Allées du pouvoirJe me souviens même d'un stagiaire webmaster plus malin que les autres qui m'avait expliqué qu'en jonglant habilement avec toutes les invitations issues de notre pourtant grande ruralité, il lui était possible de ne pratiquement se nourrir qu'en mode pique-assiette. Je ne surprendrais personne en disant que ce jeune homme prometteur eût tôt fait de se sortir les mains du cambouis du code pour faire une brillante carrière politicocommerciale.

Le pince-fesse dînatoire est le véritable haut lieu de la démocratie réelle, l'opportunité de croiser dans un espace démilitarisé tout le gratin local, administratif, entrepreneurial sévèrement burné et politique rompu à l'incroyable exercice du maintien de verrine et coupette d'une seule main leste et louvoyante. C'est l'occasion rêvée de rappeler à tous ceux qui comptent, comme on dit, que oui, vous êtes toujours vivante et que non, vous n'avez toujours pas décroché le Saint-Graal : un ticket pour une vie plus investie dans les affaires du monde. De manière amusante, il n'y a pas beaucoup de renouvellement de stock dans ce petit microcosme feutré, ce qui convient parfaitement à mon logiciel interne de reconnaissance faciale, mité par un Alzheimer forcément précoce. Étrangement, aussi, il n'y a pas de représentants du cinquième pouvoir, mais il faut dire que dans le coin, il est fort dépourvu et tellement préoccupé par l'idée de ne froisser personne qu'il lui arrive rarement de se vautrer dans le « off » ou d'investiguer de quelque manière que ce soit bien au-delà du communiqué de presse soigneusement étalonné.

La grande star de l'année, c'est sans nul doute la Blanche d'Armagnac, cet alcool blanc bien parfumé que les ingénieux marketeurs du BNIA sont parvenus à hisser au niveau de branchitude d'une bonne vodka frappée. Allongée de jus et de sirop, la belle se fait suave et encanaille les verres à cocktails qui s'enfilent comme du petit lait et assouplissent les langues de bois. Le petit four fait de la résistance, dans sa version quiche/pizza familiale, mais le buffet a laissé une large place à la verrine aux petits légumes variés : c'est que la diète saine est devenue la marque distinctive d'avec le prolétariat en voie d'obésification forcée.

Il importe d'adopter un sourire large et franc, une démarche chaloupée aux abords du buffet, aussi difficile d'accès que la zone verte de Bagdad, et de privilégier des sujets de conversations à l'accroche badine, mais aux ramifications profondes. On papillonne, on navigue, on rebondit lestement d'une saillie à l'autre, se souvenant que ce n'est pas pour rien que l'étendue de la culture générale est toujours le sésame d'entrée des carrières prestigieuses. Petites manœuvres politiques entre ennemis de façade ; un vieux briscard me compte les dernières passes d'armes régionales et le grand jeu d'échecs local qui consiste à utiliser les petites formations et les chiens fous pour emmerder le camp d'en face, avec lequel on entretient, forcément, cette relation de vieux couple que seules peuvent construire de longues années de cohabitations contraintes, de petits coups de putes et de grandes réconciliations mafieuses. Au final, rien de tout cela n'est bien grave, ce sera le cochon de contribuable qui réglera la note en sortant.

  • Vous avez vu ? En trois jours, le 95 a pris 10 centimes à la pompe du bled !
  • Oui, les salauds ! Demain, je vais aller dans les Landes, je devrais pouvoir faire le plein un peu moins cher.
Elle aussi, c'est une vieille guenon à qui on n'apprend plus à faire des grimaces. Agile au jeu des chaises musicales : un siège de perdu, deux de retrouvés. Je passe souvent devant chez elle à vélo. On se tutoie depuis quelques années. Connivence des proximités géographiques à défaut des affinités politiques. J'embraye sur mon dada du moment : le problème des mobilités rurales sur fond d'inflation énergétique.
  • Ça commence à faire mal dans le budget, le carburant...
  • Oh oui, avec toutes mes responsabilités, il m'arrive régulièrement de faire dans les 600 km en une semaine, alors forcément, ça se ressent.
Ne pas relancer sur le non-cumul strict des mandats, le sujet qui fâche l'élu rural, avec son bled à 500 € d'indemnités par mois. Forcément, faut viser plus loin et haut pour boucler les fins de mois. Mais tout en gardant un pied dans le territoire. C'est vrai que c'est important que de pouvoir croiser son élu au détour d'un chemin ou d'une fête de village. Peut-être que le simple non-cumul des indemnités pourrait suffire. Mais cela régulerait-il la dérive carriériste ? Que de questions qui fâchent !
  • Dans le coin, les gens commencent à avoir de grandes difficultés avec le carburant. Comme les autres, je limite au maximum mes déplacements, mais même comme ça, à moment donné, la voiture, ça ne va plus être possible.
  • Oui, oui, c'est dur pour tout le monde.
Je ne la sens pas super concernée, là.
  • Mais comment va-t-on faire quand les gens ne vont plus pouvoir se déplacer ?
  • Ça va être compliqué. On verra.
  • En fait, qu'est-ce qui est prévu comme solution de rechange, pour que les gens d'ici, qui font régulièrement 100km/jour, rien que pour aller bosser, puissent encore se déplacer ? Dans les centres urbains, il y a les transports en commun, mais ici ?
  • Ici, il n'y a rien.
  • Oui, mais ce n'est pas comme s’il n'y avait jamais rien eu : la voiture pour tout le monde, ce n'est pas si vieux que ça finalement. Avant, il y a quoi, 30 ou 40 ans, les gens se déplaçaient d'un bled à l'autre, même sans voiture.
  • Oui, va falloir se débrouiller.
  • Mais qu'est-ce qu'il y a dans les cartons, là, maintenant ? Ce n'est pas que nous, ce n'est pas dans 10 ans : c'est toute la région et c'est maintenant que ça commence !
Je sais qu'en ce moment, le gros sujet, c'est le désenclavement du coin : accès autoroutier et voie rapide, telles sont les réponses en cours de développement qui engloutissent le gros de nos ressources.
  • Là : rien !
  • Il y avait une gare par bled ; maintenant, il ne reste que le cordon ombilical entre le bled en chef et la métropole régionale : les infrastructures ne demandent qu'à être réhabilitées.
  • Mais ce n'est pas possible, tout est à l'abandon : il y a des arbres qui poussent en travers de l'ancienne voie ferrée. Et puis ce ne serait pas rentable. Ça prendrait un temps fou pour tout remettre en état.
  • C'est peut-être pour cela qu'il faut y penser tout de suite à l'après pétrole bon marché. Parce qu'on y est. On a un réseau de bus qui marche, qui ramasse les gosses pour l'école jusque dans les micros bleds les plus paumés, donc c'est possible ! Il y a moyen d'organiser des services de transports en commun dans les zones rurales.
  • Ben là, c'est simple, au niveau régional, il n'y a absolument rien de prévu pour ces questions pour les 15 prochaines années.

J'ai l'impression que quelque soit le niveau de décision, du plus petit bled aux plus grandes instances internationales, il n'y a pas grand-chose dans les cartons pour répondre aux défis majeurs qui se posent d'ores et déjà à nous tous.
Et c'est bien le problème.



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