Le groupe des pays de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie) n’a pas fini de faire parler de lui, tant il aura donné du fil à retordre aux institutions européennes ces dernières années. Engagé dans un bras de fer avec l’Union européenne (UE) sur plusieurs fronts, comme la politique migratoire, la conception de l’Etat de droit, et la souveraineté nationale des Etats membres, le V4 s’est constitué une réputation de frondeur de l’Europe, au point de s’attirer les faveurs des partis eurosceptiques tels que le FPÖ autrichien. "Ce serait bien si nous pouvions peut-être devenir membre du groupe de Visegrad", a déclaré Heinz-Christian Strache, chef du parti d’extrême droite autrichien, qui espère entrer au gouvernement à l’issue des législatives de dimanche.

Si M. Strache invoque des "raisons historiques", le V4 est souvent perçu comme le bastion des "rebelles" de l’UE, prêts à taper du poing sur la table pour battre en brèche "le diktat de Bruxelles".

Bucarest est intéressé

Plaidant pour davantage de consultations politiques avec le groupe de Visegrad, le président du Sénat roumain Calin Popescu Tariceanu a déclaré que “le simple statut d’alliés loyaux, disciplinés et sliencieux ne va pas nous apporter de la reconnaissance”. Des membres du Parti social-démocrate roumain, au pouvoir à Bucarest, ont ainsi multiplié les signes de rapprochement du V4, au grand bonheur du Premier ministre hongrois Viktor Orban qui a déclaré qu’il "laissait la porte ouverte" à la Roumanie.

"On a vu, chez les politiciens roumains, naître une rhétorique semblable à celle de Viktor Orban, avec cette idée que la Roumanie n’est qu’une colonie de l’Occident, celle dont le milliardaire George Soros veut contrôler la politique et cette volonté de revenir à une famille traditionnelle et à un conservatisme social", note Paul Ivan, du European Policy Centre. Et d’ajouter : "Mais ce qui dérange en réalité les politiciens roumains, c’est la lutte anticorruption que soutient l’UE."

Des fondateurs prestigieux

Aujourd’hui courtisé par les populistes et les politiciens inquiétés par une justice “trop” indépendante, le groupe de Visegrad fut pourtant créé en 1991 sous les auspices du Premier ministre hongrois Jozsef Antall, du président tchèque Vaclav Havel et de son homologue polonais Lech Walesa, soit trois figures emblématiques de la lutte pour la liberté et la démocratie de l’autre côté du Mur.

"Ces pays étaient concernés par l’ouverture des négociations d’adhésion à l’Union européenne, mais aussi par la volonté de faire sortir définitivement l’Union soviétique et ses armées de leur territoire", se souvient Georges Mink, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de l’Europe centrale et orientale. "Le groupe a été pionnier dans les réformes menées", note le politologue roumain Cristian Pirvulescu. D’ailleurs, la Roumanie, elle aussi mue par le rêve européen, aurait aimé s’y associer, mais peine à rattraper son retard et à consolider sa démocratie.

Les pays du V3 - devenu le V4 après la scission de la Tchécoslovaquie en 1993 - intègrent l’Otan en 1999, avant d’entrer dans le giron de l’UE en 2004. "L’importance du groupe s’est ensuite estompée, avant que Viktor Orban le ravive et le transforme en une organisation qui milite pour des intérêts particuliers", explique M. Pirvulescu.

En 2015, Budapest, Varsovie, Bratislava et Prague se resserrent les coudes pour s’opposer au mécanisme de relocalisation de réfugiés depuis la Grèce et l’Italie, adopté par les Etats membres au plus fort de la crise migratoire. Multipliant les déclarations provocatrices, voire xénophobes, ces pays n’ont pas fini de défier l’Union pour prôner une “ligne dure” en termes de migration et “une solidarité flexible” – entendez : celle qui permet de garder les réfugiés bien loin de leur territoire.

Ce conflit a eu l’effet de dévoiler un certain fossé culturel et politique entre l’Europe occidentale et orientale, que l’on pensait depuis longtemps enterré, et de sortir le groupe de Visegrad de l’anonymat sous la forme d’un bloc opposé à bien des valeurs européennes. Une image renforcée par le modèle de démocratie "illibérale" promu par la Hongrie et la Pologne, dont les tentatives de musellement de la justice ont mis la Commission européenne en alerte.

Or, selon Paul Ivan, l’opposition à l’accueil des réfugiés tient moins "d’une position de facto anti-européenne", que "d’une certaine peur de l’étranger et des considérations culturelles et historiques". De plus, les pays du V4 ne parlent pas toujours d’une seule et même voix. Jaroslaw Kaczynski, homme fort de la Pologne, nourrit une haine irrationnelle à l’égard de Moscou qu’il accuse d’avoir assassiné son frère jumeau, tandis que Viktor Orban cultive son amitié avec le président russe Vladimir Poutine et vient de signer un contrat avec le géant russe de l’énergie Rosatom.

Pas "un bloc constant"

Georges Mink note également que “face au rouleau compresseur du président français Emmanuel Macron, qui a un projet européen très ambitieux”, les dirigeants hongrois, polonais et tchèque freinent des quatre fers, craignant de se retrouver sur le côté d’une Union renforcée. Mais le Premier ministre slovaque Robert Fico voudrait, lui, troquer son rôle d’élément perturbateur pour celui de moteur de l’Union. Cet été, il a en effet fait savoir que la place de la Slovaquie était “dans le noyau dur” de l’UE, “proche de la France, de l’Allemagne”. “Je suis intéressé par une coopération régionale avec Visegrad, mais l’intérêt vital de la Slovaquie est l’UE”, a-t-il précisé.

Dès lors, selon Georges Mink, "le groupe de Visegrad ne peut pas devenir un bloc constant, permanent, développé à la manière du Benelux. Il y a trop d’intérêts contradictoires en jeu. Ils peuvent avoir des intérêts ponctuels communs, comme sur la politique migratoire, mais lorsqu’on parle plus idéologie et moins pragmatisme, on voit tout de suite apparaître des fissures".