Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Vu au MACROSCOPE
Visiteurs
Depuis la création 1 378 927
Newsletter
26 novembre 2015

KISSINGER 2014 ... "le chaos ou la réflexion"...

 

5 décembre 2014  Sur LES CRISES

 

Superbe interview réalisée par Juliane von Mittelstaed et Erich Follath pour le journal allemand Spiegel.

Cette bonne vieille crapule de Kissinger – tel un Talleyrand – a juste raison depuis le 1er jour - relire son interview de début mars ici. Mais qu’importe, quand l’intégrisme et la bêtise gouvernent ?

Henry Kissinger est le plus fameux et le plus controversé des secrétaires d’état qu’aient jamais eu les États-Unis. Dans une interview, il commente son dernier livre dans lequel il analyse les crises de notre temps, de la Syrie à l’Ukraine, ainsi que les limites de la puissance américaine. Il affirme s’être conformé à ses convictions lors de la guerre du Vietnam.

Henri Kissinger fait plus jeune que ses 91 ans. Il est concentré, affable, mais aussi sur ses gardes, sur la défensive à tout instant pour éviter les questions embarrassantes. Ce n’est, bien sûr, pas une surprise. Alors que son intelligence est communément respectée, son héritage politique est controversé. Au fil des années, on a tenté de le juger pour crimes de guerre à plusieurs reprises.

De 1969 à 1977, Kissinger a servi sous la présidence de Richard Nixon et de Gerald Ford, d’abord en tant que Conseiller à la Sécurité Nationale, puis comme secrétaire d’état. Postes auxquels il partagea la responsabilité des bombardements au napalm au Vietnam, au Cambodge et au Laos, qui ont tué et mutilé des dizaines de milliers de civils. Kissinger a aussi soutenu le putsch contre Salvador Alliende au Chili, et il est accusé d’avoir eu connaissance des complots meurtriers de la CIA. Des documents déclassifiés il y a quelques semaines révèlent qu’il avait établi des plans secrets pour des frappes aériennes contre Cuba. Cette idée fut abandonnée dès l’élection du démocrate Jimmy Carter en 1976.

Néanmoins, Kissinger reste un homme dont la présence est souvent la bienvenue à la Maison Blanche, où il donne encore jusqu’à ce jour des conseils aux présidents et secrétaires d’états.

Rien dans les années de jeunesse de Kissinger ne laissait présager de son ascension fulgurante dans la politique américaine. Né Heinz Alfred Kissinger dans la ville allemande de Fürt en 1923, sa famille juive émigra aux États-Unis en 1938. Après la Seconde Guerre Mondiale il revint en Allemagne pour participer à la recherche d’anciens membres de la Gestapo. Plus tard il étudia les sciences politiques et devint professeur à Harvard à l’âge de 40 ans.

Kissinger a publié récemment son 17e livre, une œuvre dont l’entreprise est tout sauf modeste et qui porte le titre « l’Ordre Mondial ». Pendant que nous préparions avec lui son interview il nous demanda que l’Ordre Mondial en soit le sujet. Malgré ses racines germaniques et le fait qu’il lise chaque semaine Der Spiegel sur son iPad, Kissinger préfère s’exprimer en anglais. Au bout des 90 minutes passées ensemble à New York, Kissinger nous dit qu’il risquait sa tête pour tout ce qu’il avait raconté. Mais bien sûr un homme tel que lui sait précisément ce qu’il veut et ne veut pas dire.

SPIEGEL : Dr Kissinger, lorsque nous regardons le monde aujourd’hui, il semble plus désordonné que jamais – avec des guerres, des catastrophes et du chaos de toute part. L’est-il vraiment plus qu’avant ?

Kissinger : Il semble qu’il le soit. Le chaos nous menace de par la propagation des armes de destruction massive et du terrorisme transfrontalier. Il y a aujourd’hui un phénomène de non-gouvernance territoriale et nous avons vu, par exemple, qu’en Libye un territoire non gouverné peut avoir une grande incidence sur le désordre du monde. L’état en tant que tel est attaqué, pas dans toutes les parties du monde, mais dans de nombreuses parts. Mais en même temps, et cela semble être un paradoxe, c’est la première fois que l’on peut parler d’ordre mondial.

SPIEGEL : Qu’entendez-vous par là ?

Kissinger : Pour la plus grande partie de l’histoire jusqu’à un temps récent, l’ordre mondial était un ordre régional. C’est la première fois que différentes parties du monde peuvent interagir avec chaque partie du monde. Cela rend nécessaire un nouvel ordre pour le monde globalisé. Mais il n’y a pas de règles universellement acceptées. Il y a le point de vue chinois, la conception islamique, la vision occidentale et, dans une certaine mesure, le point de vue russe. Et ils ne sont pas vraiment toujours compatibles.

SPIEGEL : Dans votre nouveau livre, vous faites souvent référence au traité de paix de Westphalie de 1648 comme modèle pour l’ordre mondial, suite à la guerre de Trente Ans. Pourquoi un traité datant de plus de 350 ans devrait-il être encore pertinent aujourd’hui ?

Kissinger : La paix de Westphalie a été conclue après que près d’un quart de la population d’Europe centrale eut péri à cause des guerres, de la maladie et de la faim. Le traité a été fondé sur la nécessité de parvenir à un arrangement avec l’autre, pas sur une sorte de moralité supérieure. Les nations indépendantes ont décidé de ne pas intervenir dans les affaires des autres États. Ils ont créé un équilibre des forces qui nous manque aujourd’hui.

SPIEGEL : Avons-nous besoin d’une nouvelle guerre de Trente Ans pour créer un nouvel ordre mondial ?

Kissinger : Eh bien, c’est une très bonne question. Crée-t-on un ordre mondial par le chaos ou par la réflexion ? On pourrait penser que la prolifération des armes nucléaires, les dangers du changement climatique et le terrorisme seraient suffisants pour établir la base d’un programme commun. Donc, je souhaiterais que nous puissions être assez sages pour ne pas subir une guerre de Trente Ans.

SPIEGEL : Prenons un exemple concret : comment l’Occident devrait-il réagir à l’annexion de la Crimée par la Russie ? Craignez-vous que cela signifie que les frontières ne seront plus intangibles à l’avenir ?

Kissinger : La Crimée est un symptôme, pas une cause. De plus, la Crimée est un cas particulier. L’Ukraine a longtemps fait partie de la Russie. On ne peut pas accepter le principe que n’importe quel pays puisse changer les frontières et prendre une province à un autre pays. Mais si l’Occident est honnête avec lui-même, il doit admettre qu’il a commis des erreurs de son côté. L’annexion de la Crimée n’est pas une étape d’une conquête globale. Ce n’est pas Hitler entrant en Tchécoslovaquie.

SPEIGEL : De quoi s’agissait-il alors ?

Kissinger : Il faut se poser à soi-même cette question : Poutine a dépensé des dizaines de milliards de dollars pour les jeux Olympiques de Sotchi. Le thème des jeux était que la Russie est un état progressiste ancré à l’Occident par sa culture, et de ce fait on peut présumer qu’elle veut en faire partie. Donc, cela n’a aucun sens qu’une semaine après la clôture des jeux, Poutine veuille s’emparer de la Crimée et commencer une guerre contre l’Ukraine. Donc il faut se demander pourquoi c’est arrivé.

SPIEGEL : Ce que vous êtes en train de dire, c’est que l’Occident a au minimum une part de responsabilité dans cette escalade ?

Kissinger : Oui, c’est ce que je dis. L’Europe et l’Amérique n’ont pas compris l’impact de ces événements, qu’il s’agisse des négociations sur les relations économiques entre l’Ukraine et l’Union Européenne ou des manifestations à Kiev. Tous ces événements, et leur impact, auraient dû faire l’objet d’un dialogue avec la Russie. Ce qui ne signifie pas que la réponse de la Russie était appropriée.

SPIEGEL : Il semble que vous soyez très compréhensif vis-à-vis de Poutine. Mais ne fait-il pas exactement ce contre quoi vous nous mettez en garde : créer le chaos dans l’est de l’Ukraine et menacer sa souveraineté ?

Kissinger : Certainement. Mais l’Ukraine a toujours eu une signification particulière pour la Russie. C’était une erreur que de ne pas s’en rendre compte.

SPIEGEL : Les relations entre l’Occident et la Russie sont plus tendues aujourd’hui qu’elles ne l’ont été depuis des dizaines d’années. Devrions-nous nous inquiéter de la perspective possible d’une nouvelle guerre froide ?

Kissinger : C’est clairement un danger et nous ne devrions pas l’ignorer. Je pense que la reprise de la guerre froide serait une tragédie historique. Si un conflit est évitable, sur une base tenant compte de la morale et de la sécurité, on devrait essayer de l’éviter.

SPIEGEL : Mais l’annexion de la Crimée par la Russie n’a-t-elle pas forcé l’UE et les États-Unis à réagir en imposant des sanctions ?

Kissinger : D’abord, l’Ouest ne pouvait pas accepter l’annexion ; certaines mesures étaient nécessaires. Mais personne à l’Ouest n’a proposé de programme concret pour restaurer la Crimée. Personne ne souhaite se battre à l’est de l’Ukraine. C’est un fait. On pourrait dire que nous n’avons pas à accepter cela et que nous ne traitons pas la Crimée comme territoire russe au regard des lois internationales – tout comme nous avons continué à traiter les états baltes comme indépendants pendant la période soviétique.

SPIEGEL : Ne serait-il pas mieux d’arrêter les sanctions, même sans aucune concession des Russes ?

Kissinger : Non, mais j’ai quelques problèmes avec les sanctions. Lorsque nous parlons d’une économie globale et qu’ensuite nous usons de sanctions à l’intérieur de l’économie globale, on induit la tentation pour les grands pays, qui pensent à leur avenir, d’essayer de se protéger contre des sanctions potentielles, et ce faisant, ils créeront une économie globale mercantiliste. Et j’ai un problème particulier avec cette idée de sanctions personnelles. Et je vais vous dire pourquoi. Nous publions une liste de personnes qui sont sanctionnées. Ensuite, quand le temps viendra de lever les sanctions, qu’allons-nous dire ? « Les quatre personnes suivantes sont maintenant libres de toute sanction, et les quatre autres non. » Pourquoi ces quatre-là ? Je pense que l’on doit toujours réfléchir, lorsque l’on commence quelque chose, à ce que l’on cherche à faire et comment cela devrait finir. Comment cela finit-il ?

SPIEGEL : Cela ne s’applique-t-il pas également à Poutine qui s’est isolé tout seul ? Est-ce plutôt un signe de force de sa part, ou au contraire de faiblesse ?

Kissinger : Je pense qu’il s’agit d’un signe de faiblesse stratégique, qu’il chercher à faire passer pour de la force tactique.

SPIEGEL : Qu’est-ce que cela implique lorsque l’on traite avec lui ?

Kissinger : Il faut garder à l’esprit que la Russie joue un rôle important sur la scène internationale, et qu’elle est donc utile dans la résolution de toutes sortes de conflits, comme nous l’a démontré l’accord sur la prolifération nucléaire avec l’Iran, ou avec la Syrie. Cette capacité de résolution doit avoir priorité sur toute escalade tactique d’un conflit donné. D’un côté il est important que l’Ukraine reste un état indépendant et qu’elle ait le droit de choisir ses alliances économiques et commerciales. Mais d’un autre côté je ne pense pas qu’il y ait un loi naturelle impliquant que chaque État doive avoir le droit d’intégrer l’OTAN pour être un allié. Vous savez comme moi que l’OTAN ne votera jamais l’entrée de l’Ukraine à l’unanimité.

SPIEGEL : Mais on ne peut pas dire aux Ukrainiens qu’ils ne sont pas libres de choisir leur avenir.

Kissinger : Pourquoi pas ?

[NB : c'est amusant, quand l'UE a refusé la demande d'adhésion du Maroc en 1987, personne n'a dit qu'on l'empêchait de choisir son avenir...]

 

2e partie : La guerre contre l’ÉI a le large soutien de l’opinion publique

SPIEGEL : Vous parlez comme une superpuissance qui est habituée à ce que les choses se fassent à sa manière.

Kissinger : Non, les États-Unis ne peuvent pas imposer leur volonté, et ils ne devraient pas essayer. Ce serait même une erreur de croire qu’ils en ont le pouvoir. Mais en ce qui concerne l’OTAN, les États-Unis compteront comme une voix dans une décision fondée sur l’unanimité. C’est également l’avis de la chancelière allemande.

SPIEGEL : L’Amérique est très polarisée. Le niveau d’agressivité dans le débat public est extrêmement élevé. La superpuissance est-elle encore capable ne serait-ce que de gouverner ?

Kissinger : Je suis inquiet de ces dissensions nationales. Lorsque je travaillais à Washington, le combat politique était rude. Mais il y avait bien plus de coopération et de contacts entre les opposants des deux grands partis.

SPIEGEL : Aux dernières élections, le président Obama a également perdu la majorité au Sénat.

Kissinger : Techniquement exact. Mais en même temps, le président est plus libre de se battre pour ce qui lui semble juste. De la même manière que l’a fait Harry Truman entre 1946 et 1948, quand il a mis en place le Plan Marshall après avoir perdu la majorité au Congrès.

SPIEGEL : La prochaine campagne présidentielle va bientôt démarrer. Hillary Clinton ferait-elle une bonne candidate ?

Kissinger : Je considère Hillary comme une amie, et je pense que c’est une personne forte. Donc oui, je pense qu’elle peut être candidate. D’une manière générale, je pense qu’il est préférable pour le pays qu’il y ait une alternance. Et je pense que nous, les Républicains, devons avoir un bon candidat.

SPIEGEL : Dans votre livre, vous écrivez que l’ordre international « doit être cultivé, et non imposé ». Que voulez-vous dire par là ?

Kissinger : Cela signifie que les Américains que nous sommes seront un acteur majeur grâce à la vertus de nos forces et de nos valeurs. On devient une superpuissance en étant fort mais aussi en étant sage et en ayant une vision à long terme. Mais aucun état n’est assez fort ou assez sage pour créer un ordre mondial tout seul.

SPIEGEL : La politique étrangère américaine est-elle sage et résolue en ce moment ?

Kissinger : En Amérique, nous croyons que nous pouvons changer le monde non seulement par notre puissance d’attraction, mais aussi par notre puissance militaire. Ce n’est pas le cas de l’Europe.

SPIEGEL : L’opinion publique américaine est très réticente à l’engagement militaire et aimerait que l’on se concentre plus sur les affaires intérieures. Obama lui-même parle d’une « nation qui se construit de l’intérieur. »

Kissinger : Si vous regardez les cinq guerres auxquelles l’Amérique a participé depuis la Seconde Guerre mondiale, elles ont toutes obtenu un large soutien populaire. La guerre actuelle contre l’État Islamique a un large soutien populaire. La question est de savoir ce qui se passe à mesure que la guerre persiste. Être très clair sur ce que l’on attend de cette guerre est essentiel.

SPIEGEL : L’objectif le plus important ne devrait-il pas être la protection des populations civiles qui souffrent en Irak et en Syrie ?

Kissinger : Premièrement, je ne pense pas que la crise syrienne puisse être définie comme ayant d’un côté un dictateur sans pitié et d’un autre une population impuissante et que cette population sera plus démocrate si vous renversez le dictateur.

SPIEGEL : Mais les civils souffrent, peu importe la définition donnée aux événements.

Kissinger : Oui, ils souffrent, et méritent compassion et assistance humanitaire. Laissez-moi juste vous dire ce qu’il se passe selon moi. C’est pour une part, un conflit multiethnique. C’est pour une autre part une rébellion contre les vieilles structures du Moyen-Orient. Et, pour une autre part encore, c’est une sorte de rébellion contre le gouvernement. Maintenant, si on souhaite régler tous ces problèmes, si on est prêt à faire les sacrifices qu’implique la résolution de ces problèmes et si on pense que l’on peut imaginer quelque chose qui va permettre de mener à bien cette opération, alors on peut dire « nous allons appliquer notre droit d’ingérence. » Mais cela signifie prendre des mesures militaires et s’empresser d’en assumer les conséquences. Regardez la Libye. Il est indéniable que le renversement de Mouammar Kadhafi était moralement justifié, mais nous n’avons pas eu la volonté d’en combler le vide consécutif. En conséquence de quoi, nous sommes en présence aujourd’hui de milices qui s’affrontent. Vous obtenez un territoire non dirigé politiquement et une réserve d’armes pour l’Afrique.

SPIEGEL : Mais nous sommes en présence d’une situation tout aussi insupportable en Syrie. L’état se délite et des organisations terroristes gouvernent une grande partie du pays. N’était-ce pas immoral de ne pas intervenir pour éviter un chaos qui représente à présent également une menace ?

Kissinger : Dans ma vie, j’ai quasiment toujours été pour une politique extérieure active. Mais vous devez savoir avec qui vous coopérez. Vous avez besoin de partenaires fiables, et je n’en vois aucun dans ce conflit.

SPIEGEL : Comme pour la Guerre du Vietnam. Vous arrive-t-il de regretter la politique agressive que vous avez menée là-bas ?

Kissinger : Vous aimeriez que je vous réponde ‘oui’.

SPIEGEL : Bien sûr. Vous en avez assez peu parlé dans votre vie.

Kissinger : J’ai passé toute ma vie à étudier toutes ces choses et j’ai écrit un livre sur le Vietnam intitulé ‘Ending Vietnam War’ (Pour en finir avec la Guerre du Vietnam, inédit en français), ainsi que de nombreux chapitres dans mes mémoires sur le Vietnam. Il faut vous souvenir que l’administration dans laquelle j’ai servi a hérité de la guerre du Vietnam, 500 000 soldats américains étaient déjà déployés là-bas par l’administration Johnson. L’administration Nixon, elle, retira progressivement ces troupes, et les troupes de combat au sol ont été retirées en 1971. Je ne peux que dire que mes collègues et moi même avons agi sur la base d’une réflexion circonspecte. En ce qui concerne les directives stratégiques, il s’agissait de ce que j’ai pu élaborer de mieux et j’ai agi au mieux de mes convictions.

SPIEGEL : Il y a une phrase dans votre livre, en dernière page, qui peut être comprise comme une sorte d’autocritique. Vous écrivez que vous pensiez autrefois être en mesure d’expliquer l’Histoire mais qu’aujourd’hui vous êtes plus modeste quand il s’agit de porter un jugement sur des événements historiques.

Kissinger : J’ai appris, au fil de mes écrits, que l’Histoire doit être découverte et non affirmée. C’est une compréhension que l’on acquiert au fil des ans. Ce n’est pas forcément une autocritique. Ce que je voulais dire c’est que l’on ne doit pas penser que l’Histoire peut être façonnée uniquement par la volonté. C’est aussi pour cela que je suis contre le concept d’intervention quand on n’en mesure pas toutes les implications.

SPIEGEL : En 2003, vous étiez en faveur d’un renversement de Saddam Hussein. A cette époque aussi les conséquences de cette intervention étaient incertaines.

Kissinger : Je vais vous dire ce que je pensais à l’époque. Je pensais qu’après l’attaque qu’ils avaient subie, il était important que les États-Unis revendiquent leur position. L’ONU avait admis que des violations majeures avaient été commises. Je pensais donc que renverser Saddam était un objectif légitime. Je pensais qu’il était irréaliste d’essayer d’apporter la démocratie au moyen de l’occupation militaire.

SPIEGEL : Pourquoi êtes-vous si sûr que c’est irréaliste ?

Kissinger : À moins que vous ne soyez disposés à le faire pendant des décennies et que vous soyez sûr que votre peuple va vous soutenir. Mais c’est probablement au-delà des ressources de n’importe quel pays.

SPIEGEL : C’est pour cette raison que le président Obama combat le terrorisme par les airs, au moyen de drones et d’avions militaires au Pakistan et au Yémen et désormais en Syrie et Irak également. Que pensez-vous de cette stratégie ?

Kissinger : Je suis favorable aux attaques contre des territoires depuis lesquels des attaques terroristes sont menées. Je ne me suis jamais exprimé publiquement sur l’utilisation des drones. Ils menacent davantage les civils que leur équivalent employé pendant la guerre du Vietnam, mais c’est du même acabit.

SPIEGEL : Dans votre livre, vous déclarez que pour entrer en guerre l’Amérique doit prendre ses décisions en se basant sur ce qui pourra être la « meilleure combinaison en termes de sécurité et de morale ». Que voulez-vous dire par là ?

Kissinger : Non, cela dépend de la situation. Quel est notre intérêt précis en Syrie ? Est-ce seulement l’humanitaire ? Est-ce de la stratégie ? Bien sûr on voudrait toujours agir le plus moralement possible, mais en pleine guerre civile vous ne pouvez pas ignorer les réalités, et c’est ensuite que viendra l’heure des jugements.

SPIEGEL : Ce qui signifie que pour un temps défini, pour de raisons réalistes, nous pourrions être du côté de Bachar el-Assad pour combattre l’État Islamique ?

Kissinger : Eh bien, non. Nous ne pourrions jamais combattre aux côtés d’Assad. Ce serait remettre en cause tout ce que nous avons fait et affirmé pendant des années. Mais honnêtement, je pense que nous aurions dû avoir un dialogue avec la Russie et nous aurions dû nous demander quelle issue nous souhaitions en Syrie et formuler une stratégie ensemble. Nous avons eu tort d’avoir demandé d’emblée le départ d’Assad – bien que ce soit un objectif souhaitable à long terme. Maintenant que nous sommes enfermés dans ce conflit avec la Russie, un accord sur le programme nucléaire iranien est devenu plus difficile.

SPIEGEL : Êtes-vous favorable à ce que l’Europe et l’Allemagne en particulier aient un rôle plus affirmé ?

Kissinger : Oui, certainement. Il y a un siècle, l’Europe avait quasiment le monopole de l’ordre mondial. Aujourd’hui le danger est qu’elle ne s’occupe plus que d’elle-même. L’Allemagne est le pays européen le plus important et, oui, elle devrait être plus active. J’ai vraiment la plus haute estime pour Madame Merkel, et je pense qu’elle est la bonne personne pour amener l’Allemagne à endosser ce rôle. D’ailleurs, j’ai rencontré et entretenu des relations amicales avec tous les chanceliers allemands.

SPIEGEL : Oh, même avec Willy Brandt ?

Kissinger : Je tiens Willy Brandt en très haute estime.

SPIEGEL : Cela nous surprend un peu ici car il y a quelques mois, une conversation entre vous et Nixon a été dévoilée, dans laquelle vous traitiez Brandt de « dangereux idiot ».

Kissinger : Vous savez, ces phrases prises hors contexte ne reflètent pas la réalité. Voilà deux personnes qui à la fin d’une journée épuisante se disent des choses qui reflètent l’humeur du moment, et cela était probablement à propos d’une divergence d’opinion sur un sujet dont je ne me rappelle même plus. Nous avions quelques doutes sur l’Ostpolitik de Brandt au début, mais nous avons travaillé étroitement avec lui par la suite. Demandez à Egon Bahr, il vous le dira : sans l’administration Nixon, l’Ostpolitik de Brandt n’aurait jamais atteint ses objectifs, en particulier sur la question berlinoise.

SPIEGEL : En Allemagne, vous êtes un politicien très controversé. Quand l’Université de Bonn a voulu créer une chaire à votre nom, les étudiants ont protesté. Avez-vous été déçu, ou même irrité ?

Kissinger : J’apprécie le geste, c’est un honneur. Je n’ai rien réclamé, et je ne l’ai appris qu’après sa création. Je ne veux pas faire partie de la discussion, c’est entièrement la décision des autorités allemandes. Je pense que l’Allemagne devrait le faire pour elle-même ou ne pas le faire pour ses propres raisons.

SPIEGEL : M. Kissinger, nous vous remercions pour cette interview.

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Vu au MACROSCOPE
Derniers commentaires
Archives
Publicité