Trois jours avant le référendum en Crimée, le jeudi 13 mars, le Premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk était en visite aux États-Unis, où il a exhorté V.Poutine au dialogue. Barack Obama a, lui, menacé Moscou de sanctions. Mais pourquoi la Russie ne reconnaît-elle pas le gouvernement provisoire de Kiev ?

 

Trois jours avant le référendum en Crimée, le jeudi 13 mars, le Premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk était en visite aux États-Unis, où il a exhorté V.Poutine au dialogue. Barack Obama a, lui, menacé Moscou de sanctions. Crédits: Oleg Shumilin

Crédits: Oleg Shumilin

Point de non-retour

Pour répondre à cette question, il faut revenir en arrière : au 21 février 2014, date à laquelle Viktor Ianoukovitch a signé un accord de sortie de crise avec les chefs de l’opposition parlementaire ukrainienne Viktor Klitchko, Arseniï Iatseniouk et Oleg Tiagnibok. La signature a eu lieu en présence des ministres des Affaires étrangères allemand et polonais ainsi que du directeur de l’Europe continentale au ministère français des affaires étrangères Eric Fournier. La Russie, jugeant que l’accord en question ignorait sa position sur la crise ukrainienne, n’y avait pas délégué son ministre des affaires étrangères. Lors de la signature, Moscou n’a ainsi été représentée que par son rapporteur pour les Droits de l’homme, Vladimir Loukine. Par ce choix, la Russie faisait savoir qu’elle refusait d’endosser la responsabilité du déroulement futur des événements en Ukraine, mais qu’elle était en revanche inquiète de la situation humanitaire dans le pays.

Plus tard, le ministre polonais des affaires étrangères Radoslaw Sikorski annonçait à la presse que c’est Vladimir Poutine qui était parvenu à convaincre Viktor Ianoukovitch, lors d’une conversation téléphonique, de renoncer à l’usage de la force et de respecter les termes de cet accord signé avec l’opposition. Ianoukovitch a tenu sa promesse. L’opposition, non. Par un coup d’état, elle s’est emparée du pouvoir suprême en Ukraine. La Russie s’est sentie trompée : non par l’opposition – ce n’est pas avec elle qu’elle avait conclu un accord – mais par ses partenaires occidentaux, qui avaient assisté à la signature.

 

Tous amis des États-Unis

Une fois au pouvoir, l’opposition ukrainienne a formé son gouvernement, qui compte aujourd’hui deux groupes principaux : celui des combattants de Maïdan, tels l’ex-commandant et actuel secrétaire du Conseil de la sécurité nationale Andreï Paroubiï, et celui des « vieux amis des États-Unis », comme le confirment les données de Wikileaks. Le portail d’informations nous apprend notamment que l’actuel dirigeant de la Sécurité ukrainienne, Valentin Nalivaïtchenko, fournissait à l’ambassade américaine de Kiev, jusqu’aux élections de 2010, des matériaux compromettants sur Ioulia Timochenko et l’oligarque Konstantin Jevago.

Toujours grâce à Wikileaks, on découvre que Iouriï Prodan l’actuel ministre ukrainien de l’énergie (poste qu’il avait déjà occupé de 2007 à 2010), a très activement soutenu les intérêts américains dans le secteur du nucléaire en Ukraine. Il a notamment travaillé sur un projet très risqué qui consistait pour Kiev à renoncer au combustible nucléaire russe pour le remplacer par son équivalent américain. Autre fait avéré : le groupe des combattants de Maïdan et celui des « amis des États-Unis » sont unis par des liens de coopération assez étroits. Ainsi le dirigeant de la Sécurité Valentin Nalivaïtchenko a-t-il participé aux entraînements dans les camps du mouvement « Trident », dont est issu le désormais célèbre Secteur droit (mouvement nationaliste radical au sein de Maïdan). Les services de renseignement russes doivent en savoir plus, mais ces informations seules suffiraient à convaincre le Kremlin que le nouveau gouvernement ukrainien est en réalité dirigé depuis Washington.

 

Bêtise ou provocation ?

Le gouvernement ukrainien a marqué son entrée au pouvoir par l’abolition de la loi sur les langues régionales, qui notamment élargissait l’espace des usages de la langue russe (parlée, selon les chiffres ukrainiens officiels de 2001, par 29,6 % de la population). Le gouvernement a également supprimé une loi qui interdisait la propagande du fascisme en Ukraine. Bien que le président ukrainien par intérim Olexandre Tourtchinov ait déclaré quelques jours plus tard qu’il n’approuverait pas l’abolition de la loi sur la politique linguistique, la nouvelle avait déjà fait son effet. D’autant que les attaques se poursuivaient contre les représentants du Parti des régions et du Parti communiste. La presse ukrainienne a commencé de débattre des « moyens de combattre les traîtres à l’Ukraine » et d’un éventuel assaut du Secteur droit contre l’ambassade russe de Kiev. Et même si la plupart de ces rumeurs ne se sont pas confirmées, tout laissait alors croire à l’explosion prochaine d’une guerre civile commandée par les forces néonazies et antirusses sous la direction des États-Unis.

Dans ce contexte, le Kremlin ne disposait plus d’aucune ressource pacifique pour influencer la situation : Viktor Ianoukovitch avait fui l’Ukraine, son Parti des régions est quasiment disloqué, et les fonctionnaires et oligarques ukrainiens se sont rangés du côté du gouvernement provisoire. Les forces pro-russes en Ukraine étaient marginales, à l’image du parti Rodina à Odessa, qui subissait la pression constante de Kiev. Seule Sébastopol s’est mobilisée et s’est choisie un maire pro-russe, l’homme d’affaires Alexeï Tchaly. (Sébastopol était jusqu’alors la seule ville d’Ukraine à avoir été privée du droit d’élire son propre maire, ndlr). Dans cette situation, Sébastopol pouvait servir au Kremlin de place d’armes dans la défense de la Flotte russe de la mer Noire. Mais elle n’aurait pas suffi pour influer sur la situation dans toute l’Ukraine – une mission que toute la Crimée unie, en revanche, pouvait accomplir.

Le 27 février 2014, à Simferopol, en Crimée, des affrontements violents ont opposé les participants de deux manifestations parallèles, une pro-russe et une pro-ukrainienne, la seconde étant majoritairement soutenue par les Tatars de la région. Le lendemain, à cinq heures du matin, des hommes « très polis », armés et en uniforme mais sans marque d’appartenance, ont pénétré dans le bâtiment du Conseil Suprême (le parlement régional) de Simferopol. Le même jour, les députés élisaient un nouveau gouvernement de Crimée. Ce dernier a décrété l’organisation prochaine d’un référendum sur le statut de la Crimée et mené des négociations avec la communauté tatare. Sur-le-champ, la paix est revenue en Crimée.

Ces événements de Simferopol ont déclenché une série d’insurrections pro-russes dans d’autres régions de l’Ukraine, notamment à Kharkov, Donetsk, Lougansk et Odessa. Le 1er mars, Vladimir Poutine a demandé au Conseil de la Fédération l’autorisation de recourir à la force militaire en Ukraine, et l’a obtenue le jour même. Comment reconstruire l’enchaînement ayant poussé à la prise de cette décision, qui entraîne des risques aussi élevés pour les deux pays concernés que pour le reste du monde ? Ce dont on est en tout cas certain, c’est que la veille, le vendredi 28 février, l’ambassadrice des États-Unis à l’ONU Samantha Power avait proposé d’envoyer en Crimée une mission de médiateurs. En Russie, c’était samedi matin – et quelques heures plus tard, Vladimir Poutine adressait sa demande au Conseil de la Fédération. La « mission de médiateurs » évoquée par Mme Power aurait pu placer la Crimée sous le contrôle de l’Occident, ce que Vladimir Poutine ne pouvait admettre. Il semble aujourd’hui évident que la position de ces représentants occidentaux, s’ils avaient pu se rendre en Crimée, aurait été hostile à la Russie – et non neutre (Et que, par conséquent, les intérêts des Russes ethniques et des Ukrainiens russophones de Crimée auraient été ignorés, ndlr).

Selon certaines sources, Angela Merkel aurait déclaré récemment à ses partenaires américains que Vladimir Poutine avait « perdu le sens des réalités ». Mais la vérité, c’est que la « réalité » ukrainienne n’a jamais été la même pour les Russes et pour les Occidentaux. Pour l’Ouest, soutenir la rue, faire pression sur les élites ou les soutenir financièrement et même fournir une présence militaire secrète en Ukraine sont des agissements faisant tous partie des règles du jeu – alors qu’une intervention militaire ouverte ne peut être considérée que comme une violation de toutes les conventions et normes internationales.

Pour la Russie, la politique menée par l’Occident sur le territoire ukrainien équivaut déjà à une guerre ouverte. Et, dans ces conditions, le « respect des conventions » revient pour elle à trahir les Russes ethniques d’Ukraine aussi bien que les Ukrainiens russophones. S’il ne s’agit, pour nos partenaires occidentaux, que d’une lutte d’intérêts et d’une concurrence pour les zones d’influence, il est question, pour la Russie, d’une véritable catastrophe humanitaire dans l’État le plus proche de sa frontière. Ce qui ne représentait pour l’Occident que l’étape suivante d’un jeu commencé de longue date constituait, pour la Russie, une violation perfide des accords tacites – et une déclaration de guerre. À laquelle la Russie a estimé de son devoir de répondre.