Claude Lévi-Strauss, la mort de l'ultime monument intellectuel du XXe siècle
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«Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions.» L'incipit du plus connu de ses livres, Tristes Tropiques, condense admirablement l'œuvre de Claude Lévi-Strauss, qui vient de mourir à la veille de fêter son 101e anniversaire.
Quoi de plus étranger, en effet, à la pensée de l'ethnologue que l'exotisme? Tout au contraire, l'auteur d'Anthopologie structurale proposera de lire les représentations, les mythes et les systèmes de parentés à la manière des linguistes, comme un texte dont on peut relever les régularités, les mathématiques souterraines qui engendrent les formes culturelles.
Entretien avec Pierre Dumayet, 1971
Avec Bernard Rapp en 1991
(Vidéos INA)
Comment comprendre, dès lors, qu'une approche, quasi grammaticale des civilisations ait fasciné depuis presque la publication de sa thèse (Les Structures élémentaires de la parenté, 1949) les lecteurs? Pourquoi les Bororos, Caduvéos et Nambikwaras visités par Lévi-Strauss, et pas, par exemple, Marcel Granet, sociologue qui a décrit les «Catégories matrimoniales et relations de proximité dans la Chine ancienne»? C'est qu'il a baigné d'esthétique, de poésie, de rêve, de philosophie et d'exigence éthique sa quête rigoureuse des invariants débusqués dans un récit ou une pratique sociale, sa recherche d'une logique implacable qui ordonne des mondes considérés jusqu'alors comme bigarrés, incompréhensibles voire barbares.Pierre Bourdieu: «Le fait de faire de l'anthropologie était un acte politique, une façon de donner des instruments conceptuels pour comprendre des choses qui semblent a priori incompréhensibles, injustifiables ou absurdes.»
Pierre Bourdieu dans «Réflexions faites», 1988
Au point que le chercheur, conscient qu'il participait lui-même à la destruction de ce qu'il décrivait aurait, dit-on, proposé de se renommer «entropologue», fauteur d'entropie, une dégradation irrémédiable des choses. «Ce que je constate, ce sont les ravages actuels. C'est la disparition effrayante des espèces vivantes (...). Du fait de sa densité, l'espèce humaine vit sous un régime d'empoisonnement interne. (...) Et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n'est pas un monde que j'aime», déclarait-il en 2005.