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23 avril 2014

EUROPE, EURO - À lire: La Malfaçon (de F. Lordon)

Sur le blog de JACQUES SAPIR

À lire: La Malfaçon

21 avril 2014
Par

Frédéric Lordon vient de publier un ouvrage, La Malfaçon[1], consacré tant à la construction de l’Union Européenne, qu’à la financiarisation et à l’Euro.
Ce livre, il faut le dire d’emblée est excellent, tant dans la forme – et tous les lecteurs des textes de Frédéric Lordon le savent – que dans son fond. Cela n’exclut pas certaines critiques, et l’on y reviendra, mais la première chose que l’on peut dire de ce livre c’est qu’il faut courir l’acheter.

 

Une critique de l’Union Européenne

Le premier thème abordé est bien entendu – élection européennes obligent – la question des formes prises par ce que l’on a tendance à appeler le « construction européenne » et qui n’est en réalité que la construction d’institutions libérales dans des pays de l’Europe. La démonstration, déjà faite par Coralie Delaume[2] et bien d’autres, du caractère anti-démocratique de cette construction touche ici particulièrement juste parce que Lordon est un économiste et qu’il est bien placé pour démonter les non-dits derrière certaines formes institutionnelle. Il montre aussi, et même surtout, comment le poids de l’Allemagne a foncièrement déséquilibré cette construction. De ce point de vue, on est passé d’une lucidité, certes mal renseignée, d’un François Mitterrand à l’aveuglement coupable de Nicolas Sarkozy ou de François Hollande. Là ou Mitterrand voulait « clouer la main de l’Allemagne sur la table », les deux autres se sont transformés en simples valets aux ordres du capitalisme allemand. Jamais l’imitation de l’Allemagne (comme on parlait au XIVè siècle de L’imitation de Jesus Christ[3]) n’a été aussi fort dans la société française, et avec des conséquences aussi désastreuses[4]. François Mitterrand s’est lourdement trompé[5], et s’est laissé abuser par les dirigeants allemands de l’époque. Au moins ne nourrissait-il aucune illusion sur la logique du processus qui s’était mis en marche.

Il insiste aussi sur les responsabilités françaises dans le désarmement total de l’Union européenne face à la finance et à la spéculation, un point qui est souvent négligé dans le débat actuel[6].

 

Sortir de l’Union européenne et sortir de l’Euro.

Ce deuxième thème recouvre les chapitres 4 et 7 de l’ouvrage. Si le mode d’exposition n’est pas sans logique, il conduit cependant à des redondances, et c’est pourquoi il faut joindre ces deux chapitres par delà les chapitres 5 et 6, qui traitent d’un autre problème. Dans le chapitre 4, Frédéric Lordon analyse le cas grec. C’est un des points les plus intéressants de son ouvrage. Il montre pourquoi il n’y a pas de solution dans les cadres actuels de la zone Euro à la crise grecque. Puis, dans le chapitre 7, il envisage la question d’une sortie de l’Euro. Ici encore, on ne peut qu’être d’accord avec ce qui est exposé. Les conditions pour un bon fonctionnement d’une hypothétique « monnaie commune » sont clairement énoncées. Le seul reproche que l’on peut lui faire et d’avoir lu trop vite certains auteurs, dont moi-même. Contrairement à ce qui est écrit, je ne « balance » pas entre deux positions. S’il avait lu plus attentivement Faut-il sortir de l’Euro ?[7] il aurait vu que : « Ma position initiale était de défendre le principe d’une monnaie commune et non unique. J’appelais dans mon livre puis mon article de 2006[8] au passage de la seconde vers la première parce que j’anticipais les problèmes qui surgiraient au premier choc d’importance que connaîtrait la zone euro. Le débat fut enterré avant même que de commencer [9]».

Aujourd’hui, pour pouvoir penser une monnaie commune, il faut commencer par retrouver les monnaies nationales. Une sortie de l’Euro, qu’elle soit coordonnée ou qu’elle se fasse dans le désordre, est donc un préalable. Après, on pourra, et je pense même que l’on devra, se poser la question de la monnaie commune. C’est une forme (il peut y en avoir d’autres) de coordination monétaire. D’ailleurs, dans la conclusion du même ouvrage, j’écris : « La réaffirmation de l’importance stratégique du niveau de l’État-nation dans la crise actuelle doit aller de concert avec la réaffirmation de l’importance et de l’urgence du principe de la coordination monétaire. On tend souvent à la confondre avec la coopération. Or il s’agit bien de deux concepts distincts ». J’avoue que je ne vois pas ce qui conduit Frédéric Lordon à écrire que je « balancerai » entre deux positions.

 

La question de la souveraineté.

Une troisième question est abordée dans cet ouvrage, c’est celle de la souveraineté et du rapport à la Nation. Des choses très fortes, et très justes, sont ici écrites, et les Coutrot, Samary et autres Haribey reçoivent la monnaie d’une pièce qui était pendante depuis longtemps. Les incohérences de certains des « économistes atterrés » sont mises en évidence. Gageons que la « conversion » de Bernard Maris à une sortie de l’Euro fera jaser dans ce microcosme. Mais Bernard, lui, est d’une profonde honnêteté intellectuelle. Le recours à Spinoza, et à la théorie des affects pour tenter d’expliquer l’importance du concept de souveraineté est aussi un point intéressant. On ne peut qu’être d’accord quand il remarque, à la suite de Spinoza, que le peuple n’est pas une construction naturelle. Mais Spinoza est postérieur à Bodin, et ce dernier pose de manière sans doute un peu différente le pourquoi de la Nation et de la souveraineté. Ceci pose la question de savoir quand un « patriotisme » français émerge.

Commencé avec Philippe-Auguste[10], magnifié par la victoire du « dimanche de Bouvines »[11], ce patriotisme s’affirme à travers l’épopée tant réelle que mythique de Jeanne d’Arc. Ce patriotisme va révéler toute sa force au XVIème siècle sous Henri IV. La bataille, on aurait envie de dire « l’escarmouche »[12], de Fontaine-Française symbolisant l’union des Catholiques et des Huguenots Français contre le roi d’Espagne[13]. Désormais, la Nation a remplacé le lien religieux comme lien principal. La majorité des contemporains se définissent dès lors comme « Français » et non plus à travers leur allégeance religieuse. Quels que pourront être les soubresauts de l’histoire, les tentatives pour revenir en arrière, il y a un acquis fondamental. L’idée qu’il existe un « bien commun » entre Français, cette fameuse Res Publica, a été théorisée par Jean Bodin, qui servit Henri III et se rallia à Henri IV, dans Les Six Livres de la République[14]. Cet ouvrage montre que la période de constitution de l’Etat-Nation est close, puisque l’on peut en produire la théorie, et ouvre celle de l’évolution vers l’Etat moderne. Bodin, à la suite de Machiavel et vraisemblablement sous son inspiration à distance, imagine la puissance profane, lui qui se destinait pourtant dans sa jeunesse à être prêtre.  L’horreur des guerres de religions, de cette tentative pour restaurer une homogénéité religieuse devenue impossible, se retrouve dans l’obligation d’évacuer le fondement divin du pouvoir puis de l’ensemble de la vie sociale, ce que Bodin théorisera dans l’Heptaplomeres[15]. Ce faisant il évacue aussi la loi naturelle et divine. Si la souveraineté doit être dite, en son essence, puissance profane (ce que Spinoza ne démentirait pas), c’est parce qu’elle ne repose pas sur une loi de nature ou une loi révélée[16]. De ce point de vue, Bodin anticipe en fait Spinoza qui écrira lui aussi que « la nature ne crée pas le peuple », autrement dit qu’il est vain de vouloir imaginer une origine « naturelle » à l’ordre social. Elle ne procède pas de la loi divine comme de son origine ou de son fondement. Si le prince pour Jean Bodin est « image » de Dieu, il ne tient pas pour autant son pouvoir de Dieu. La distinction entre le monde symbolique et le monde réel est désormais acquise. On repense ici à l’oeuvre de Maurice Godelier[17]. Le sacré, le religieux, est appelé à la rescousse pour configurer l’imaginaire des contemporains, mais il est mis au profit d’une situation qui tire ses racines du monde réel. Bodin affirme entre autres que le sacrement à Reims n’est pas de l’essence de la souveraineté. Le monarque n’a pas lieu d’être chrétien. Il peut l’être, mais c’est son choix personnel. Dans le creuset des Guerres de religions, à l’ombre du massacre de la Saint-Barthélemy (1572), il élabore ainsi sa doctrine de la souveraineté absolue. Fors celle-ci, il ne peut y avoir de Res Publica, il ne peut y avoir de bien commun entre les hommes d’un pays donné.

 

L’ouvrage se conclut sur un chapitre en partie consacré au Front National, mais où le manque de contextualisation des citations pose problème, compte tenu de la trajectoire actuelle de ce parti. Une annexe revient, de manière polémique mais fort intéressante, sur l’évolution du PS et en appelle à une « révolution des balais », ce qui est un autre mot pour dire « dégage ». Au total, c’est un livre très riches par ses prises de position mais aussi ses interrogations, que nous livre Frédéric Lordon.


[1] Lordon F., La Malfaçon, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014.

[2] Delaume C., Europe, les états désunis, Paris, Michalon, 2014.

[3] Delaveau M et Yann Sordet, Un succès de librairie européen, l’Imitatio Christi, 1470-1850, Ed. des Cendres, Paris, 2012

[4] Chevènement J-P., La France est-elle finie ?, Paris, Fayard, 2011.

[5] Voir ; M.-F. Garaud, Impostures politiques, Paris, Fayard, 2010.

[6] Abdelal R. et S. Meunier, « Mondialisation : la French Touch », Telos, 12 octobre 2007, http://www.telos-eu.com/fr/article/mondialisation_la_french_touch .

[7] Sapir J., Faut-il sortir de l’Euro ?, Paris, le Seuil, 2012.

[8] J. Sapir, La Fin de l’euro-libéralisme, Paris, Seuil, 2006, chap. 3 ; idem, « La crise de l’euro : erreurs et impasses de l’Européisme », Perspectives républicaines, n° 2, juin 2006, p. 69-84.

[9] Sapir J., Faut-il sortir de l’Euro, op.cit, p. 15.

[10] Flori J., Philippe Auguste – La naissance de l’État monarchique, éditions Taillandier, Paris, 2002 ; Baldwin J.W., (trad. Béatrice Bonne, préf. Jacques Le Goff), Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondations du pouvoir royal en France au Moyen Âge, Paris, Fayard,‎ Paris,1991.

[11] Qui, après la bataille de Bouvines fut le premier roi à être dit « empereur en son royaume ». Duby G., Le Dimanche de Bouvines, Gallimard,‎ Paris,1973.

[12] Berger H., Henri IV à la bataille de Fontaine-Française, Dijon, 1958.

[13] Babelon J-P., Henri IV, Fayard, Paris, 1982.

[14] Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.

[15] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591.

[16] Voir Spinoza B., Traité Theologico-Politique, traduction de P-F. Moreau et F. Lagrée, PUF, Paris, coll. Epithémée, 1999, XVI, 7,cité par Frédéric Lordon.

[17] Godelier M., « Ethnie-tribu-nation chez les Baruya de Nouvelle-Guinée», in Journal de la Société des océanistes, N°81, Tome 41, 1985. pp. 159-168. Idem, La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.

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