Olga Bronnikova : L'extrême droite française soutient beaucoup plus le régime actuel russe que les milieux d'extrême droite en Russie. Pour eux, d'après ce qu'ils disent en tout cas via les articles publiés dans Troisième Voix et les manifestations de soutien à la politique de Poutine, la Russie représente le dernier pays en Europe qui a choisi de protéger sa souveraineté contre la présense américaine. C'est donc, pour eux, un modèle à suivre pour la France.
La France devrait s'allier davantage à la Russie pour s'opposer à l'influence américaine en Europe.
Alexandre Del Valle : Non, pas forcément de facto. Les conservateurs de droite, les ultra-conservateurs populistes ou de droite, les néo-conservateurs américains, comme les libéraux conservateurs en Europe (qu'on retrouve en Angleterre, en Pologne, en Ukraine, en Irlande, en Espagne, etc.), peuvent aussi lutter contre la Russie tout en étant à pour l'autorité et pour des valeurs ultra-conservatrices. On retrouve des gens très à droite, voire populistes, mais qui sont pro-américains et qui sont pour une politique de diabolisation de la Russie. Ce n'est donc pas automatique.
Philippe Migault : J’ai eu l’occasion d’entendre Jean-Pierre Chevènement s’exprimer à Moscou il y a quelques temps. Son discours insiste sur la nécessité stratégique, économique, industrielle, de renforcer les liens entre la Russie et la France. Il est très apprécié des Russes et je pense d’ailleurs que François Hollande ne l’a pas nommé à ce poste par hasard. A ma connaissance il peut sans doute être qualifié de souverainiste, surement pas de partisan de la droite souverainiste. Certes Thierry Mariani appartient davantage à cette sensibilité. Mais qu’en est-il de François Fillon ? C’est à lui que l’on doit le rapprochement entre Sarkozy et Poutine. Est-il de droite souverainiste ? Je ne pense pas non plus.
Cependant il est évident que pour les gaullistes, je ne désigne par-là aucun mouvement politique car sur ce point aussi nous sommes au-delà des clivages traditionnels, la politique de coopération avec Moscou est une donnée traditionnelle de la diplomatie française qu’il faut pérenniser, parce que la France est libre de ses amitiés, n’a de compte à rendre à personne et qu’ainsi elle est plus forte. Aujourd’hui Soyouz est lancé depuis Kourou. Les salariés de STX à Saint-Nazaire doivent partiellement la sauvegarde de leur emploi à la commande russe de deux navires Mistral. A plusieurs reprises le gouvernement français a insisté sur la nécessité d’attirer davantage d’investisseurs russes en France afin de rééquilibrer un peu une balance commerciale qui entre nos deux pays penche largement en faveur de Moscou. Je crois savoir qu’Arnaud Montebourg s’est battu sur plusieurs dossiers pour que des investisseurs russes reprennent des actifs industriels français et sauvent de l’emploi en sauvant certains pans de notre industrie. C’est cela qu’il faut faire. Ce n’est pas en traitant régulièrement les Russes ou le Kremlin de tous les noms, en considérant systématiquement tous les investisseurs russes comme des mafieux, que nous défendrons nos intérêts.
Le site La Voix de la Russie diffuse depuis des années, dans la lignée de Radio Moscou, des informations favorables au gouvernement de Moscou. Quelles personnalités gravitent autour de ce site ?
Olga Bronnikova : Gravitent autour de ce site des personnes liées au Conseil de coordination des compatriotes. Dimitri de Kochko y est un membre influent. En ce qui concerne le volet français de la Voix de la Russie, ils publient beaucoup de compatriotes de Russie qui habitent en France. Certains articles sont assez critiques de la situation en France. La question est de casser si on peut un certain nombre de clichés sur la vie formidable en France pour montrer les réalités et expliquer que la situation sociale et politique en Russie n'est pas si mauvaise que ça.
Alexandre Del Valle : C'est un média qui est composé de gens très favorables à la Russie. C'est un choix géopolitique. Mais il y a des partisans de plein d'autres pays qui ont aussi des sites. En France on trouve des sites qui défendent Erdogan ou encore le Che Guevara. Même Jacques Attali défend à chaque conférence et dans chaque livre le régime communiste chinois qui est bien pire que la Russie. Et c'est intéressant de voir qu'on diabolise moins ceux qui encensent la Chine qui est la mode aujourd'hui que ceux qui défendent la Russie. S'il y avait Les Voix de la Chine ou Les Voix du Qatar, je pense que personne ne s'indignerait et ça ne ferait pas les Unes des médias.
Quels sont les autres profils des pro-russes en France ? La défense de la cause russe est-elle compatible avec l'atlantisme et/ou le libéralisme ?
Olga Bronnikova : C'est tout à fait compatible avec le libéralisme. Les compatriotes sont des personnes qui peuvent avoir des visions libérales en ce qui concerne l'économie et la politique. Ils se battent pour le monde multipolaire donc ils pensent que la question de la politique russe est assez mal éclairée en France et toujours présentée de manière perverse. Ils se battent pour améliorer l'image de la Russie, pour expliquer que la Russie fait partie de l'Europe, pour dénoncer les questions autour de l'opposition à la Russie.
Quant à l'extrême droit française, on peut difficilement les définir en tant que libéraux et atlantiques.
Mais on a aussi des membres de la droite libérale en France qui peut tout à fait soutenir un certain nombre de projets en Russie. Ils vont soutenir des points précis, des questions particulières sur les liens économiques qui existent entre la Russie et la France, pour promouvoir les partenariats entre les entreprises. Ces associations s'inscrivent largement dans la ligne libérale.
Si on prend organisation par organisation :
- L'IDC s'oppose au libéralisme économique et défend un conservatisme politique.
- Les membres du Conseil de coordination des compatriotes peuvent partager l'idée du libéralisme économique, tout en étant plus conservateurs en ce qui concerne la politique et la société.
- Les organisations d'extrême-droite française, Novopole et Collectif France-Russie, s'opposent au modèle libéral des Etats-Unis et soutiennent entièrement la politique du Kremlin.
Ca dépend donc de qui on parle et d'où on parle.
Alexandre Del Valle : Il y a tout une communauté de "russes blancs" qui ont fui la Russie soviétique et qui deviennent pro-russes maintenant que la Russie n'est plus soviétique. Ce sont des gens milieux influents, des personnes qui ont une bonne situation, financière et intellectuelle, héritiers de grandes familles russes nobles. Les russes blancs en France et en Europe sont influents et sont souvent derrière des médias, des conférences et des initiatives de défense de la Russie. On en retrouve même dans l'association le dialogue franco-russe. Ils sont actifs, pas forcément politisés. Leur but est de donner une chance à la Russie post union soviétique.
C'est mon plaidoyer, oui. Comme le pensait certains berlusconiens en Italie et certaines tendances d'une droite raisonnable en Europe, on peut allier certains contraires car le monde a changé. Dans l'avenir, il ne faut pas voir la Russie comme un ennemi de l'occident. Il faudra de plus en plus de partenariats entre l'occident et la Russie. On n'est pas forcément obligé de raisonner en termes de guerre froide, les temps ont changé, un jour on pourra voir une Russie se rapprocher de l'occident à condition que l'occident cesse de diaboliser la Russie.
Philippe Migault : Sur le premier point j’ai été explicite, il y a pléthore de profils parmi ceux que vous qualifiez de pro-russes.
Sur le second point oui, l’amitié avec la Russie est sans doute compatible avec l’Atlantisme - quand celui-ci ne tourne pas au lien de suzerain à vassal - et avec le libéralisme, quand celui-ci est tempéré par une saine réglementation et ne creuse pas sans cesse davantage les inégalités. Ce n’est donc pas la Russie mais la nature de l’Atlantisme ou du libéralisme qui posent problème.
Je rappelle qu’en décembre 1991 Boris Eltsine faisait de l’adhésion à l’OTAN un "objectif à long terme" et que son ministre des affaires étrangères, Andreï Kozyrev, considérait en 1990 l’entrée de la Russie dans l’Union européenne comme "la question principale". Nous étions à une période charnière où James Baker, François Mitterrand et Mikhaïl Gorbatchev parlaient de "l’espace commun Vancouver-Vladivostok". Cela signifiait que l’OTAN aurait reposé sur deux piliers de part et d’autre de l’Atlantique et du détroit de Béring, constituant un ensemble géopolitique en mesure d’imposer la paix à quiconque d’un haussement de sourcil. Nous étions alors sans doute quelques millions à penser naïvement que l’histoire n’était peut-être pas finie, comme le prétendait Fukuyama, mais que cette "guerre civile européenne", dont on nous parlait à l’école dans les années 70, venait de connaître son dernier épisode, la fin du communisme complétant la réconciliation franco-allemande. Ce rêve s’est envolé, toutes les occasions de lui donner corps ont échoué. Mais ce n’est pas, loin s’en faut, la faute des Russes seulement. Nous les avons traités en vaincus de la guerre froide, avons répondu à leurs mains tendues par des diktats de Bruxelles, du FMI ou de la Banque mondiale. Or s’il y a une erreur à ne pas commettre - et je pense que nous devrions particulièrement nous en souvenir en ce moment - c’est de s’imaginer qu’on puisse imposer des diktats aux Russes.
Propos recueillis par Marianne Murat
Philippe Migault - Alexandre Del Valle - Olga Bronnikova
Philippe Migault est chercheur à l'IRIS, spécialisé dans l'étude des partenariats entre Russes, Français et Européens en matière d’armement, d’aéronautique, d’espace et d’énergie.
Alexandre del Valle est un géopolitologue renommé. Ancien éditorialiste à France Soir, il enseigne les relations internationales à l'Université de Metz et est chercheur associé à l'Institut Choiseul. Il a publié plusieurs livres sur la faiblesse des démocraties, les Balkans, la Turquie et le terrorisme islamique.
Il est notamment auteur des livres Pourquoi on tue des chrétiens dans le monde aujourd'hui ? : La nouvelle christianophobie (éditions Maxima) et Le dilemme turc : Ou les vrais enjeux de la candidature d'Ankara (Editions des Syrtes) et Pour en finir avec le complexe occidental (éditions Du Toucan) à paraître le 12 mars 2014.
Olga Bronnikova est Docteur en géographie (INALCO, CREE / Université de Poitiers, MIGRINTER). Elle a soutenu sa thèse en 2014, intitulée "Compatriotes et expatriotes : le renouveau de la politique dans l'émigration russe. L’émergence et la structuration de la communauté politique russe en France (2000-2013)". Elle est également enseignante à l'Université Paris Sorbonne Paris IV.
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