Réforme des retraites: le chantage financier auquel l'Elysée a cédé
Mediapart. Le 20
Juin 2010 Par Laurent Mauduit Quand
le ministre du travail, Eric Woerth, a présenté, mercredi 16 juin, la
réforme
des retraites dessinée par le gouvernement et arbitrée par Nicolas
Sarkozy,
cela est aussitôt apparu au grand jour: les mesures d'austérité
annoncées pour
redresser les comptes des régimes de retraite pèseront lourdement sur
les
salariés, mais peu sur le capital et les plus hauts revenus. Parce que
le chef
de l'Etat en a décidé ainsi. Mais aussi parce qu'il s'est mené dans les
coulisses du pouvoir une lutte âpre: selon des informations
confidentielles
dont dispose Mediapart, le gouvernement avait l'intention, initialement,
de
taxer davantage certains produits d'épargne. Mais
des banquiers et des assureurs consultés par l'Elysée ont brandi la
menace que
les grands établissements financiers français pourraient cesser
d'acheter de la
dette française, si le projet voyait le jour. Face à ce qu'il faut bien
appeler
un chantage, le gouvernement a donc renoncé à ce projet. D'où la
taxation a
minima du capital qui a finalement été insérée dans la réforme. Quand
la réforme a été dévoilée, Mediapart a en effet souligné dans un «parti
pris»
(voir notre article Le travail accablé, le capital
épargné) et dans un
« édito vidéo » (que l'on peut visionner ci-contre) que le dispositif
gouvernemental était très déséquilibré. Un
rapide examen des efforts demandés aux uns et aux autres permet d'en
rendre
compte. La mesure prévoyant le relèvement de 60 ans à 62 ans de l'âge
légal du
départ à la retraite, mesure phare du projet gouvernemental, rapportera à
elle
seule près de 19 milliards d'euros, à l'horizon de 2018, selon les
projections
du gouvernement. Or, par comparaison, la totalité des recettes nouvelles
qui
pèseront sur les hauts revenus ou sur le capital n'atteindra que 3,7
milliards
d'euros en 2011 et 4,6 milliards d'euros en 2020. Comme
l'établit le tableau réalisé par le gouvernement (la version intégrale du plan
peut être
téléchargée ici), il sera
donc demandé cinq fois plus au
travail qu'au capital. Pour être précis, et isoler les mesures
spécifiques
nouvelles qui vont peser sur le capital, il faut même déduire des 4,6
milliards
les taxes qui seront à la charge des ménages fortunés et ne retenir que
celles
à la charge des entreprises. Dans ce cas, on parvient à un partage des
efforts
encore plus déséquilibré: en face des 19 milliards d'euros qui seront à
la
charge des salariés, on ne trouve que 2,650 milliards d'euros à
l'horizon de
2020 qui seront à la charge des entreprises. Dans ce mode de calcul, le
rapport
n'est donc plus de un à cinq mais de un à huit. La fiscalité dérogatoire de
l'assurance-vie L'iniquité
de ce dispositif se confirme quand on examine le plan dans le détail.
Prenons à
titre d'exemple les stock-options. Au travers de cette réforme, le
gouvernement
avait l'occasion de moraliser ce système. A de nombreuses reprises, la
Cour des
comptes l'y avait d'ailleurs invité. Et de l'affaire Elf jusqu'à
l'affaire
Antoine Zacharias-Alain Minc, l'opinion, qui avait été légitimement
choquée par
des scandales en cascade, avait pesé dans le même sens. Or, on voit ce
que
prévoit le gouvernement: une mini-taxe qui rapportera tout juste 70
millions
d'euros en 2011. Autant dire rien du tout. La totalité des plus-values
potentielles du seul Bernard Arnault, patron de LVMH, sur ses
stock-options est
actuellement évaluée à près de 100 millions d'euros. La
mesure sur les retraites-chapeau – autre scandale qui défraie
périodiquement
les milieux du CAC 40 – ne vaut guère mieux: elle générera elle aussi
moins que
rien. Tout juste 110 millions d'euros. Quant à
la dernière mesure, celle prévoyant de relever de 40 à 41% le taux
marginal de
l'impôt sur le revenu, elle ne fait pas plus illusion. D'abord son gain
est
aussi maigre: 230 millions d'euros. Et surtout, il s'inscrit dans une
logique
d'affichage. Car, en France, les vraies inégalités sont beaucoup plus
celles
face au patrimoine que celles face aux revenus. En supprimant presque
totalement les droits de succession en 2007, et en relevant de 1% le
taux
supérieur de l'impôt sur le revenu, Nicolas Sarkozy sait donc
pertinemment ce
qu'il fait: il a offert, dans le premier cas, un gros cadeau aux plus
grandes
fortunes, et va soumettre à une mini-taxe des contribuables parmi
lesquels
figurent d'abord les cadres. Pourquoi
Nicolas Sarkozy a-t-il pris le risque de présenter au pays une réforme à
ce
point inéquitable? En vérité, ce n'était pas son intention initiale.
L'Elysée a
longtemps envisagé d'insérer dans sa réforme d'autres taxations, et tout
particulièrement sur l'épargne. Un dossier tout particulièrement est à
l'examen
depuis de longues semaines, celui de l'assurance-vie. Durant
des années, ce produit d'épargne a profité d'une situation fiscale
dérogatoire
confinant au scandale. Jusqu'à 1997, les revenus tirés de
l'assurance-vie
étaient en effet exonérés de l'impôt sur le revenu. Et ces produits
d'épargne
étaient même totalement exonérés de droits sur les successions. Avant
cette
date, d'immenses fortunes se sont souvent investies pour permettre à des
héritages de se transmettre en franchise totale d'impôt. Mais après
cette date,
l'assurance-vie – en tout cas les nouveaux contrats souscrits, et non
les
anciens – est entrée dans le champ de l'imposition, même si elle a
continué à
profiter d'une situation dérogatoire, très favorable aux plus hauts
revenus. Pébereau et Castries à la manœuvre Actuellement,
le régime fiscal de l'assurance-vie est le suivant. Si un épargnant
décide de
sortir de son contrat dans les quatre premières années, il paie 35%
d'impôt sur
ces gains, auxquels s'ajoutent 12,1% de prélèvements sociaux. Entre
quatre et
huit ans de détention, l'imposition est abaissée à 15%, plus les 12,1%
de
prélèvements sociaux. Et au-delà de huit ans, l'impôt n'est plus que de
7,5%,
plus les 12,1% de prélèvements sociaux, au-delà d'un abattement de 4.600
euros
pour un célibataire et de 9.200 euros pour un couple. Durant
des semaines, le gouvernement caresse donc secrètement le projet de
durcir la
fiscalité sur l'assurance-vie. Les schémas à l'étude consisteraient à
relever
avant quatre ans le taux d'imposition de 35% aux alentours de 38%, entre
quatre
et huit ans de 15% à environ 18%, et au-delà de huit ans de 7,5%
actuellement à
environ 10%. Dans un premier temps, l'intention du gouvernement était
d'étudier
ces relèvements éventuels pour les insérer dans le projet de loi de
finances
pour 2011. Néanmoins, dans un second temps, l'Elysée s'est pris à penser
que
ces dispositions pourraient être bienvenues dans le cadre de la réforme
des
retraites, pour convaincre l'opinion du caractère équilibré du projet. Mais
l'affaire s'est mal passée. Car deux grands patrons, le président de
conseil de
BNP Paribas, Michel Pébereau, et le patron d'Axa, Henri de Castries, ont
dit à
l'Elysée sur-le-champ tout le mal qu'ils pensaient du projet. Or, le
banquier
et l'assureur présentent tous deux la même caractéristique: ils sont des
proches de Nicolas Sarkozy. Ils ont l'un comme l'autre contribué à
l'élaboration du volet économique du programme de Nicolas Sarkozy, quand
il
était candidat à l'élection présidentielle. Et depuis 2007, ils font
partie des
quelques grands patrons que le chef de l'Etat consulte périodiquement. Le banquier et l'assureur ont donc
exprimé leur opposition à
ce projet. Et ils ont fait savoir à l'Elysée que si le projet voyait le
jour,
les grandes banques et compagnies d'assurance françaises n'achèteraient
plus de
la dette française. Le chantage a marché: en ces temps troublés où la
dette
publique française est de plus en plus scrutée par les marchés
financiers et
les agences de notation, l'Elysée a préféré faire machine arrière. La
colère du banquier et de l'assureur s'explique. Avec un encours de 1.400
milliards d'euros, l'assurance-vie est depuis longtemps une manne pour
les
établissements financiers, gage de très gros profits. Or, depuis
quelques mois,
les rendements de l'assurance-vie baissent. Et, dans le même temps, le
Livret A
que le gouvernement a scandaleusement maltraité va voir mécaniquement
son taux
progresser: au terme du mécanisme d'indexation, le taux devrait passer
de 1,25%
actuellement à 1,50% ou 1,75% au 1er août prochain. Le rendement du
Livret A,
le produit d'épargne favori des Français, devrait cesser d'être négatif.
Cette
évolution devrait donc faire un peu plus d'ombre à l'assurance-vie. Près de 29% de l'assurance vie
s'investit en dette souveraine Du
coup, on comprend mieux les protestations véhémentes des deux grands
patrons
sarkozystes. Et la menace de ne plus financer la dette de l'Etat. Car
l'encours
colossal de 1.400 milliards d'euros d'assurance-vie se diffuse en
réalité dans
toute l'économie: près de 54% va s'investir dans les entreprises, en
actions
pour un tiers, en obligations pour les deux tiers. Mais près de 28% ou
29% de
cet immense pactole financier va par ailleurs s'investir en dette
souveraine –
qu'il s'agisse de la dette française ou de la dette d'autres grands pays
européens. Dans le
chantage des financiers, il y a donc une interprétation soft: ils ont
tout
bonnement alerté la puissance publique qu'une ponction fiscale
complémentaire
sur l'assurance-vie aurait pour effet de diminuer d'autant les fonds
susceptibles de s'investir en dette souveraine. Mais comme les
modifications
fiscales, pour des raisons de constitutionnalité, peuvent difficilement
avoir
un effet rétroactif, ce seraient les nouveaux contrats d'assurance-vie
qui pourraient
faire l'objet du relèvement envisagé des taux d'imposition. Dans cette
hypothèse, l'impact éventuel sur l'investissement en dette souveraine ne
serait
donc que microscopique. A notre connaissance, ce n'est pas
cette menace sur les
nouveaux contrats que le banquier et l'assureur ont brandi. Ils ont plus
généralement fait valoir qu'en cas de relèvement de la fiscalité, tous
les
grands gestionnaires d'assurance vie modifieraient leur politique
d'investissement. Au détriment de l'Etat. Les banquiers et les assureurs
ont-ils pour autant gagné la partie? Dans l'état calamiteux dans lequel
se
trouvent les finances publiques, le projet pourrait revoir le jour,
comme
c'était initialement prévu, dans le cadre de la préparation du projet de
loi de
finances pour 2011.