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30 juin 2012

LA MANIPULATION DU LIBOR

29 juin 2012 par Paul Jorion | Print LA MANIPULATION DU LIBOR

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Ce matin, dans ma vidéo du vendredi, je disais que quand un pirate (Rupert Murdoch) est en affaires avec un naufrageur (la City de Londres), cela donne une certaine fragilité au système tout entier. J’ajoutais : du moins quand le peuple, qui observe tout cela de loin, atteint un certain degré d’écœurement.

On parle de l’affaire du LIBOR depuis quelques jours, en raison de l’amende de 290 millions de livres (359 millions d’euros) infligée à la banque britannique Barclays avant-hier. Ma réaction jusqu’ici s’était limitée à renvoyer aux deux billets que j’avais rédigés en 2008 au moment où l’affaire avait éclaté : « L’affaire du LIBOR », publié le 17 avril et « LIBOR II ou mauvaise nouvelle pour les subprimes », publié le 20 avril.

Preuve qu’il y a progrès dans l’appréciation des faits précisément du côté du peuple, encore appelé « opinion publique », le fait que ce qui n’avait provoqué qu’un froncement de sourcils au printemps 2008 fait trembler aujourd’hui sur ses bases la City elle-même.

Résumé des faits à l’intention de ceux qui n’entendent pas relire mes deux billets : le LIBOR à différentes maturités (= échéances de 3 mois, 6 mois, 1 an, etc.) est le taux interbancaire (celui auquel les banques se prêtent entre elles) en dollars pratiqué à Londres. Il est déterminé de la manière suivante : on demande à 16 banques de la City de dire quel taux ont exigé d’elles les établissements financiers auxquels elles ont emprunté le jour boursier précédent. Pour éviter que le chiffre ne soit influencé par des tricheurs, la British Bankers’ Association (BBA) classe les chiffres cités du plus faible au plus élevé, ignore les quatre valeurs les plus élevées et les quatre les plus faibles et fait la moyenne des huit du milieu.

Comme je le disais dans mon premier billet : « à la limite [le système] peut s’accommoder de 50 % de menteurs tout en restant fiable. Evidemment… si plus personne ne fait plus confiance à personne, tout le monde aura intérêt à mentir et les taux LIBOR publiés ne voudront plus rien dire ».

Une information publiée dans le Wall Street Journal le 19 avril me conduisait à conclure dans le second billet : « C’est donc clair : ils mentaient tous ».

Pourquoi une banque voudrait-elle tricher ? Parce qu’elle a tout intérêt à tricher, et bien pire que cela, pratiquement tout le monde, et le peuple en particulier, a intérêt à ce qu’elles trichent.

Pourquoi une banque a-t-elle intérêt à mentir quand on lui demande quel est le taux que les autres établissements financiers exigent d’elle pour lui prêter ? Parce que sa vie en dépend : si elle ne ment pas, sa vie peut être en danger. Lui poser cette question est-il alors le meilleur moyen d’obtenir une information vraie ? Non bien entendu, tout au contraire : c’est le meilleur moyen d’obtenir une information fausse.

Dans le taux qui est exigé d’une banque pour lui prêter est comprise la prime de risque que le prêteur juge nécessaire d’inclure pour se protéger contre le risque de non-remboursement. Ce qui fait que quand une banque répond honnêtement à la question qui lui est posée des taux qu’on lui consent, elle est obligée de révéler la mauvaise opinion qu’ont d’elle ses consœurs . C’est la raison pour laquelle je mentionnais dans le second billet en 2008 un ami qui se demandait : « Pourquoi les banques ne communiquent-elles pas plutôt le taux qu’elles exigent des autres, plutôt que celui qu’on leur consent ? ».

Si une banque est en difficulté, elle a intérêt à le cacher parce qu’aussitôt le danger perçu, ses rivales vont parier sur sa perte. Pourquoi ? Parce qu’en finance on ne fait pas de cadeaux : s’il y a de l’argent à gagner, on cherchera à le gagner. On le fera par le biais de positions nues sur des Credit-default Swaps (CDS) : on pariera sur la chute de celle qui faiblit. On n’est pas là pour faire du sentiment.

Dans une situation de crise, chaque banque citera du coup pour le taux qu’on exige d’elle, un chiffre plus faible que le chiffre réel : chacune prétendra que les autres lui prêtent à un taux réduit parce que tout le monde lui fait confiance. J’écrivais dans « LIBOR II ou mauvaise nouvelle pour les subprimes » :

« … en biaisant le chiffre, chacun cherche à cacher la difficulté qu’il a à obtenir en ce moment du financement, c’est-à-dire, cherche à cacher sa précarité actuelle. »

Il n’est donc pas même nécessaire que les banques s’entendent pour cacher les vrais chiffres : il est de l’intérêt de chacune de trafiquer les chiffres à la baisse.

La question qui se pose maintenant : était-ce gênant pour le système financier dans son ensemble que chaque banque triche à la baisse quant aux taux que les autres exigent d’elle ?

La réponse est non, bien au contraire, et j’expliquerai maintenant pourquoi.

En minimisant le montant du taux exigé d’elle pour qu’on lui prête, chaque banque contribuait à offrir une image plus positive d’elle-même que justifié, et du marché des capitaux dans son ensemble une représentation beaucoup plus apaisée que ce n’était véritablement le cas. Et comme un nombre considérable de prêts étaient indexés sur le LIBOR, les emprunteurs concernés en bénéficiaient. Autrement dit, chacun tirait avantage du fait que les mensonges des uns et des autres contribuaient à offrir une image beaucoup plus positive de la situation que ce que les circonstances laissaient en réalité entrevoir.

J’écrivais en 2008 dans mon second billet consacré au LIBOR :

« C’est sur ce LIBOR 6 mois qu’est indexé aux États–Unis le taux des prêts hypothécaires « 2/28 ARM », plus connus sous le nom de subprime. »

Tant qu’un LIBOR « irréaliste » à la baisse prévalait, les effets de la crise étaient donc amoindris.

Quand les autorités mirent les banques en demeure de dire la vérité : de révéler le véritable taux auquel leurs consœurs leur prêtaient, le LIBOR 6 mois gagna immédiatement 0,33 %, ce qui n’arrangea absolument personne et, au contraire, tendit encore davantage la situation.

Ce qui signifie que, paradoxalement peut-être, en mentant effrontément, les établissements financiers participaient au sauvetage du système dans son ensemble. Non pas que cela soit leur véritable objectif : il ne s’agissait là que d’un bénéfice accidentel. On était après tout en finance : pas entre intellectuels ou entre geeks, mais entre marchands, ce qui voulait dire que si l’on ne comprenait pas comment cela marchait, mais que l’on pouvait deviner que cela pourrait rapporter, on ne réfléchissait pas davantage et l’on passait outre allègrement !

Maintenant  les autorités ont réagi, et Barclays a été la première disposée à payer. Mais, comme je l’expliquais déjà en avril 2008, en réalité sur les 16 : « ils mentaient tous », et ce n’est donc pas terminé.

Ceci dit, en maintenant les taux LIBOR artificiellement bas, les mensonges des banques ont contribué sur un plan global à amortir les effets de la crise et, sur un plan individuel, ont minimisé le risque pour chacune d’elle de devenir la proie de spéculateurs charognards disposés à précipiter leur chute.

Il aurait mieux valu donc pour les régulateurs, dans ce cas-ci (ce n’est pas la politique générale que je péconise !), fermer les yeux, puisque la « main invisible » d’Adam Smith s’était – une fois n’est pas coutume – véritablement manifestée : en recherchant son simple intérêt égoïste, chacune des banques avait involontairement contribué au bien général.

Mais le peuple / opinion publique étant désormais sur le qui-vive, il fallait faire un exemple et la Barclays étant la première disposée à être châtiée, ce seraient ses 359 millions d’euros d’amende qui feraient la une des journaux.

Pourquoi une amende plutôt qu’un autre type de sanction ? Parce que l’argent est ce qui aux banques coûte le moins : d’abord parce qu’elles en font beaucoup et que ce qui peut sembler au public des sommes considérables est souvent de la roupie de sansonnet en ce qui les concerne, ayant toujours le loisir de répercuter sur leurs clients ou sur leurs investisseurs leurs pertes éventuelles, ensuite du fait que les banques ne sont désormais pas seulement Too Big To Fail, trop grosses pour qu’on puisse s’offrir le luxe de les laisser faire défaut, mais aussi Too Big To Be Interrupted : trop grosses pour qu’on puisse leur interdire les activités où elles se sont conduites ignominieusement, enfin du fait que les milieux financiers ayant monnayé leur soutien dans les campagnes électorales contre une décriminalisation des délits financiers, cela fait belle lurette qu’on n’arrête plus les banquiers pour leurs crimes : au pire, on leur tape sur les doigts, ainsi M. Diamond, P-DG. de Barclays – ayant touché 15 millions de livres (18,6 millions d’euros) de rémunération en 2011 – a affirmé qu’il renoncerait en raison des événements à son bonus pour 2012. Le peuple, sidéré par tant de générosité de sa part, s’est immédiatement prosterné pour remercier les dieux, quant aux régulateurs, leur inaction démontre qu’ils se sont eux convaincus que son remords le punissait déjà suffisamment.

Ah, oui ! pour terminer, juste une petite remarque. Vous vous souvenez de l’article sur les maîtres du monde, par Stefano Battiston et ses collègues, où l’on explique que le monde appartient à 147 compagnies aux intérêts entremêlés ? Dans la liste des 50 premières, devinez où l’on trouve Barclays ? Ah, vous êtes vraiment très fort : oui, c’est bien le N° 1 ! (voir ici : page 33).

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction numérique en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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