LE COUP DE GUEULE DE JF KAHN

15 mars 2011

LA DOUBLE TRAGEDIE

Marianne (papier) n° 725 du 12 mars 2011

1 Le séisme Marine Le Pen menaçe d'écroulement la droite et la gauche

La montée du FN relooké par Marine Le Pen était largement prévisible. Parce que la gauche est restée aveugle et sourde aux problèmes des Français. Parce que la droite n'en finit plus de fricoter avec les thèmes frontistes, sans plus aucun tabou. L'opposition républicaine doit se réveiller. De toute urgence !

PAR JEAN-FRANÇOIS KAHN

Cela fait neuf mois que nous le clamons ici sur tous les tons. Non pas en référence à un sondage,

mais en réaction à ce que nous ressentons et entendons. Un remake du 21 avril 2002, a l'endroit ou à l'envers, est de plus en plus probable. L'incurie socialiste y contribue autant que la décrépitude sarkozyenne.

Faut-il le répéter pour la énième fois ? Si l'opposition républicaine ne se réveille pas, ne se libère pas de son auto enfermement idéologique, n'arrache pas à temps le bandeau qui la rend aveugle à certaines réalités dérangeantes, ne répudie pas une

fois pour toutes ses réflexes d'exclusivisme partisan, alors le pire l'attend.

Le pire ? Ce qu'elle se refuse même à imaginer, mais qui est devenu cependant possible : que l'expression du désamour qu'elle suscite aille jusqu'au bout. Et que l'expression de la rage que la droite sarkozyste provoque dans le pays aille également jusqu'au bout.

Mais seriner ces mises en garde à l'oreille d'interlocuteurs fantômes non seulement aveugles mais également sourds, non pas de naissance mais de principe, est-ce que cela sert encore à quelque chose ?

Une question à l'attention de Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon et autres : si tout ce qui n'est pas la gauche estampillée, c'est la droite, alors la droite, aujourd'hui, représente 58 % des intentions de vote. Donc tu fais quoi, le Méluche ?

Les crétins clament : « Marine Le Pen et son paternel, c'est kif-kif. »

Stupide. A la limite, c'est peut-être pire, mais absolument pas identique. Sans quoi, pourquoi les sondages lui accorderaient-ils six points de plus au premier tour de l'élection présidentielle que papa n'en a rassemblés en 2002 au second tour ?

Réfléchissez deux secondes - c'est trop ? Quatre problèmes attisent l'exaspération et parfois la rage d'une majorité de Français: la flambée des délinquances et une poussée migratoire dont ils redoutent qu'elle devienne déferlante. Mais, également, l'ampleur effarante des inégalités (le pouvoir d'achat chute, le CAC 40 flambe) que la réforme des retraites a contribué à rendre encore plus insupportables. Enfin et surtout le fameux « non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux », qui, pour un gain de 400 millions d'euros, est en train de faire des dégâts considérables dans une France profonde de plus en plus confrontée à ses conséquences délétères en matière de sécurité, d'éducation, de santé et de services publics en général.

Or, qu'a fait Marine Le Pen ? Elle a évidemment repris à son compte, et même radicalisé, toute la rhétorique de papa concernant la sécurité, l'immigration, l'identité. Mais - et il faut être socialiste français pour ne pas s'en être aperçu -, à l'opposé de tout ce qu'était le discours de l'extrême droite jusqu'à présent, elle s'est également prononcée contre la remontée de l'âge effectif de la retraite à 67 ans, en faveur du renforcement du rôle de l'Etat, et donc contre la braderie des services publics, tout en se déchaînant, à l'image d'un Mussolini dans les années 20, contre le capitalisme financier et les nantis du CAC 40.

Autrement dit, contrairement aux sarkozystes, qui entendent instrumentaliser deux sujets sur quatre, et à la gauche, qui en relaie également deux sur quatre,elle a préempté les quatre.

La totale. A la fois ce qui mobilise la droite et ce qui indigne la gauche. Sans faire le tri. A quoi elle ajoute, c'est un classique, tous les scandales qui passent à sa portée, qu'ils éclaboussent l'UMP (ah, le renvoi du procès Chirac, quelle aubaine !) ou le PS, comme à Marseille. Tous pourris ! Aucun sujet de mécontentement n'est, désormais, absent de sa hotte.

Elle a fait très exactement ce que les socialistes se sont interdit, eux qui auraient pu, dans la situation actuelle, tout rafler si, à leurs thématiques traditionnelles, ils avaient su adjoindre une prise en compte intelligente, franche et courageuse des questions sécuritaires et migratoires, ces produits empoisonnés de la dérive néolibérale.

Inutile donc de départager les responsabilités. La candidate du Front national doit autant aux Harlem Désir ou Benoît Hamon qu'aux Jean-François Copé et autres Brice Hortefeux. Des criminels.

Puisque le PS n'a pas voulu se dissoudre

C'est la faute à Sarkozy. Ben pardi !

Si le rejet record du pire chef de l'Etat dont le pays se soit affublé, si l'accumulation des régressions sociales, si la débâcle des services publics, si l'explosion des inégalités, si les aberrations de plus en plus évidentes du capitalisme financier, si l'effondrement de notre politique étrangère, si le dévoilement obscène des rapports incestueux qui lient la droite officielle aux puissances d'argent, si toutes ces iniquités, ces injustices et ces turpitudes étalées profitent non pas à la gauche, mais au Front national, c'est la faute... à Sarkozy !

Pathétique. On en pleurerait.

Parce que évidemment, la déconnexion, non pas totale, soyons justes, mais presque, d'un parti qui se réclame du peuple, des angoisses qui taraudent le peuple, cela n'a aucune incidence sur les intentions de vote des Français.

Parce que évidemment, pousser l'angélisme jusqu'à appuyer sans réserve la recherche, par le patronat le plus réactionnaire, d'une réserve de main-d'œuvre venue d'ailleurs, jetable et bon marché, sans assurer le service après-vente, ça n'apporte pas un demi-litre de flotte à la démagogie d'un parti

Parce que évidemment le spectacle de ces partouzes d'ego en érection qu'offre le PS dans le cadre de son grand carnaval de Bacchanales claniques , ça n'a aucune influence sur l'état d'esprit de nos concitoyens... Parce que, évidemment, en appeler non à un changement de société , mais à un « changement de civilisation » comme dans l'ouvrage programmatique que Martine Aubry vient de promouvoir...

Stigmatiser en France une rigueur bidon tout en se réclamant- en Grèce, d'un Papandreou qui instaure lui une rigueur véritable et implacable... Devenir, en l'espace d'un flash radio, les groupées amourachées des révolutions arabes, sans même s'excuser d'avoir jusqu'au bout maintenu Ben Ali
et Moubarak au sein de l'internationale socialiste... Parce quetout cela n'incite évidemment nullement un électorat désabusé à aller, par désespoir, s'envoyer en l'air avec la fille de Belzébuth.

Parce que, évidemment, avoir toléré que certaines fédérations telle celle des Bouches-du-Rhône, soient au militantisme ce que la Camorra napolitaine est aux associations de fans du bel canto; avoir, dans la région marseillaise, érigé le conflit d'intérêts et le clientélisme féodal en forme méridionale de l'internationalisme prolétarien ; avoir, dans le Pas-de-Calais, conçu des élections internes au PS comme Ben Ali concevait les élections internes à la Tunisie... Parce que, évidemment, toutes ces douteuses pratiques ne démoralisent en rien le peuple de gauche.

Puisqu'on vous le dit, que c'est la faute à Sarko et à lui seul.

J'avais préconisé, il y a deux ans de cela, que le PS se dissolve pour renaître en se refondant. Il s'en est bien gardé. On risque tous de le payer cher.

Face au Front national, une droite pétainiste ?

Puisque l'éditorialiste du Figaro le claironne, ainsi que ses suiveurs omniprésents sur certaines radios, ce doit être vrai, n'est-ce pas ? Marine Le Pen à plus de 20 %, c'est la faute à la gauche. Et à elle seule.

Mais alors c'est quoi le pendant convenable de l'extrême droite ? La droite républicaine ? Une droite laïque, démocrate, pas raciste ni xénophobe pour deux sous ? Alors, expliquez-moi : une droite qui propose de bourrer les cargos de populations génétiquement indésirables pour les rejeter à la mer, elle est républicaine ?

Expliquez-moi encore : M. Jacob, pas n'importe qui, le patron des députés UMP à l'Assemblée nationale, qui récite le discours pétainiste le plus convenu sur ces métèques qui, même anciens ministres de la République comme un Georges Mandel ou un Jean Zay, ne sont pas si français que ça parce que non suffisamment enracinés dans notre belle terre gauloise qui ne ment pas... c'est la droite républicaine ?

On me répond que celui-là est con comme une balayette et que tout le monde le sait - moi, j'ignorais -, et qu'en conséquence il ne s'agit que d'une boulette. Mais ce Laurent Wauquiez, ministre de Sarkozy de son état, est, paraît-il, bardé de diplômes. Or, c'est lui, flanqué du chef de l'Etat en personne, lequel venait, au Puy-en-Velay, d'exalter les racines chrétiennes de la France, qui lance à la figure d'un adversaire politique aussi français que Mendès France... et Sarkozy : « Lui, c'est plutôt maison avec vue sur le Potomac. Ce n'est pas la Haute-Loire, ce n'est pas ces racines-là. »

II se trouve, en effet, que le concurrent en question est d'origine juive. Donc pas de racines chrétiennes. Donc représentant, à l'évidence aux yeux de Wauquiez, d'une juiverie cosmopolite forcément apatride ou américanisée. Au choix. Tout Vichy dans le texte. Normal qu'on apprécie tant Céline en haut lieu... Droite républicaine ?

Jamais encore , depuis Mac-Mahon et Pétain un président français n'avait osé faire campagne en brandissant un crucifix et en préemptant tous les lieux de pèlerinage... Droite républicaine et laïque ?

L'institution, face à la justice, de plusieurs degrés de « francité », en fonction de l'enracinement ethnique, si on a bien compris... Droite républicaine ?

Finalement, c'est la droite vraiment républicaine qui a mis en échec ce projet vichysto-sarkozyste.

Expliquez-moi : où est désormais le tabou qui empêcherait de passer d'une droite à l'autre, surtout si celle qui se dit « républicaine » est seulement moins sociale que celle dont on dit qu'elle ne l'est pas ?

La faute à la gauche, donc. Mais pourquoi, devant le délitement du pays, cette colère qui rassemble dans un même rejet la majorité silencieuse et la minorité bruyante ? Quel rejet ? « Ils m'aiment ! » clame Nicolas Sarkozy à la manière de Kadhafi. « Vous avez pu le constater, je vais dans les usines - oui, même dans les usines -, pas un sifflet, pas une injure. » Contestataires repoussés manu militari à deux kilomètres par les forces de l'ordre, syndicats interdits d'approche, régions quasiment mises en état de siège, public de militants triés sur le volet, village Potemkine. Qu'importé, on l'aime ! D'ailleurs, à la télévision, il a fait mieux que le football. Vous vous rendez compte, mieux que le foot, même avec l'équipe du Brésil ! Et puis, quand il a annoncé le remaniement ministériel sur fond de révolutions arabes, sur toutes les chaînes, vous avez vu l'Audimat ? Un carton ! « Qu'est-ce que ce serait si on ne m'aimait pas ! »

Allez, la messe est dite. Ce type est talentueux, énergique et point sot. Mais oui, il est fou, mais oui, c'est un voyou.

Et si la droite républicaine, la vraie, ne lui trouve pas d'urgence un remplaçant, alors on risque de le payer cher. Très cher.

Et ce n'est pas seulement son problème.

***

Aujourd'hui, un certain nombre de responsables politiques républicains prennent consciemment le risque soit d'une Le Pen en tête, soit d'une réélection sous les huées de Nicolas Sarkozy opposé à la candidate du Front national. Et, moins d'un an après, d'une explosion généralisée.

Soixante députés PS ont même signifié, dans un texte collectif, qu'ils en acceptaient l'augure d'un coeur léger.

Souhaitons que si, à cause d'eux, nous sommes confrontés à ce cauchemar, ils en tirent les conclusions à la japonaise. C'est-à-dire en se suicidant. Politiquement, je précise. • J.-F.K.

Source : Marianne n°725 au 18 mars 2011

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