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10 juin 2014

FN - Comment Taguieff propose de "digérer" le FN

Sur MARIANNE

Comment Taguieff propose de "digérer" le FN

Mardi 10 Juin 2014 à 16:40 | Lu 3070 fois I 4 commentaire(s)

 

Régis Soubrouillard
Journaliste à Marianne, plus particulièrement chargé des questions internationales 
Pour le philosophe et historien Pierre-André Taguieff, trente ans de rhétorique anti-fasciste et son processus de diabolisation ont contribué à installer le Front national au centre de la vie politique française. Plutôt que de continuer sur ce terrain-là, Taguieff fait un pari : digérer le parti par le débat démocratique. La dernière sortie outrancière du père serait à ce titre une occasion pour sa fille de solder définitivement l'héritage paternel. Osera-t-elle régler définitivement son compte au patriarche ? Le veut-elle seulement ?

 

Claude Paris/AP/SIPA
Claude Paris/AP/SIPA

«Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi » avait prévenu en 1989 le diplomate russe Arbatov à l’adresse des Américains. Quelques mois plus tard, la chute du mur de Berlin annonçait la fin du communisme et les Etats-Unis se voyaient priver de leur « meilleur ennemi »C’est que tout adversaire, si possible diabolique dans sa représentation, est une nécessité pour asseoir durablement une puissance ou stabiliser un pouvoir. Le constat vaut en politique intérieure. 


En France, le Front national a joué ce rôle-là pendant une trentaine d’années. La droite comme la gauche ont en effet eu besoin de Jean-Marie Le Pen et de son parti comme faire-valoir, repoussoir ou représentation du danger en politique. L'objectif (tantôt inconscient, tantôt affiché cyniquement) ? S'assurer, pendant cette longue période, l’éternel va-et-vient entre gauche et droite de gouvernement, le FN jouant en somme, pour ces deux camps, le rôle d'« assurance-vie politique ». Une stratégie utilisée aussi par... le FN lui-même qui, tour à tour a diabolisé les immigrés, l’Europe et ses opposants politiques pour imposer son discours.  

 

Philippe Cohen, cofondateur de Marianne et fondateur du site Marianne2.fr, avec Pierre Péan dans Le Pen, une histoire française avaient déjà démontré en quoi Jean-Marie Le Pen était indispensable à la préservation de cet écosystème politique où droite et gauche se partagent, à tour de rôle, le pouvoir. Refusant de donner dans l’antifascisme incantatoire et systématique, le livre a (au mieux) été ignoré par la presse et tout autant par les milieux politiques. 

 

Avec Du Diable en politique, réflexions sur l’anti-lepénisme ordinaire publié le mois dernier, Pierre-André Taguieff, lui, analyse comment cette diabolisation permanente du FN a empoisonné le débat politique, substituant des indignations morales confortables et répétées à toute réflexion argumentée, mais surtout ancrant durablement l’indispensable ennemi dans le paysage politique français. Un coup de maître d’un point de vue électoral : « Depuis le milieu des années 1980, face au FN qu’elle avait contribué à faire sortir des marges du système politique français, la gauche a ritualisé la stratégie de la peur, en jumelant la diabolisation néo-antifasciste du parti lepéniste et l’appel vertueux au “front républicain”, manière de traduire électoralement la stratégie du “cordon sanitaire” » écrit Taguieff.


Les « Vingt glorieuses » de la diabolisation du FN 

L'historien démonte précisément trente ans d'inefficacité de cette diabolisation intensive, analysant la portée de tous les discours anti-lepénistes successifs qui aboutira à fantasmer une société française jugée toute entière en état de lepénisation rampante : « À partir de 1983-1984, explique ainsi Pierre-André Taguieff, le mouvement lepéniste a incarné tout ce que rejetaient et méprisaient les élites antinationalistes ainsi que les héritiers de gauche du vieil antifascisme »C’est l’époque des « vingt glorieuses » du Front national. Car le FN n'a alors plus qu'à engranger en construisant son espace médiatique et politique en renversant l’argument du « front républicain » à son profit : le FN est « seul contre tous ». Résultat : il n'y a plus alors qu'un immense vide politique entre le FN et ce qu'il appellera l’« UMPS »...  

 

Politiquement le bilan est désastreux. Car, dans le même temps, les chiraquiens et les sarkozystes ont liquidé le gaullisme. Les jospinistes et les hollandistes ont ruiné le socialisme et réduits le PS à une machine de pouvoir incapable de la moindre réflexion. Le Front national se retrouve donc être aujourd’hui au centre de la vie politique française. Après avoir abandonné l’ultralibéralisme de son père et gardé le nationalisme, Marine Le Pen séduit les déçus des deux rives. Le Front national est devenu un parti attrape-tout, une formation qui profite de toutes les crises, réussissant l’une des alliances les plus fortes dans le champ politique français actuel : celle de l’aspiration nationale et de l’aspiration sociale.

 

Les indignations anti-fascistes entendus après les résultats des élections municipales et européennes ont montré que ces réflexes pavloviens sont toujours de mise dans les partis, faute de mieux. Mais ces cris d’orfraie sur le déferlement d’une vague brune en Europe au soir des élections européennes ont, cette fois, résonné dans le vide. En témoigne par exemple, même si une élection européenne a moins de répercussions qu'une présidentielle, la faible mobilisation lors des récentes manifestations anti-FN : 1,3 million de personnes dans la rue en 2002, 10 000 en mai. Mais c'est aussi parce que, comme l'explique clairement Jean-Yves Camus dans une note pour la Fondation Jean-Jaurèsl’Europe politique accueille désormais tout un kaléidoscope de droites radicales qu'il est difficile de ranger sous le même vocable d’ « extrême droite » : néo-fascistes, conservateurs, droites extrêmes, populistes, eurosceptiques...


Un défi pour « l'homme de gauche » paumé


La reductio ad hitlerum ne fonctionne donc plus. Pas plus que n'opère le spectre d’une rechute fasciste. « C’est précisément la banalité du constat qui fait peur aux observateurs engagés », analyse Taguieff. Car à travers cet échec, l'auteur décrit la disparition de « l’homme de gauche » réduit à un hybride social-libéral-écolo-conservateur-progressiste-républicain avec désormais « la poche à droite » et un vague souci de préserver « les acquis sociaux »Un homme de gauche d’autant plus paumé que son adversaire historique d’extrême droite apparaît désormais, à certains égards — et c'est bien là le plus troublant —, plus à gauche que lui ! Libération, sous la plume de Luc Vaillant, s'est d'ailleurs récemment interrogé en ces termes : « Et si le FN était plus à gauche que Hollande, plus social que le PS, plus anticapitaliste que le NPA ? »


Car l'extrême droite n’a, dans ses discours et son programme, plus grand-chose à voir avec la droite libérale. Défendant les services publics, prônant l'interventionnisme étatique, critiquant le capitalisme, elle aurait donc pour Taguieff bien plus à voir avec l'extrême gauche tant elle s'est « marxisée » (pas sûr tout de même que Marine Le Pen soit pour l'appropriation collective des moyens de production...). Resterait son conservatisme, son souverainisme et son bonapartisme, mais qui ne sont en rien des stigmates exclusifs de la seule extrême droite. Quant au combat que le FN mène contre « l’islamisation de la France », il se fait désormais prétendument au nom de la laïcité républicaine...

 

Néanmoins, la dernière sortie antisémite de Jean-Marie Le Pen sur la « fournée » à laquelle le président d’honneur du FN destine Patrick Bruel — après celle du virus Ebola —, est la preuve que la normalisation du FN est loin d'être totale. Mais par cette dernière outrance, Jean-Marie Le Pen donne à sa fille l'occasion de solder l’héritage encombrant du père par une prise de distance définitive. Dire qu'il s'agissait-là que d'une « faute politique » est un peu court. Tout comme annoncer que le site Internet du FN n'accueillera plus le « Journal de bord » de Jean-Marie Le Pen. Mais Marine Le Pen osera-t-elle régler définitivement son compte au patriarche ? Le veut-elle seulement ?


Car des preuves d’une véritable normalisation réussie permettraient de situer le débat avec le Front national à un niveau de banalité confondante, de discuter de son programme point par point, d'en montrer les limites, les incohérences, les faiblesses intellectuelles. « Totalement dédiabolisé, le FN perdrait une grande partie de son attractivité » parie d'ailleurs Taguieff qui, au « front républicain », substitue l’image de l’ « estomac » qui digérerait le Front national, comme il a digéré autrefois les royalistes contre-révolutionnaires. Une digestion lente, sans affect, sans émotion, sans fantasme, sans peur irrationnelle. Cet estomac existe. En démocratie, il a même un nom : le débat politique.

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