celui qui fut, à l’époque du krach russe en août 1998, le supérieur de Summers, Robert Rubin n’échappe pas non plus à quelques soupçons. Il fut, avant de prendre la très officielle position de Secrétaire au Trésor, un des responsables de la banque Goldman Sachs, et en particulier celui qui supervisa la mise en place du marché des titres publics russes, les GKO, qui furent le détonateur du Krach. En 1992, il avait été détaché auprès de Boris Eltsine comme conseiller sur les problèmes bancaires. En juin 1998, alors que la crise financière était une évidence, Goldman Sachs, qui avait placé de grandes quantités de titres russes à des investisseurs occidentaux, leva, pour le gouvernement de Moscou 1,25 milliards de dollars en nouveaux titres. Pour asseoir la crédibilité de cette opération, cette banque organisa à grands frais une soirée à Moscou, à la Maison des Syndicats. D’après Joseph Kahn et Timothy O’Brien, des personnalités russes et occidentales furent invitées. La banque paya même 100 000 dollars à M. Georges Bush père pour obtenir sa présence. Quand la crise éclata et que le gouvernement russe fit défaut sur les GKO, placés en partie par Goldman Sachs, cette société annonça que ses pertes étaient minimales. Elle avait en effet revendu les GKO qu’elle détenait quelques semaines avant la crise[24]. Quelle magnifique coïncidence! Elle est bien propre à nous faire croire qu’il est un Dieu pour les banquiers, surtout quand un de leurs anciens employés est devenu l’équivalent du Ministre des Finances américain.

Il reste que l’affirmation selon laquelle la banque avait pu se dégager à temps grâce aux bonnes anticipations de ses experts est quelque peu douteuse. Des ventes massives par Goldman Sachs de GKO détenus dans son portefeuille survenant fin juillet ou début août n’auraient pas manqué d’inquiéter et d’avertir les autres opérateurs. Pour que ces ventes aient pu se dérouler sans provoquer de remous dans le marché, il faut qu’elles aient été progressives et étalées sur plusieurs semaines. Ceci signifie que cette banque, compte tenu de son rôle dans le placement des GKO, s’est forcément trouvée dans la position consistant à vendre les mêmes titres dont elle conseillait l’achat à ses clients. Ceci n’est sans doute pas illégal; on appréciera néanmoins le contenu éthique d’une telle pratique. Signalons enfin que Goldman Sachs avait aussi développé des relations très étroites avec un des oligarques russes, Mikhail Khodorkovsky[25], l’un des protecteurs de Kagalovsky impliqué dans le scandale de la Bank of New York.

Voila donc qui est bien instructif sur ce que peut signifier l’expertise, le conseil, et généralement une politique économique quand celle-ci est décidée et mise en oeuvre en dehors de tout contrôle démocratique. Il y a un lien qui va de la destruction du parlement de Russie en octobre 1993, aux pratiques de corruption et de collusion que l’on vient de décrire. Ces pratiques ont d’ailleurs été dénoncées par des personnes que nul ne peut suspecter d’être des nostalgiques de l’ordre soviétique. Ce lien est d’abord logique. Un pouvoir privé de légitimité se réduit rapidement à un gang de prédateurs. Il fonctionne en circuit fermé, ce qui encourage des abus. Faute de contrôle parlementaire, ces derniers peuvent se multiplier à loisir. L’indépendance tant vantée des conditions de décision n’est pas une garantie contre la prise d’intérêts, l’abus de bien social, le vol porté au niveau d’un sport quotidien. Cette indépendance est par contre une garantie d’impunité pour bien des acteurs.

Il y a aussi un lien politique. Cette évolution a été tolérée, couverte, et même encouragée par des pays occidentaux et des organisations occidentales au nom de la défense de l’économie de marché et de la démocratie. Pourtant, comme le disait David Satter dans son témoignage devant le congrès américain[26]:

Les réformateurs ont perdu leur popularité en Russie non pas parce qu’ils ont défendu la démocratie, mais parce qu’ils ont facilité la criminalisation de leurs pays.”

On ne saurait ainsi mieux poser le problème des idées politiques spontanées de certains économistes. Ceci est vrai à Moscou, Washington, mais aussi Paris et quelques autres capitales. Trop souvent la politique économique mise en oeuvre au nom des canons de l’économie dominante se révèle être comme le mulet, opiniatre et stérile. Elle n’apporte aucun soulachement, et s’entête dans ses erreurs. Que les résultats divergent des prévisions, et l’on trouvera toujours de bonnes explications. En règle générale on vous dira que les principes étaient bons mais ne furent pas appliqués avec assez de vigueur ou de constance. Les voies discordantes sont balayées d’un revers de main. L’accusation de passéisme frappe aisément celui qui critique. Cette manière de concevoir la politique économique incarne en effet, pour ceux qui l’appliquent et la défendent, la modernité.


[1] voir G.W. Breslauer et C. Dale, “Boris Yel’tsin and the Invention of a Russian Nation-State”, in Post-Soviet Affairs, vol. 13, n°4/1997, pp. 303-332.

[2] Blanchard O., Froot K., Krugman P., Layard R. & Summers L.,  Reform in Eastern Europe, Cambridge, Mass. : MIT Press, 1991.

[3] Dornbush R., “Priorities of economic reform in Eastern Europe and the Soviet Union”, Occasional paper  n° 5, CEPR, Londres, 1991.

[4] Pour une évaluation plus sytématique, voir, J. Sapir , “A l’épreuve des faits…Bilan des politiques macroéconomiques mises en oeuvre en Russie”, in Revue d’études comparatives est-ouest, vol.30, n°2-3, 1999, pp 153-213.

[5] Il convient ici d’ajouter que, plus tard, en 1997, le FMI se rallia au principe de telles taxes. Hélas, le mal avait été fait.

[6] Pour une analyse des processus conduisant à la crise, J. Sapir, “La crise financière russe: la finance émergente en transition”, in J. Gravereau et J. Trauman, (edits.), Crises Financières, Economica, Paris, 2001, pp. 271-288.

[7] J. Sapir, Le krach russe, Paris : La Découverte, 1998.

[8] J. Sapir, Le krach russe, op. cit..

[9] Stiglitz J. E., “Quis Custodiet Ipsos Custodes?”, Keynote Address, Annual Bank Conference on Development Economics – Europe, Governance, Equity and Global Markets, Banque Mondiale et CAE, Paris, 21-23 juin 1999.

[10] Le plus connu étant: Stiglitz J. E. & Weiss A., “Credit rationing in markets with imperfect information”, American Economic Review, Vol. 71, n° 3/1981.

[11] Voir en particulier, Fisher S., “Prospects for Russian stabilization in the Summer of 1993”, in A. Åslund (Ed.), Economic Transformation in Russia, New York : St. Martin’s Press, 1994, pp. 8-25 et Sachs J. , “Prospects for monetary stabilization in Russia”, in A. Åslund (Ed.), Economic Transformation in Russia, New York : St. Martin’s Press, 1994 pp. 34-58. Il faut ici rappeler que Stanley Fisher a été le n°2 du FMI.

[12] V. Mau, Ekonomika i Vlast’ : predvoritel’nye itogi, Natchala Press, Moscou, 1995, p. 42.

[13] Sur ces événements, voir J. Sapir, Le Chaos russe, La Découverte, Paris, 1996.

[14] Voir, Sapir J. (2000a), “Le FMI et la Russie: conditionnalité sous influence”, Critique Internationale, n°6, hiver 2000, pp. 12-19.

[15] Voir Wedel J.R., (1998), Collision and Collusion – The strange case of Western Aid to eastern Europe, 1989-1998, New York, St Martin’s Press.

[16]Carey Goldberg, “U.S. Seeks Millions in Suit Against Advisers to Russia”, New York Times, 27/09/2000.

[17]Voir R. Bonner, “ Bank of New York dismisses second employee in laundering cas ”, New York Times, 3 septembre 1999, édition électronique.

[18] Voir D. Hoffman, “ In Russia, the money doesn’t add up ”, Washington Post, 29 août 1999, p. A1, et “ N.Y. probe unsettles Moscow magnates ”, Washington Post, 31 août 1999, p. A7. Voir aussi le témoignage de T.A. Renyi, Président du directoire de la Bank of New York Co., Inc. devant le comité de la Chambre des représentants sur la banque et les services financiers, Washington, 22 septembre 1999, via Internet.( www.house.gov/banking/testoc2.htm).

[19] Fisher S., “Prospects for Russian stabilization in the Summer of 1993”, in A. Åslund (Ed.), Economic Transformation in Russia, op.cit., p.24.

[20] R.G. Kaiser, “ Pumping up the problems : Has investing in the Yeltsin machine put America’s relationship with Russia at risk ? ”, Washington Post, 15 août 1999, p. B01.

[21] F.W. Ermarth, “ Testimony of Fritz W. Ermarth on Russian organized crime and money laundering before the House committee on Banking and Finance ”, 21 septembre 1999, Washington, USGPO, via Internet. (www.house.gov/banking/testoc2.htm) .

[22] M. Bivens, “Harvard’s “fitting choice”", Édition electronique du Moscow Times, lundi 18 juin 2001.

[23] L’USAID est l’agence gouvernementale américaine finaçant l’assistance technique aux pays en voie de développement. Elle a été une des principales sources de financement, et ce pour des montants de plusieurs dizaines de millions de dollars, du HIID.

[24] J. Kahn et T. O’Brien, “How Goldman sachs escaped the Russian economic Bloodbath”, The New York Times, 17 octobre 1998.

[25] Idem.

[26] David Satter, Senior Fellow, The Hudson Institute and Visiting Scholar, The Johns Hopkins University Nitze School of Advanced International Studies (SAIS), Statement, House Committee on International Relations, October 7, 1999.


À propos de l'auteur
Jacques Sapir
Jacques Sapir
Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
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