Seule une bonne récession nous sauverait
Dans COURRIER INTERNATIONAL du 6 janvier 08
Dans les pays riches, la croissance est un sédatif politique qui étouffe toute contestation, explique le chroniqueur écolo George Monbiot.
The Guardian (extraits)
Londres
Si vous êtes sensible,
je vous conseille de tourner la page. Je m’apprête à briser le
dernier tabou universel ; j’espère que la récession prédite
par certains économistes se matérialisera. Je reconnais que la
récession est quelque chose de douloureux. Comme tout le monde,
je suis conscient qu’elle ferait perdre à certains leurs
emplois et leurs logements. Je ne nie pas ces conséquences ni les
souffrances qu’elles infligent, mais je rétorquerai qu’elles
sont le produit parfaitement évitable d’une économie conçue
pour maximiser la croissance, et non le bien-être. Ce dont
j’aimerais vous faire prendre conscience est bien moins souvent
évoqué : c’est que, au-delà d’un certain point, la
souffrance est également le fruit de la croissance économique.
Le
changement climatique ne provoque pas seulement un déclin du
bien-être : passé une certaine limite, il le fait disparaître.
En d’autres termes, il menace la vie de centaines de millions de
personnes. Quels que soient leurs efforts pour réduire les
émissions de gaz à effet de serre, les gouvernements se heurtent
à la croissance économique. Si la consommation d’énergie
s’accroît moins vite à mesure qu’une économie arrive à
maturité, aucun pays n’a encore réussi à la réduire tout en
augmentant son produit intérieur brut. Au Royaume-Uni, les
émissions de dioxyde de carbone sont plus élevées qu’en 1997,
en raison notamment des soixante trimestres de croissance
consécutifs dont ne cesse de se vanter [le Premier ministre]
Gordon Brown. Une récession dans les pays riches représenterait
sans doute le seul espoir de gagner du temps afin d’empêcher le
changement climatique de devenir incontrôlable.
L’énorme
amélioration du bien-être des humains dans tous les domaines –
logement, nutrition, hygiène, médecine – depuis deux cents ans
a été rendue possible par la croissance économique, ainsi que
par l’éducation, la consommation, l’innovation et le pouvoir
politique qu’elle a permis. Mais jusqu’où doit-elle aller ?
Autrement dit, à quel moment les gouvernements décident-ils que
les coûts marginaux de la croissance dépassent les bénéfices
marginaux ? La plupart n’ont pas de réponse à cette question.
La croissance doit se poursuivre, pour le meilleur et pour le
pire. Il me semble que, dans les pays riches, nous avons d’ores
et déjà atteint le point où il faut logiquement s’arrêter.
Je
vis actuellement dans l’un des endroits les plus pauvres du
Royaume-Uni. Ici, les adolescents dépensent beaucoup d’argent
chez le coiffeur, ils s’habillent à la dernière mode et sont
équipés d’un téléphone portable. La plupart de ceux qui sont
en âge de conduire possèdent une voiture, qu’ils utilisent
tout le temps et bousillent en quelques semaines. Leur budget
essence doit être astronomique. Ils sont libérés de la terrible
pauvreté dont ont souffert leurs grands-parents ; nous devrions
nous en féliciter et ne jamais l’oublier. Mais, à une
exception majeure – le logement, dont le prix est surévalué –,
qui osera prétendre qu’il est impossible de satisfaire les
besoins fondamentaux de tous dans les pays riches ?
Les
gouvernements adorent la croissance parce qu’elle les dispense
de s’attaquer aux inégalités. Comme Henry Wallich, un ancien
gouverneur de la Réserve fédérale américaine [de 1974 à
1986], l’a un jour fait remarquer en défendant le modèle
économique actuel, “la croissance est un substitut à
l’égalité des revenus. Tant qu’il y a de la croissance, il y
a de l’espoir, et cela rend tolérables les grands écarts de
revenus.” La croissance est un sédatif politique qui
étouffe la contestation, permet aux gouvernements d’éviter
l’affrontement avec les riches, empêche de bâtir une économie
juste et durable. La croissance a permis la stratification sociale
que même le Daily Mail [quotidien conservateur] déplore
aujourd’hui.
Existe-t-il quelque chose que l’on pourrait
raisonnablement définir comme relevant du bien-être et que les
riches n’ont pas encore ? Il y a trois mois, le Financial
Times a publié un article sur la façon dont les grands
magasins s’efforcent de satisfaire “le client qui est
vraiment arrivé”. Mais son sujet implicite est que personne
n’“arrive”, car la destination ne cesse de changer. Le
problème, explique un cadre de Chanel, est que le luxe s’est
“surdémocratisé”. Les riches doivent donc dépenser
de plus en plus pour sortir du lot : aux Etats-Unis, le marché
des biens et services destinés à les y aider pèse près de 1
000 milliards d’euros par an. Si vous voulez être certain que
l’on ne peut vous confondre avec un être inférieur, vous
pouvez désormais acheter des casseroles en or et diamants chez
Harrod’s.
Sans aucune ironie délibérée, l’article était
accompagné de la photo d’un cercueil. Il s’agit d’une
réplique de celui de lord Nelson, fabriquée avec du bois
provenant du bateau sur lequel il est mort, que l’on peut
s’offrir pour un prix faramineux dans la nouvelle section du
grand magasin Selfridges dédiée à l’hyperluxe. Sacrifier sa
santé et son bonheur pour pouvoir se payer cette horreur témoigne
certainement d’un trouble mental grave.
N’est-il pas temps
de reconnaître que nous avons touché la Terre promise et que
nous devrions chercher à y rester ? Pourquoi voudrions-nous la
quitter pour explorer un désert souillé par une frénésie de
consommation suivie d’un effondrement écologique ? Pour les
gouvernements du monde riche, la politique raisonnable à mener
désormais n’est-elle pas de maintenir des taux de croissance
aussi proches de zéro que possible ? Mais, parce que le discours
politique est contrôlé par des gens pour qui l’accumulation
d’argent est la principale finalité, une telle politique semble
impossible. Aussi désagréable qu’elle soit, il est difficile
d’imaginer ce qui, à part une récession accidentelle, pourrait
empêcher la croissance économique de nous expulser du pays de
Canaan pour nous expédier dans le désert.