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4 août 2018

Philippe de Villiers : «Alexandre Soljenitsyne m'a appris à détecter les goulags de notre temps» - 03/08/2018

Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 03/08/2018 à 20h43 | Publié le 03/08/2018  // Le FIGARO

GRAND ENTRETIEN - L'écrivain russe est mort le 3 août 2008, il y a dix ans jour pour jour. Le 25 septembre 1993, pour le bicentenaire du soulèvement de la Vendée, il était venu prononcer un discours aux Lucs-sur-Boulogne. Pour le fondateur du Puy du Fou, le dissident soviétique est devenu un véritable «maître à penser».

LE FIGARO MAGAZINE. - Alexandre Soljenitsyne est une personnalité qui vous a beaucoup marqué et à laquelle vous faites souvent référence. Pourquoi?

Philippe de VILLIERS. - Après l'avoir connu de l'extérieur, comme une célébrité planétaire, j'ai eu la chance de pouvoir le connaître de l'intérieur, à travers une relation personnelle, familiale: il devint un ami proche à la suite de son séjour chez moi, à mon domicile, lorsqu'il a franchi l'Atlantique et qu'il est venu au Puy du Fou, puis aux Lucs-sur-Boulogne, en 1993, pour commémorer le bicentenaire des guerres de Vendée. Pendant quatre jours, nous avons beaucoup parlé - ou plutôt je l'ai beaucoup écouté. Plus tard, avec mon ami Dominique Souchet, l'initiateur du voyage, et Nikita Struve, son éditeur, nous lui avons rendu sa visite. Il souhaitait que nous l'aidions à construire une bibliothèque à Tambov, haut lieu de la mémoire douloureuse des Soviétiques.

Avec le député Dominique Souchet, nous étions les deux seules personnalités françaises présentes à son enterrement au monastère de Donskoï à Moscou, le 6 août 2008. Toutes les élites politiques, économiques et culturelles étaient en partance pour la séance d'ouverture des Jeux olympiques à Pékin. Natalia, son épouse, me demanda de prononcer une allocution au nom de notre amitié et au nom de la France. Je garde de mes longues conversations avec Alexandre Issaïevitch le souvenir d'un homme de haute culture, d'un poète au visage marqué, qui portait sur lui la souffrance des réprouvés mais aussi et surtout d'un visionnaire qui devinait les mouvements du monde. C'était un maître à penser.

En quoi était-il un maître pour vous?

D'abord un maître en ténacité: 11 ans de déportation, 17 ans d'exil, rien n'aura eu raison de son courage de fer. Ensuite, il demeure, pour l'histoire, le vainqueur métaphysique du communisme. Il a délivré son peuple et son siècle. C'est lui qui a réalisé la grande percée à travers le mur du mensonge sur la Vendée en révélant que, pour Lénine, le génocide vendéen était le moule, la référence matricielle de la terreur soviétique: «C'est ici que La Roue rouge a fait ses premiers tours.» Mais surtout, c'était un visionnaire pour les temps à venir. Il allait répétant: «On peut perdre sa souveraineté en conservant son identité. Mais si on perd les deux, on est mort.» ou encore: «La politique ce n'est pas l'économie, c'est la civilisation.»

Vous a-t-il inspiré sur le plan politique?

«Nous y sommes. Au nom des droits de l'homme, les minorités se voient garantir des droits le halal, la mémoire de l'Autre qui installent une contre-société»

Oh que oui! Il m'a appris à détecter les goulags de notre temps, le nouvel «angélisme exterminateur», à résister à la temporalité close des idéologies, à deviner comment le crime pouvait se profiler derrière l'utopie. Il nous a fourni le «kit» de la dissidence: comment on peut affiner son discernement et devenir une conscience dressée. Il tenait dans sa main le fil d'Ariane de son époque et de la nôtre. Car il avait compris que, engendrée par la Révolution et au nom de son modèle d'homme générique et progressiste, la religion des droits de l'homme en viendrait à dissoudre les sociétés, les nations, les civilisations intimes, par l'effet délétère du principe de non-discrimination. Nous y sommes. Au nom des droits de l'homme, les minorités se voient garantir des droits - le halal, la mémoire de l'Autre - qui installent une contre-société.

Le 25 septembre 1993, pour l'inauguration du Mémorial de la Vendée, il est venu prononcer un discours aux Lucs-sur-Boulogne. Que retenez-vous de ce moment?

D'abord, j'ai découvert qu'il connaissait très bien la Vendée. Il y voyait l'exact analogie des grands soulèvements paysans, celui de Tambov en 1920-1921, de la Sibérie occidentale en 1921. Ce que je retiens de son fameux discours des Lucs, c'est d'abord que, selon lui, la Révolution russe est la fille de la Révolution française. Elle la prolonge. C'est le même chromosome, la même filiation. Les Bolcheviks sont les descendants directs des Jacobins. Il a martelé que le génocide de la Vendée fut la référence, la matrice de la terreur communiste. Lénine s'exclamait souvent: «Il nous faut des Vendée!», c'est-à-dire des exemples de terreurs réussies. Mais une phrase, par-dessus toutes les autres, m'a frappé: «Les révolutions détruisent le caractère organique de la société. Elles ruinent le cours naturel de la vie.»

Il y a, dans l'ADN de toute révolution, me répétait-il, un gène exterminateur. Car toute révolution se fait au nom du recommencement absolu de l'humanité. L'ancien zek («détenu») avait terminé son discours des Lucs par une phrase touchante: «Les Français seront demain de plus en plus nombreux à mieux comprendre la résistance et le sacrifice de la Vendée.»

«Les dissidents sont à l'Est, ils vont passer à l'Ouest», vous a-t-il confié. S'est-il montré visionnaire?

Hélas, oui. Un dissident, c'est quelqu'un qui promène sous le manteau une parole libre, interdite, délictuelle, quelqu'un qui sort du périmètre sanitaire, de la «cage aux phobes», quelqu'un qui descend avec une petite luciole en place publique.

«Soljenitsyne a vécu au temps de Jean-Paul II qui, lui, parlait des nations, des racines chrétiennes. Nous, nous avons François, le pape du Camp des saints et de la parousie migratoire de l'Europe»

Jusqu'à la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, les dissidents dérangeaient l'ordre soviétique, ils étaient à l'Est. La Russie représentait le bloc soviétique, le bloc soumis. L'Otan s'identifiait au monde libre. Nous avons vécu un véritable renversement de la traque. Désormais, la Russie est libérée de toute idéologie révolutionnaire. Elle est un monde libre. Et, sous beaucoup d'aspects, l'Occident s'est mué, affaissé en un monde asservi. Nous sommes devenus une colonie du politiquement correct à l'américaine, des «galloricains» qui ne travaillent plus qu'à leur effacement et à l'oblitération de nos valeurs distinctives.

Je me souviens de ce que me disait Soljenitsyne:«Un dissident marche à tâtons dans la nuit des hommes, et cherche de la main les murs porteurs encore debout: une mémoire, un art de vivre, une langue, c'est-à-dire une disposition de l'âme.»

Soljenitsyne a vécu au temps de Jean-Paul II qui, lui, parlait des nations, des racines chrétiennes, des familles. Nous, nous avons François, le pape du Camp des saints et de la parousie migratoire de l'Europe.

Dans son fameux discours de Harvard en 1978, il s'était montré très critique à l'égard de la culture occidentale, évoquant un «déclin du courage», le «triomphe de la médiocrité» et le «culte d'une liberté irresponsable et destructrice». Partagez-vous ce diagnostic?

Un matin, en marchant dans la campagne vendéenne près de Saint-Laurent-sur-Sèvre, le maître s'est arrêté et a murmuré en me prenant par l'épaule: «Vous, en Europe, vous êtes dans une éclipse de l'intelligence. Vous allez souffrir. Le gouffre est profond. Vous êtes malades. Vous avez la maladie du vide. Toutes vos élites ont perdu le sens des valeurs supérieures. Le système occidental va vers son état ultime d'épuisement spirituel: le juridisme sans âme, l'humanisme rationaliste, l'abolition de la vie intérieure.»

Il avait prévu l'émergence du consommateur compulsif, globalisé, livré au nihilisme transgressif, à l'individualisme absolu. Ce que vit l'Occident aujourd'hui, c'est pire qu'une décadence. C'est à la fois une implosion et une invasion, avec le double remplacement progressif et indolore d'une population et d'une civilisation.

De Soljenitsyne, on retient L'Archipel du goulag, l'antitotalitaire. C'était aussi un orthodoxe conservateur et le partisan d'un Etat central fort.

Tout à fait. Chez nous, la politique s'est dégradée en un protocole compassionnel. La potestas et l'auctoritas ont sombré. Ce fut un sujet de conversation récurrent avec le maître. Il me répétait ce qu'il a dit dans son discours de Harvard: «Un pouvoir qui n'a plus de mœurs fait des lois.» Et, à force de faire des lois, la potestas s'en trouve dévaluée. Quant à l'auctoritas, elle ne s'est pas relevée du meurtre symbolique commis par la Révolution, qui a rompu le lien entre le pouvoir et le sacré et le lien entre le pouvoir et la famille. Elle a engendré, au fil du temps, un homme désinstitué, déraciné, le nomade de Jacques Attali. Le «roman national» de Lavisse était une sacralité de remplacement. Il est mort à son tour. Puis le suffrage universel - nouvelle sacralité de substitution - est mort à Bruxelles. Il ne reste plus que les pulsions de la foule.

Vous avez aussi en commun une certaine admiration pour Poutine.

«Moscou est désormais au cœur d'un système polycentrique avec la Chine et l'Inde, face au bloc unipolaire de l'Occident évanescent sous clé américaine»

Oui, et même une admiration certaine. D'abord pour son œuvre de restauration civique, culturelle et spirituelle qui lui vaut la reconnaissance du peuple russe. Mais aussi pour sa vision du monde: Moscou est désormais au cœur d'un système polycentrique avec la Chine et l'Inde, face au bloc unipolaire de l'Occident évanescent sous clé américaine. Lorsque je l'ai rencontré à Yalta, dans le bureau de Nicolas II, le président russe m'a dit: «Les sanctions européennes sont une folie car elles coupent l'Europe de la Russie.» Nous avons changé d'époque. L'avenir de l'Europe ne doit plus s'écrire sur le continent américain. La Russie aurait une vocation précieuse d'interface entre la Chine et l'Europe.

Que pensez-vous de l'écrivain Soljenitsyne indépendamment de son message politique?

Je suis devenu un lecteur boulimique de Soljenitsyne. J'aime tout. Les romans qui n'en sont jamais tout à fait, les essais et même les poèmes comme Le Chemin des forçats qui raconte sa vie. Mais je suis un lecteur frustré, car, hélas, je le lis en français. Nikita Struve, son éditeur et traducteur, m'a dit si souvent: «Ah le style du maître! La couleur des phrases! Le souffle lyrique!» L'œuvre, pourtant si bien traduite, perd ses arômes. Comme un bouquet de fleurs séchées qui a cessé d'exhaler ses parfums.

Si vous ne deviez conserver qu'un seul de ses livres?

Ce serait La Roue rouge. Car le dessein de cette œuvre fondamentale consiste à démonter le mécanisme de substitution du mensonge idéologique officiel à l'histoire réelle. Il y énonce une définition simple de l'idéologie: «Pendant soixante-dix ans, on n'a rien su de ce qui était la vie des gens. Le système s'autoracontait.»

Si vous ne deviez retenir qu'une seule phrase de lui?

Dans L'Archipel du goulag, Soljenitsyne philosophe sur l'idée du massacre qui flotte dans le cœur de l'homme: «Les justifications de Macbeth étaient faibles et le remords se mit à le ronger… L'imagination et la force intérieure des scélérats de Shakespeare s'arrêtaient à une dizaine de cadavres parce qu'ils n'avaient pas d'idéologie. L'idéologie, c'est ce qui vient justement légitimer la scélératesse. C'est la théorie sociale qui aide le scélérat à blanchir ses actes à ses propres yeux et à ceux d'autrui.»

Que lui avez-vous dit lorsque vous vous êtes rencontrés? Qu'aimeriez-vous lui dire aujourd'hui?

Je lui ai demandé: «Les deux pestes rouge et brune du XXe siècle sont-elles vraiment derrière nous?» Et il m'a répondu :«Oui, mais il y en aura d'autres car vous avez perdu, en Occident, la trace de l'homme réel et spirituel.» Aujourd'hui, si je le rencontrais à nouveau, je lui parlerais des deux mondialismes - hédoniste et islamiste - qui se font face et se nourrissent l'un l'autre. L'un fait le vide et l'autre le remplit.


Son extrait favori

«Les événements historiques ne sont jamais compris pleinement dans l'incandescence des passions qui les accompagnent, mais à bonne distance, une fois refroidis par le temps. Longtemps on a refusé d'entendre ce qui avait été crié par la bouche de ceux qui périssaient et que l'on brûlait vifs: les paysans d'une contrée laborieuse, pour lesquels la Révolution semblait avoir été faite, mais que cette même Révolution opprima et humilia jusqu'à la dernière extrémité. Eh bien, oui, ces paysans se révoltèrent contre elle! […] Nous avons traversé ensemble avec vous le XXe siècle, de part en part un siècle de terreur, effroyable couronnement de ce Progrès auquel on avait tant rêvé depuis le XVIIIe siècle…»

Extrait du discours d'Alexandre Soljenitsyne prononcé aux Lucs-sur-Boulogne, le 25 septembre 1993.

 

 

Lien : http://premium.lefigaro.fr/vox/histoire/2018/08/03/31005-20180803ARTFIG00017-philippe-de-villiers-alexandre-soljenitsyne-m-a-appris-a-detecter-les-goulags-de-notre-temps.php

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