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5 juin 2018

Erdogan, l'homme de fer de la Turquie

Adrien LelievreLe 15/03 à 07:27Mis à jour le 21/03 // les echos
Recep Tayyip Erdogan est arrivé au pouvoir le 14 mars 2003. Quinze ans plus tard, il dirige toujours d'une main de fer la Turquie.  - Kayhan Ozer/AP/SIPA
Le président turc vient de fêter ses quinze ans au pouvoir. Cette longévité exceptionnelle a longtemps reposé sur ses succès économiques. Mais sa dérive autoritaire, qui lui a aliéné une partie de la population et a freiné les réformes, menace son héritage.

Il est l'un des derniers rescapés politiques d'un monde qui a disparu. Le 14 mars 2003, Recep Tayyip Erdogan, quarante-huit ans, était désigné chef du gouvernement par le président Ahmet Necdet Sezer, incarnation des élites laïques de la Turquie.

Celui qui se présente à l'Occident comme un « musulman-démocrate » et se fait le chantre de l'entrée de son pays dans l'Union européenne n'a pas le temps de savourer sa victoire : quelques jours avant son accession au pouvoir, le Parlement provoquait - contre son gré - une crise diplomatique avec Washington en ne donnant pas son feu vert au déploiement des troupes américaines sur le sol turc, en prévision de la guerre en Irak.

Comme si cet incendie à éteindre ne suffisait pas, Recep Tayyip Erdogan hérite d'un pays affaibli par la crise bancaire et monétaire de 2000-2001, qui a discrédité la classe politique traditionnelle et favorisé le raz-de-marée électoral de son nouveau parti (AKP) lors des élections législatives de novembre 2002.

Un profil qui intrigue

Une nouvelle ère s'ouvre pour le pays, même si le profil du nouveau Premier ministre, sorti de prison quatre ans plus tôt après avoir écopé d'une condamnation pour « incitation à la haine raciale et religieuse », suscite déjà de vifs débats dans les journaux et les couloirs des ministères. « On avait des questionnements sur la sincérité des sentiments démocratiques d'Erdogan et les défis que poserait l'entrée de la Turquie dans l'UE en raison de sa taille », se souvient l'ancienne ministre des Affaires européennes, Noëlle Lenoir.

Quinze ans plus tard, Recep Tayyip Erdogan a troqué le poste de Premier ministre pour celui de président. Mais, en raison de sa mainmise sur l'Etat et de l'islamisation rampante de la société, le dirigeant est de plus en plus souvent comparé au sultan Abdülhamid II, qui dirigea d'une main de fer l'Empire ottoman à la charnière des XIXe et XXe siècles. Aussi n'hésite-t-il plus à jouer les boutefeux sur la scène diplomatique en intervenant dans le bourbier syrien pour empêcher la formation d'un proto-Etat kurde à sa frontière ou à dénoncer les « pratiques nazies » des « alliés » européens.

« Erdoganomics »

L'insatiable appétit de pouvoirs de Recep Tayyip Erdogan ne suffit cependant pas à expliquer pourquoi il a remporté tous les scrutins auxquels il a participé depuis 2003. Pour comprendre son exceptionnelle longévité politique, sans doute faut-il se pencher du côté du portefeuille des Turcs.

« Si on prend du recul, le bilan économique de l'AKP est indéniablement positif avec un doublement du PIB par habitant et une croissance moyenne de 5,7 % par an entre 2002 et 2016 », remet en perspective Sylvain Bellefontaine, économiste à BNP Paribas. Des chiffres à faire pâlir d'envie un pays voisin comme l'Iran. Or « les résultats économiques et sociaux ont toujours été l'un des moteurs du vote en faveur de Recep Tayyip Erdogan », complète Jean Marcou, professeur de sciences politique à l'IEP de Grenoble.

Les « Erdoganomics », qui ont hissé la Turquie au 17e rang des puissances mondiales, le « reis » les a d'abord testées à Istanbul, où il a vu le jour en 1954 dans le quartier populaire de Kasimpasa. Aujourd'hui encore, le dirigeant à l'immuable moustache aime rappeler ses liens avec ce quartier dont les habitants sont réputés conservateurs et bagarreurs.

Istanbul lui a servi de tremplin politique et de matrice pour ses futures pratiques au sommet de l'Etat.

Après une scolarité dans un lycée religieux formant les imams et un diplôme en sciences économiques dont l'authenticité a été contestée, « RTE » fait ses premiers pas en politique dans des groupuscules islamistes au milieu des années 1970. Très vite, ce fils de capitaine de navire sort du lot grâce à ses qualités de meneur d'hommes.

En 1994, après une campagne pendant laquelle il promet de combattre fermement la corruption, il est élu maire d'Istanbul. Un tournant dans sa carrière. « Istanbul lui a servi de tremplin politique et de matrice pour ses futures pratiques au sommet de l'Etat », souligne l'historien Hamit Bozarslan.

Pro-business

Malgré les craintes, Recep Tayyip Erdogan se révèle un maire pragmatique. Il confie les dossiers économiques à des technocrates, lutte efficacement contre les coupures d'eau et d'électricité - un fléau local - et assainit les comptes municipaux. Une fois arrivé aux responsabilités au niveau national, il s'inspirera de cette expérience et s'évertuera à créer un environnement pro-business en Turquie. Aiguillonné par la perspective d'entrer dans l'UE et soucieux de marginaliser l'armée, il enchaîne les réformes structurelles et mène une politique de grands travaux, notamment à Istanbul.

Erdogan favorise également la montée en puissance des « tigres anatoliens », ces hommes d'affaires conservateurs et religieux basés dans le sud de la Turquie. Dans le même temps, il séduit les couches populaires en systématisant les aides sociales dans une logique de charité. Résultat, l'économie turque connaît un boom spectaculaire : en 2010 et 2011, la croissance culmine à plus de 8 % !

Populaire

Ces politiques valent au Premier ministre une grande popularité, notamment auprès des couches populaires d'Anatolie, qui se sont longtemps senties exclues du jeu politique par les élites laïques. Pendant ces années, la Turquie fait ainsi figure d'exemple au Moyen-Orient grâce à son fameux « modèle » mêlant démocratie, libéralisme économique et conservatisme religieux.

La force de l'AKP pendant cette période aura été de se créer trois clientèles politiques (couches favorisées, moyennes et populaires) aux intérêts pourtant antagoniques.

« La force de l'AKP pendant cette période aura été de se créer trois clientèles politiques (couches favorisées, moyennes et populaires) aux intérêts pourtant antagoniques », décrypte Hamit Bozarslan. Mais l'élan réformateur s'essouffle à partir de 2013, alors que le régime connaît ses premières sueurs froides avec la révolte de la place Taksim et un vaste scandale de corruption.

Si, un an plus tard, l'homme fort de la Turquie exauce son rêve en se faisant porter à la présidence, son hubris sera sanctionnée dans les urnes lors des élections législatives de juin 2015, au cours desquelles il perd la majorité absolue pour la première fois - il la regagnera, quelques mois plus tard, au prix d'une stratégie de tensions qui aura raison du processus de paix initié avec les Kurdes en 2013.

Fuite en avant

Depuis, la fuite en avant de « RTE » n'a pas cessé, culminant avec la gigantesque purge qui a suivi le coup d'Etat manqué du 15 juillet 2016, attribué par le président à son ancien allié Fethullah Gülen, un imam installé aux Etats-Unis à la tête d'une influente confrérie religieuse.

Au total, plus de 150.000 fonctionnaires ont été limogés pour leurs liens supposés avec les gulénistes dans les secteurs de la police, de la justice, de l'armée ou encore de l'école. Des responsables politiques, des intellectuels et des journalistes ont également été arrêtés.

Cette implacable reprise en main n'a pas épargné les milieux d'affaires. La banque Bank Asya et l'organisation patronale Tukson, proches des gulénistes, ont dû mettre la clef sous la porte. Un climat de peur s'est installé dans le pays, tandis que la perspective d'une entrée de la Turquie dans l'Union européenne s'est durablement éloignée.

Erdogan a réalisé une saignée. Or, il y a inévitablement des conséquences, notamment économiques, quand on décapite une partie des élites de son pays.

« Erdogan a réalisé une saignée. Or, il y a inévitablement des conséquences, notamment économiques, quand on décapite une partie des élites de son pays », estime Marcel Bazin, auteur de « La Turquie. Géographie d'une puissance émergente ». En 2016, le pays de 80 millions d'habitants a payé le prix de cette instabilité et est entré en récession au troisième trimestre (-1,8 %).

La multiplication des attentats sur le sol turc et les foucades du président sur la scène internationale ont également fait chuter les investissements indirects étrangers (12,5 milliards de dollars en 2016, contre 16,8 milliards un an plus tôt), et provoqué un plongeon des revenus du tourisme (-29,7 % en 2016).

Relancer la machine

En réaction, le gouvernement a mis en place ces derniers mois une politique de relance budgétaire en étendant substantiellement son fonds de garantie du crédit bancaire et en augmentant les salaires. De fait, le PIB de la Turquie devrait croître d'environ 7 % en 2017, selon une étude de BNP Paribas, sur fond de reprise mondiale.

Il y a des signes inquiétants de surchauffe avec une inflation élevée et un creusement du déficit du compte courant.

Cette bonne performance s'explique en partie par un « effet rattrapage » après le putsch manqué. Elle a aussi été facilitée par le spectaculaire rapprochement entre Erdogan et Poutine, qui a notamment entraîné un retour massif des vacanciers russes en Turquie l'an dernier (+444 % en un an).

Mais « il y a des signes inquiétants de surchauffe avec une inflation élevée et un creusement du déficit du compte courant, tempère l'économiste Sylvain Bellefontaine. Des problèmes renforcés depuis l'été 2017 par la forte dépréciation de la livre turque et le rebond des prix du pétrole. »

La polarisation de la société et la persistance d'un chômage élevé (10,3 %) ont failli coûter cher au président Erdogan lors du référendum constitutionnel du printemps 2017. A l'occasion de ce scrutin contesté par l'opposition, Ankara et Istanbul, fiefs historiques de l'AKP, se sont opposées à l'élargissement considérable des pouvoirs du président. Ce qui a valu aux maires de ces villes d'être démis de leurs fonctions...

Objectif 2023

En dépit de cette nouvelle alerte, le chef de l'Etat, dont la mégalomanie est symbolisée par le palais présidentiel de 200.000 mètres carrés qu'il s'est fait construire à Ankara, n'a pas l'intention de lever le pied. « Il y a une dimension populiste chez ErdoganIl a toujours besoin d'organiser de grands meetings, de distribuer des poignées de main et de se relégitimer par le vote », analyse Jean Marcou.

Erdogan est certes affaibli, mais il est aussi extrêmement résistant et possède un noyau dur d'électeurs replié sur une base ethno-confessionnelle sunnite et turque.

Aussi a-t-il déjà dans son viseur les élections législatives et présidentielle de 2019, qui verront le nouveau régime hyper-présidentiel entrer en vigueur. « Erdogan est certes affaibli, mais il est aussi extrêmement résistant et possède un noyau dur d'électeurs replié sur une base ethnoconfessionnelle sunnite et turque », observe Hamit Bozarslan. Le président devra toutefois affronter une nouvelle opposante en la personne de Meral Aksener, une ancienne ministre de l'Intérieur qui a créé cet automne un nouveau parti politique de centre droit. Son objectif ? Rassembler les déçus de l'AKP.

L'homme du « miracle économique turc » devra également dissiper les doutes : selon une étude réalisée en novembre, 52 % des Turcs estimaient que l'économie était mal gérée et 42 % que leurs conditions de vie s'étaient détériorées l'an dernier. La politique de stimulation de la croissance est une façon, pour le gouvernement, de répondre à ces inquiétudes. Mais elle n'est pas sans danger car elle aggrave les déséquilibres macroéconomiques structurels.

Pour renforcer ses chances de succès, Recep Tayyip Erdogan s'est rapproché récemment du MHP, un parti de la droite ultranationaliste, en vue de sceller une alliance électorale. Un nouveau virage pour cet animal politique au sang froid qui ne cache pas son envie de se maintenir au pouvoir au moins jusqu'en 2023, année du centenaire de la République turque. Une évolution qui ne devrait pas faciliter le rapprochement avec les Occidentaux.

Adrien Lelièvre

@Lelievre_Adrien Suivre @Lelievre_Adrien

 

 

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https://www.lesechos.fr/monde/europe/0301384585965-erdogan-lhomme-de-fer-de-la-turquie-2161350.php

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