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9 mai 2016

Natacha Polony : « La décroissance est le stade ultime de l’émancipation »

 sur le Comptoir

On ne présente plus Natacha Polony. Tour à tour chroniqueuse chez Ruquier puis au “Grand Journal”, chargée de la revue de presse d’Europe 1 et éditorialiste au “Figaro”, la rousse la plus connue du Paf est désormais à la tête de sa propre émission, “Polonium”, diffusée sur Paris Première. Là, elle est enfin libre d’aborder les thèmes qu’elle veut, sous l’angle qu’elle désire et avec des invités triés sur le volet. Car c’est là sa principale qualité, Natacha Polony refuse de se soumettre au diktat du buzz et de l’instant, et garde en tête cette phrase d’Orwell : « Être journaliste, c’est imprimer ce que quelqu’un d’autre ne voudrait pas voir imprimé. Tout le reste n’est que relations publiques. » C’est donc tout naturellement qu’elle a accepté de présider le Comité Orwell, un collectif de journalistes qui souhaite défendre la souveraineté populaire et les idées alternatives dans les médias. Antilibérale revendiquée, souverainiste assumée, républicaine et décroissante, cette agrégée de lettres modernes s’est longtemps spécialisée dans l’éducation, notamment chez “Marianne”, avant d’ouvrir ses horizons aux questions politiques et sociales. Également essayiste amoureuse de la langue française, elle a signé en octobre 2015 “Nous sommes la France”, un ouvrage pour faire le point sur cette France morcelée d’après les attentats de “Charlie Hebdo”. Le Comptoir, qui se retrouve fréquemment dans les déclarations de la journaliste, avait toutefois très envie de débattre avec elle sur les quelques points de discorde pour tenter de distinguer, ensemble, les grands chantiers à venir de la République. La première partie de cet entretien se consacrait aux questions de république, de souverainisme et de laïcité. La seconde partie s’intéresse à l’école, au journalisme et à la décroissance.

Dans Nous sommes la France, vous faites remarquer que selon l’enquête internationale Pisa, l’école française est devenue la plus inégalitaire parmi les pays de l’OCDE. Vous avez-vous-même été prof et, si on en croit vos propos face à Philippe Bilger, la lecture de L’enseignement de l’ignorance de Jean-Claude Michéa a pour vous été décisive. Sa thèse, grosso modo, voudrait que le progrès de l’ignorance, loin d’être l’effet d’un dysfonctionnement regrettable de notre société, soit devenu au contraire une condition nécessaire de sa propre expansion. Avec Jaime Semprun, n’êtes-vous pas inquiète quant aux enfants que nous allons laisser au monde ?

Bien sûr. J’ai même les deux inquiétudes : nous sommes à la fois en train de détruire la planète et de fabriquer des enfants totalement inconscients du monde dans lequel ils sont. Ils sont là pour subir, pour accepter passivement et ne répondre qu’à leurs pulsions. Le marché a tout intérêt à ça : l’individu dont la réflexion ne vient pas limiter les pulsions achète davantage. Aujourd’hui, l’école crée ce genre d’individus.

Dans les années 1960, on a inventé l’adolescence et la culture jeune parce que ça permettait de vendre. L’adolescence est ce moment de pulsions où on a envie d’affirmer son identité et cette affirmation passe par l’acquisition de certains objets. C’est d’ailleurs une exception anthropologique que cette société qui fait de la jeunesse, non un état transitoire dont on sort pour atteindre l’âge adulte et, qui sait, la sagesse, mais un moment sacralisé et figé qu’il convient de revendiquer par différents codes et objets. D’où la mise en place d’injonctions contradictoires : une infantilisation par l’instrumentalisation permanente des pulsions, et parallèlement, une obligation de contrôle permanent au nom de cette idéologie de la performance, si bien décryptée par Jacques Ellul.

adolescenceJe citais ce matin dans ma revue de presse un article du Parisien qui explique que la nouvelle mode sur les réseaux sociaux pour les filles, c’est le défi de la feuille A4. Les filles se photographient et leur taille ne doit pas dépasser les 21 cm de largeur de la feuille. Qu’est-ce qu’il y a derrière ça ? Les images véhiculées par une société qui nous enseigne la maîtrise et l’idée qu’on est fort et performant seulement si on contrôle la nature et son propre corps. Tout cela relève d’une idéologie totale. On ne peut pas lutter contre l’anorexie sans lutter contre l’idéologie technicienne dont parlait Jacques Ellul et ce fantasme de la performance qui permettrait d’améliorer la technique. Un médecin expliquait d’ailleurs que ce sont les parents qui, en premier, parfois sans s’en rendre compte, modèlent leur enfant pour afficher leur propre réussite de parent : il doit être beau et mince, il doit aller bien, être heureux et béat…

Sur Atlantico, un autre article expliquait que les premières générations d’enfants dont les parents mettaient toutes les photos sur Facebook arrivent à la fin de l’adolescence et commencent à se révolter contre cette atteinte à leur “droit à l’image”. On va vers des procès entre enfants et parents… Que nous racontent ces anecdotes ? Dans cette course à la performance, chaque individu devient son propre promoteur. Il doit montrer les images de sa réussite. Souvenez-vous ce slogan extraordinaire de 2007 de la marque de puériculture Aubert : “Réussir son enfant”. Tout est dit. Notre société déplore tout ça mais ne va jamais aux sources de cette idéologie de la performance qui permet au marché de se développer.

« Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : “Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?”, il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : “À quels enfants allons-nous laisser le monde ?” » L’abîme se repeuple, Jaime Semprun, Encyclopédie des Nuisances, 1997. 

On pourrait même presque dire la même chose du féminisme. Un féminisme conséquent ne devrait-il pas s’attaquer au consumérisme en rappelant, comme le fait Mona Chollet dans Beauté fatale, que la mode asservit les femmes ?

J’ai publié, début 2008, L’Homme est l’avenir de la femme. La première partie était une critique du féminisme contemporain et de ses deux courants : le féminisme différentialiste (“nous les femmes, nous allons apporter l’amour et la tolérance dans la politique car notre nature de mère nous ouvre à l’autre”) et le féminisme appuyé sur les gender studies, c’est-à-dire sur l’idée que pour penser l’égalité, il faut abolir les différences. Ce sont, là aussi, les deux faces d’une même médaille. Elles témoignent de l’incapacité de penser l’égalité et la différence à travers un mouvement dialectique.

livreDans la deuxième partie, j’étudiais la maternisation de la société. Je crois par exemple que Zemmour s’est complètement planté en parlant de féminisation de la société, en ce qu’il a entériné l’idée aberrante selon laquelle il existerait certaines valeurs typiquement féminines (il a d’ailleurs révélé une vision de la femme pas foncièrement différente de celle de certains islamistes). Il n’y a pas une féminisation de la société mais une maternisation : on a infantilisé les individus avec la consommation. Celle-ci les nourrit continuellement, exactement comme un bébé est nourri au biberon par sa mère. Tous les désirs sont comblés immédiatement. Cette maternisation de la société est le meilleur allié du consumérisme. La thèse de la troisième partie de mon livre était d’expliquer que, malheureusement, l’émancipation politique et matérielle des femmes est arrivée au moment où, justement, on a tué le politique, où on a interdit aux citoyens tout espoir de changer le monde et de s’investir dans la sphère politique. L’émancipation des femmes n’a donc eu aucun effet.

Le consumérisme induit au contraire le mouvement inverse à celui de l’investissement politique. Simone de Beauvoir évoquait par exemple dans Le Deuxième Sexe l’idée qu’il existerait un narcissisme spécifiquement féminin, mais absolument culturel, conséquence d’une éducation des femmes qui les incitait à vivre repliées sur leur sphère intime, sur leur petit monde familial. Aujourd’hui, les hommes sont des femmes comme les autres : ils vivent dans le narcissisme absolu, entre selfies et crèmes anti-rides, pendant que s’impose une “gouvernance” par le droit et le marché, au services des multinationales.

« Zemmour s’est complètement planté en parlant de féminisation de la société. »

Votre livre explique que la lutte contre le communautarisme et pour l’intégration des jeunes Français passe par la « possession en commun d’un riche legs de souvenirs », selon la définition de la nation donnée par Ernest Renan. Mais si, comme vous le notez page 77, la « destruction globale de la capacité de l’école à transmettre les savoirs » est effective, si les meilleurs éléments des facultés délaissent la profession d’enseignant et que ceux qui le deviennent, comme vous, démissionnent pour cause de désaccord avec les plus hautes instances de l’Éducation nationale (et on ne vous jette pas la pierre) : sur quoi, sur qui pouvons-nous compter pour assurer la transmission ?

Un bon système doit fonctionner de telle sorte qu’il évite aux mauvais d’être trop mauvais, qu’il permette aux bons d’exprimer tout ce qu’ils ont à exprimer et qu’il incite la très grande majorité des “moyens” à assurer le nécessaire. Et il appartient de définir ce nécessaire selon la plus large exigence. Voilà ce que l’école devrait faire. Il ne faut pas rêver : on ne va pas produire uniquement des professeurs géniaux. Au sein de la profession, il y a la même proportion de tocards, de paresseux et de gens extraordinaires que partout ailleurs. L’idéal serait qu’un enfant, dans toute sa scolarité, rencontre un professeur génial, qu’il y ait une fois dans sa scolarité ce moment magique où un professeur lui ouvre un horizon. Comment fait-on ça ? Déjà, on paye correctement les enseignants. Il faudrait quand même considérer qu’un professeur est plus utile qu’un candidat de télé-réalité !

Ensuite, on détermine une véritable politique d’éducation. Depuis les années 1980, on a multiplié des dispositifs extrêmement coûteux pour tenter de diminuer le nombre d’élèves par classe (ainsi s’explique le doublement du budget de l’Éducation nationale en euros constants). Sauf que, à l’échelle de la France, on a dû réussir à diminuer l’effectif d’un élève par classe, ce qui ne sert rigoureusement à rien. Cet argent fou dépensé interdit qu’on revalorise le salaire des professeurs. Il faut également raisonner de façon équitable : à certains endroits, dans les lycées les plus favorisés, on peut se permettre d’avoir des classes à 35 ou 40 élèves, pour pouvoir, dans les autres, diminuer vraiment l’effectif. Car, en réalité, le nombre d’élèves par classe ne joue que si on divise par deux. Encore faut-il avoir le courage d’affronter la colère de certains parents…

« La société doit affirmer que l’école est un sanctuaire, où la parole du professeur prévaut. »

réforme

Les nouveaux programmes scolaires.

Il faut également valoriser les enseignants : on ne fera pas en sorte que les bons étudiants veuillent devenir profs si le métier consiste à se faire insulter, parfois frapper, sans être soutenu par la hiérarchie, et à faire face à des parents qui réclament davantage d’autorité, sauf quand cela concerne Choupinet, qui lui, bien sûr, ne méritait pas cette mauvaise note ou cette sanction. La société doit affirmer que l’école est un sanctuaire, où la parole du professeur prévaut. Cela nécessite une formation des enseignants digne de ce nom. On ne peut pas se permettre d’avoir des enseignants qui ne s’intéressent qu’à leur matière, qui ne lisent pas, et qui, à leurs propres dires, sont incapables de définir la laïcité devant leurs élèves… L’interdisciplinarité actuelle est une connerie et se résume à faire de vagues projets idiots, copiés-collés sur Internet, avec l’aide de profs de français, de biologie et d’EPS. J’exagère ? Voici un exemple de sujet proposé par le ministère : “Français-SVT : madame Bovary mangeait-elle équilibré ?” La véritable interdisciplinarité, c’est autre chose : c’est qu’un professeur de français ait des connaissances en histoire, en histoire de l’art, et même en sciences, pour être à même, en permanence, de tisser des liens, de montrer à ses élèves comment tout cela s’entrecroise. Il faut rétablir une exigence d’excellence mais on ne peut le faire qu’avec des gens bien payés et qui se sentent respectés.

Mais on ne va pas du tout vers ça…

Ah non, pas du tout. On va vers des conneries interdisciplinaires, avec des tablettes qui coûtent des fortunes… Alors que ça ne sert rigoureusement à rien : il y a eu des études pour le prouver. Le Département des Landes avait été le premier à équiper tous les collégiens en ordinateurs. J’avais animé le colloque organisé par le responsable de l’expérience, qui voulait dresser un bilan. Il était très honnête : il avait vu toutes les données et il en avait tiré la conclusion que ça ne servait à rien. Les enfants utilisent les ordinateurs pour télécharger des jeux !

« Quand le contenu de l’enseignement fait l’objet d’une négociation permanente entre les enseignants et les parents d’élèves, on peut dire que l’École traditionnelle a perdu la partie. » Jacques Julliard, L’École est finie, 2015.

Mais exactement ! Ce principe de schizophrénie est d’ailleurs intéressant. Nous vivons dans une société où les gens arrivent à déconnecter complètement leurs activités et leurs principes éthiques : ça ne dérange pas un travailleur de la Silicon Valley de mettre ses propres enfants à l’abri des horreurs qu’il est en train de produire ! Il se passe la même chose du côté de la paysannerie : des paysans font des élevages de porcs absolument infâmes car on leur a dit qu’il fallait faire ainsi pour être compétitif mais, pour leur propre nourriture, ils gardent un cochon qui ne mange pas comme les autres et qui a son propre enclos ! On ne peut pas fonctionner de cette manière-là impunément : on génère de la honte, de la haine de soi… Or, notre société pousse les individus à ne jamais relier les différents domaines d’action, à morceler la pensée, le savoir, les choix, et c’est profondément malsain.

« Chacun d’entre nous est utile s’il passe du travail à l’œuvre, comme disait Hannah Arendt. »

En tant que journaliste, vous vous dite chargée d’une mission, à savoir porter la voix de ceux qui ne se sentent pas ou plus représentés sur le devant de la scène politico-médiatique. Est-on aussi utile en tant que journaliste que comme professeur ?

arendtQuand j’ai démissionné de l’Éducation nationale, même si je l’ai fait pour des raisons idéologiques que j’assume, j’ai ressenti une forme de honte. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse autre chose pour être utile, j’ai eu ce sentiment de désertion et je l’ai toujours. Si j’avais pu continuer à l’Éducation nationale tout en faisant autre chose à côté, je l’aurais fait. C’est pour cela que j’ai enseigné pendant neuf ans au Pôle universitaire Léonard-de-Vinci, parce que transmettre est essentiel. Très honnêtement, mon dernier reportage en tant que journaliste éducation au Figaro, c’était dans un lycée professionnel à La Courneuve : j’ai failli me proposer pour aller donner des cours car je savais que je serais meilleur professeur aujourd’hui qu’autrefois. Mais j’étais déjà chez Ruquier et la notoriété aurait faussé les choses… J’essaye d’être utile avec ce que je sais faire. Évidemment, c’est plus valorisant d’être là où je suis que d’être dans une banlieue à se faire insulter. On peut tout à fait me reprocher d’avoir déserté. En même temps, au moment où je l’ai fait, Jack Lang venait de faire passer la réforme Allègre qui tuait l’enseignement de la littérature au lycée et niait ce pour quoi j’avais voulu faire ce métier. De plus, j’avais demandé une disponibilité pour faire Sciences Po, qui m’a été refusée car l’académie de Créteil était déficitaire en profs. Alors, j’ai écrit une belle lettre sur le thème : “Vous avez baissé de 30 % le nombre de postes au Capes et à l’agrégation en trois ans et vous m’expliquez que vous êtes déficitaires en profs ? Vous vous moquez de moi ?”

J’ai le sentiment très profond d’une responsabilité. Je vais tout faire pour que le monde ressemble un peu à ce que je voudrais qu’il soit. Mais chacun d’entre nous est utile s’il passe du travail à l’œuvre, comme disait Hannah Arendt. L’idée, c’est d’essayer de concevoir une société où chacun se sentirait utile et n’aurait plus l’impression d’être un simple pion qui ne sert à rien. Nous avons créé un système qui donne l’impression aux gens qu’ils sont des rebuts : c’est indigne ! Il faut permettre aux gens de dépasser le cadre de leur simple vie, de participer au monde et de produire quelque chose de plus grand qu’eux.

J’adore le dernier livre, inachevé, de Saint-Exupéry : Citadelle. Ce genre de réflexion est au cœur de l’ouvrage. Il explique notamment que tout, même dans la construction d’une maison, même dans le calendrier, doit être chargé de sens. Il a cette phrase magnifique : « Et je marche de fêtes en fêtes, d’anniversaire en anniversaire et de vendange en vendange comme je marchais enfant de la salle du conseil à la salle du repos, dans l’éternité du palais de mon père où tous les pas avaient un sens. » Il faut, par des rites, par la participation de chacun à la vie de la cité, par le refus de l’utilitarisme mesquin, réinsuffler du sens. En transmettant quelque chose à ceux qui viendront, nous dépassons notre nombril…

« Par la maîtrise de notre alimentation, de la façon dont nous allons nous vêtir, tous les jours, nous accomplissons un acte politique. »

Vous avez récemment lancé le Comité Orwell dont le but est de défendre le pluralisme et l’honnêteté intellectuelle. Ce projet ne devrait-il pas, à terme, faire la part belle à des gens comme François Ruffin, Hervé Kempf, Pierre Thiesset ou Vincent Cheynet (journalistes à La Décroissance), dont les propos pertinents sont aujourd’hui bien plus étouffés sur la scène médiatique que ceux d’Elisabeth Lévy, Thomas Guénolé ou Geoffroy Lejeune, pour citer quelques noms des personnes présentes au premier colloque du comité ?

French Historian Jacques Ellul TalkingBien sûr, je suis entièrement d’accord. C’est pour ça que j’ai toujours soin de préciser que je suis républicaine, girondine, souverainiste ET décroissante. Je crois que le combat est global et dès que je le peux, je cite dans ma revue de presse le journal La Décroissance, qui est tout de même l’un des rares endroits où on peut lire du Jacques Ellul, du Jean-Claude Michéa, du Charbonneau…

Dans la mesure où les problématiques sont avant tout économiques, il y a un ostracisme sur ce coin-là de la pensée car les enjeux sont là. Je me bats en permanence pour essayer de faire valoir l’idée que penser des modes de production différents et une organisation radicalement différente de la société actuelle, c’est la seule façon de changer la vie des gens et, surtout, de retrouver un peu de maîtrise. Par la maîtrise de notre alimentation, de la façon dont nous allons nous vêtir, tous les jours, nous accomplissons un acte politique. Dans cette crise de la démocratie représentative, chaque acte de la vie quotidienne permet de voter pour un système. Évidemment, cela nécessite de faire des choix. On va m’expliquer qu’au vu de mon budget, c’est plus facile pour moi. Il n’empêche que je me prive de certaines choses, que je fais des choix cohérents avec ce que j’estime être le système que je souhaite.

Peut-on espérer voir des journalistes comme eux au deuxième colloque du comité ?

C’est ce que j’aimerais, bien entendu. Eux mais également des gens de Bastamag, par exemple, qui sont les seuls à faire une enquête sur les tribunaux arbitraux dans le cadre du futur Traité de libre échange transatlantique [avec Sylvain Laporte, pour Fakir, NDLR]. Dans le premier colloque, nous avons essayé, avec Jean-Michel Quatrepoint, de revenir systématiquement à des problématiques économiques et de ne pas laisser les choses revenir sur l’éternel discours : “On ne peut pas parler d’immigration.” Car les choses ont bougé. Il nous faut désormais être capable de faire comprendre l’articulation entre une idéologie multiculturaliste qui s’impose depuis des années dans les médias et l’infiltration, dans tous les domaines, d’une globalisation visant à développer les normes et le droit les plus favorables à des multinationales totalement émancipées des États-nations.

causeurMais c’était un premier colloque visant à faire connaître le Comité Orwell et son projet. Nous avons voulu donner la parole non seulement aux membres fondateurs ou aux premiers membres, mais aussi à des adversaires idéologiques, puisque notre but est avant tout de promouvoir le pluralisme dans les médias, afin que l’on puisse y traiter tous les sujets et y entendre tous les points de vue. Mais je reste persuadée que ce sont les problématiques économiques qui sont centrales.

Ça fait un petit moment qu’on dit que la pensée unique est finie, on peut se rappeler de la une de Causeur d’il y a deux ans notamment. Finalement, on a peur en fait qu’une certaine pensée unique bien-pensante laisse place à une autre pensée unique, qui serait juste l’inverse, notamment concernant l’immigration, et sans économie. Certaines personnes ont peur que le comité Orwell ne se réduise à ça…

Je pense qu’entre les interventions de Jean-Michel Quatrepoint et les miennes, nous avons prouvé que ce n’était absolument pas le cas. Par ailleurs, le prochain colloque sera sur le Tafta pour montrer que c’est là que se situent les vrais enjeux. Mais c’est très difficile d’organiser ce genre de colloque, surtout pour une première fois. Il faut comprendre ces logiques-là et ne pas être maximaliste et intransigeant. C’est aussi très compliqué de faire venir des gens différents. Certains opposants refusent le débat. Nous avons invité des dizaines de personnes pour qu’il y ait un débat contradictoire, seuls Laurent Joffrin et Thomas Guénolé ont accepté de venir. De toute façon, Joffrin n’a plus que ça comme identité journalistique : il s’oppose aux méchants réactionnaires. Il va partout où il va se faire siffler, il adore. Mais c’est le seul qui veut.

Pour un débat sur le Tafta, quelqu’un comme Lordon serait très intéressant…

Bien sûr !

… mais il n’acceptera jamais.

polony_décroissanceEh non… On a essayé d’avoir des gens du côté de Lordon, mais aussi du côté des grands défenseurs du Tafta. Aucun n’ose venir… C’est un équilibre compliqué à trouver. Mais bien entendu, l’idée est plutôt d’aller vers des gens de La Décroissance ou de Bastamag. Ce sont des gens que je lis systématiquement, que je cite dès que je le peux… J’en suis à me faire prendre en photo en lisant La Décroissance, tout de même !

On a évoqué le nom de François Ruffin. Son film, Merci Patron !, est un succès en salles et les critiques sont unanimes. Avec Merci Patron !, Ruffin signe là quelque chose qui relève du « journalisme total » comme il le dit dans le dernier numéro de Fakir. Avez-vous vu ce film et qu’en avez-vous pensé ?

Très honnêtement, je ne l’ai pas encore vu. La vie que je mène fait que je n’ai pas le temps d’aller au cinéma et c’est un drame. Je m’achète les films quand ils sortent en DVD. C’est ignoble, je le sais… En revanche, j’ai lu tous les articles dessus ! En ce moment, je vais vous dire, je connais le cinéma par les articles ! Je n’ai pas de vie, c’est le revers de la médaille…

Vous n’avez peut-être pas lu tous les articles dessus, étant donné que certains ont été censurés avant même que d’avoir été écrits

On est dans un système où la puissance de feu du capital est absolument énorme. On a l’air d’être dans des relations apaisées, mais pas du tout ! Les relations sont brutales et violentes : sous des dehors policés, nous sommes dans une société qui développe les appétits les plus bas et qui les laisse gagner. Il faut en avoir conscience.

Face à cela, une initiative comme Nuit debout, qui aurait pu constituer un élan formidable, s’est enfermée dans le pire du gauchisme culturel, acceptant les lubies d’un néo-féminisme obsédé par “l’homme blanc hétérosexuel”, de mouvements prétendument anti-racistes et qui opposent “les Blancs” et les autres, ou voient de l’islamophobie dans toute défense de la laïcité. La meilleure manière de faire fuir les ouvriers, paysans, indépendants et classes moyennes qui auraient pu se rallier au mouvement pour réclamer une véritable démocratie prenant en compte les intérêts des peuples. Quel gâchis !

Malheureusement, je crois qu’il n’y aura pas de réforme du système, réforme dans le sens de “véritable changement”, j’entends, car des réformes sauce Macron ou Juppé, nous n’avons que ça. Le système ne se réformera pas : il tiendra jusqu’au bout et par tous les moyens. Je crains que nous n’allions vers une explosion, de quelques bords qu’elle vienne. Tout cela est trop bien tenu. Chacun à son niveau n’a pas forcément les moyens d’agir : les journalistes, par exemple, n’ont pas les moyens de faire correctement leur travail. À cause de l’organisation économique de la presse qui induit une pression diffuse, la vérité ne peut pas surgir et certaines informations ne sortiront pas. Je ne pense pas être complotiste en expliquant qu’il y a une pression économique qui fait que sur certains sujets, les médias ne sont pas libres, même si des journalistes à titre individuel font leur travail du mieux qu’ils peuvent. Il ne s’agit pas de parler de façon prétentieuse, au-dessus de la mêlée, pour donner des bons ou des mauvais points. Il s’agit d’analyser comment fonctionne le système et d’avoir conscience que soi-même, on participe de ce système.

patronDans les différentes émissions de télévision auxquelles j’ai participé, j’étais en permanence en train de me demander ce que je faisais là et si je n’étais pas en train de me trahir et de renoncer à ce que je prétendais être et défendre. J’ai passé mon temps à me demander si je n’étais pas une caution. Mais en même temps, si je n’avais pas accepté la place, de toute façon, elle aurait été occupée par quelqu’un d’autre. Ne vaut-il pas mieux y être et essayer de faire de son mieux ? Mais jusqu’à quel point ? Qu’est-ce que j’accepte exactement comme renoncement ? Tout ça, ce sont des questions qu’il faut se poser en permanence.

Pas question de donner des leçons à qui que ce soit. Je m’applique à moi-même toutes ces règles. C’est un exercice d’humilité. Le journalisme aujourd’hui est extrêmement compliqué à exercer et j’ai parfaitement conscience que je n’ai pas la place la plus difficile. J’ai la chance d’avoir acquis une liberté immense. La position d’éditorialiste n’est pas la plus compliquée : on n’est pas forcément confronté à toutes les pressions d’un journaliste qui ne va pas pouvoir sortir une information ou à qui on va demander en permanence de faire du chiffre, de produire rapidement, au détriment de l’enquête… Il est nécessaire de décrypter ce phénomène pour reconstruire l’édifice. Pourquoi ? Parce que, certes, Internet a permis de faire émerger d’autres sources d’information, il y a des médias alternatifs, mais le journalisme en tant que tel repose aussi sur la capacité à répondre de ce que l’on a écrit, à s’appuyer sur des sources fiables, à développer une vision étayée par des connaissances et une argumentation construite. Tout cela ne peut pas surgir dans des lieux comme Internet, où règne l’anonymat et où il n’y a pas de responsabilité de la part de ceux qui écrivent. Le journalisme est un métier défini par des savoir-faire.

Mais le Comité Orwell ne devrait-il pas s’impliquer dans ce genre de combat justement ? Dans foule de rédactions, il y a des renoncements, consentis et qui n’ont plus l’air de poser problème. En 1944, les journalistes s’accordaient sur une loi de non-concentration des médias. Depuis 1984 et durant les cinq dernières années, en particulier, on se dirige de plus en plus vers de grands pôles.

Oui mais attention ! Pourquoi les médias sont-ils autant concentrés ? Parce qu’ils ne gagnent plus d’argent ! Les gens ne lisent plus la presse. Et pourquoi ne la lisent-ils plus ? Parce qu’ils n’ont plus confiance : c’est un cercle vicieux ! Et les gens lisent également moins de manière générale : il y a une déperdition culturelle, qui ne vient pas de nulle part et qui a été organisée.

Des journaux comme Mediapart arrivent pourtant encore à être rentables…

Je crois qu’on peut encore faire lire les gens à la condition de leur apporter une certaine valeur ajoutée, qu’ils ne trouveront pas ailleurs. Le paysage de la presse actuelle est épouvantable, car il est concentré dans les mains de grands intérêts privés. Pendant qu’on compte sur les doigts d’une main les médias indépendants : Mediapart, Causeur, Marianne…

fakirCauseur a l’air d’aller de plus en plus mal, financièrement parlant… Mais on peut également se réjouir du succès de Fakir, qui grâce à ses lecteurs, mobilisés par le financement participatif, a réussi à amasser assez de fonds pour réaliser son film sans arrêter par la suite l’aventure de la presse papier…

Le crowdfunding est de plus en plus utilisé : c’est une des solutions. Je crois profondément qu’un média ne peut s’en sortir aujourd’hui que s’il devient une véritable communauté de lecteurs, réunis par la confiance et par des valeurs communes. Cet accord de confiance mutuelle nécessite d’avoir des gens qui sont presque militants. Dans un monde idéal, le média doit s’appuyer sur le papier – je crois profondément au papier – mais également sur un site internet, sur des conférences, sur toute une façon de réunir des gens qui ont envie de lire, d’apprendre, de penser ensemble.

Une forme d’éducation populaire, donc…

Oui, et je crois profondément qu’un média qui choisirait cette voie pourrait être rentable. Cette presse peut fonctionner si les lecteurs se retrouvent autour d’une vision commune, d’un regard critique et qu’ils sentent qu’on ne les prend pas pour des abrutis, qu’on n’essaye pas de les nourrir avec de la pensée molle et des pages de publicité. Mais, dans l’état actuel de la presse papier, ça serait une révolution : vous n’allez pas demander à L’Express de se transformer complètement… Des titres vont mourir, d’autres vont naître et on va aller vers des médias presque de niche malheureusement : il n’y aura plus de grand journal tout public.

En ce qui concerne l’association papier/net/conférences, regardez le FigaroVox, qui a su devenir, dans son courant idéologique et au-delà, un lieu de débat : ils ont capté le débat qui n’avait plus lieu dans les autres journaux. Ce phénomène est très intéressant à observer : ça veut dire qu’il y a tout de même une volonté de débattre. Il faut la nourrir avec de l’information, pas seulement avec du débat, donc avec un vrai travail journalistique : on est sur un champ de ruines qui nécessite une reconquête.

fakir rougeFrançois Ruffin appelle dans son journal à l’alliance des rouges et des verts, entendant par là une alliance entre les syndicats de travailleurs et les zadistes de Notre-Dame-des-Landes, qu’il estime en lutte contre le même monde. À quand l’alliance entre Fakir et le Comité Orwell ?

Je suis ouverte à la discussion avec absolument tout le monde, je suis prête à allier des forces diverses mais qui ont des objectifs fondamentaux communs. La démocratie, c’est aussi ça : s’entendre sur des valeurs fondamentales malgré les divergences. On ne changera rien à ce monde si chacun reste dans son pré carré. J’ai vu les échecs des souverainistes, qui préfèrent être tout seuls à 2 % qu’ensemble à 15 ou 20 %… La logique minoritaire et doctrinaire, je la trouve absolument épouvantable. Encore une fois, c’est le grand échec de Nuit debout. Quand on en est à cracher sur des gens venus en observateurs, à considérer leur simple présence comme une “provocation” alors qu’on leur reproche parallèlement de ne pas connaître le “terrain”, je pense qu’on a perdu de vue ce qu’est la démocratie. Moi, je suis toute prête à discuter mais c’est visiblement très difficile en raison des étiquettes. Dans toute la gauche alternative, au sens positif du terme j’entends, des gens sont obsédés par l’idée que le danger est avant tout chez les méchants réactionnaires, par l’idée que le bon vieux fascisme va ressurgir, rigoureusement sous la même forme… Ils font la guerre d’hier pour pouvoir se croire résistants. Ce rêve de pureté est dangereux et conduit à se tromper complètement sur les véritables ennemis. Écouter réellement ce que disent les autres et lire la pensée de chacun est primordial pour éviter ces écueils.

limiteVous vous affichiez cet été en train de lire La Décroissance. Vous avez été interviewée aux côtés d’Olivier Rey dans le numéro 2 de la revue Limite. Quel regard portez-vous sur la décroissance et quelle place lui accordez-vous dans la société de demain ?

La place centrale, avec la nécessité de correctement définir le terme parce qu’apparemment, ce n’est toujours pas clair dans l’esprit des gens : la décroissance, ce n’est pas la récession. Nous ne vivons actuellement pas du tout la décroissance : nous vivons l’échec d’un système fondé sur la croissance, ça s’appelle la récession et la déflation, c’est catastrophique et ça fait crever des tas de gens.

La décroissance est un bouleversement des modes de vie qui permet de prendre en compte notre façon d’agir sur cette planète (de nous nourrir, de nous reproduire, de nous déplacer). C’est une façon pour les êtres humains de retrouver la maîtrise de leur vie : je ne peux pas me résoudre à ce que des gens se nourrissent d’aliments dont ils ne savent rien : ni la provenance, ni les conditions de production. La décroissance est une façon de nous émanciper, c’est le stade ultime de l’émancipation : ça nous permet de ne plus dépendre de grands groupes qui confisquent l’espace public, la nature, au profit d’intérêts privés. La décroissance est l’enjeu crucial de la société de demain.

 

 

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SOURCE   https://comptoir.org/2016/05/06/natacha-polony-la-decroissance-est-le-stade-ultime-de-lemancipation/

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