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25 décembre 2013

Halimi, Lordon et Corcuff contre Michéa : retour sur la controverse

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Halimi, Lordon et Corcuff contre Michéa : retour sur la controverse

 

 

Publié le 20 août 2013 à 10:05 par Max Leroy | 21

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Les polémiques enflent dans le microcosme de la philosophie politique. Au cœur du cyclone ? Jean-Claude Michéa, auteur de dix ouvrages en un peu moins de vingt ans. Serge Halimi ouvrit les hostilités estivales, dans un éditorial du Monde diplomatique accusant le penseur montpelliérain de mythifier un prolétariat qui n’existe plus. La Revue des Livres, sous la plume de l’économiste Frédéric Lordon, consacra onze pages à dénoncer « L’impasse Michéa ». Philippe Corcuff envoya la dernière salve, dans les colonnes de Mediapart, et lui reprocha de brouiller les clivages idéologiques… Un point s’impose.

 

L’affaire n’a rien d’inédit : les penseurs ferraillent depuis que le monde est ce qu’il est. Platon fit savoir qu’il tint à brûler l’œuvre de Démocrite, Voltaire et Rousseau s’écharpèrent par textes interposés, Marx tenta d’esquinter Proudhon au fil des pages de Misère de la philosophie, la tribu des Temps modernes se souleva après la parution de L’Homme révolté d’Albert Camus et l’année 2013 fut témoin d’un vigoureux duel, opposant Slavoj Žižek, philosophe communiste, à Noam Chomsky, linguiste libertaire…

Bisbilles de savants ? Chicaneries d’experts ? Empoignades d’intellectuels ? Le monde des livres a, plus souvent qu’à son tour, fait sécession du monde réel : gloses et entre-gloses, commentaires de commentaires, monologues ou débats incestueux — les hommes de pensée se plaisent à penser entre eux, parlant du peuple de leur pupitre… Mais ces joutes, par-delà les conflits de clans, de clochers ou d’égos, en disent parfois plus long qu’il n’y paraît. La querelle qui, pour l’heure, nous intéresse est intestine : Halimi, Lordon, Corcuff et Michéa aspirent tous à briser les reins du calcul égoïste et de la marchandisation, toujours plus grande, des sociétés et des humains qui les peuplent — mais leurs chemins se séparent quant aux voies pour y parvenir… Les hommes ont trop communément le goût du sang et du spectacle : essayons, comme nous le pouvons, de préférer la pensée au pugilat.

Jean-Claude Michéa

 

Jean-Claude Michéa

Rappelons pour ce faire, et à grands traits, les propos de chacun.
Serge Halimi, directeur du Monde diplomatique et auteur de plusieurs essais incontournables, dénonce l’« image superficielle et dépassée de la société » que les ouvrages de Michéa colporteraient. Les classes populaires y seraient peintes en sépia : bérets, baguettes et bras de fer. Prolos du bon vieux temps, des usines et des camarades, du drapeau rouge et des corons, un pied chez Thorez et l’autre au bar-tabac. « Musclé, français, chef de famille », résume Halimi. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il mentionne le travail de Michéa : une précédente chronique, vieille de dix ans, rendait compte de la lecture qu’il fit de son essai L’Impasse Adam Smith — il le blâmait, en substance, de ne pas prendre toute la mesure des avancées sociétales.

Frédéric Lordon, économiste de sensibilité communiste, directeur de recherche au CNRS et contributeur régulier au Monde diplomatique, s’est fendu d’une charge pour le moins cinglante dans ce « magazine bimestriel de critique politique, sociale et culturelle, ancré à gauche ». La polémique est sans contredit l’une des modalités de l’échange intellectuel — Michéa lui-même n’est jamais avare d’un bon mot ou d’une bourrade — mais il est dommageable que l’auteur, pourtant si fin lorsqu’il aborde des questions d’ordre économique, ait privilégié la controverse au débat d’idées… Le chapeau de l’article, rédigé par la rédaction du magazine, s’étonne, au regard de l’accueil favorable que Michéa reçoit parfois à droite, que des sympathisants de gauche puissent apprécier sa pensée. Et Lordon de lui reprocher d’être paradoxalement « prisonnier de la flèche du temps axiologique » puisqu’il resterait « enfermé » dans la problématique de ce Progrès qu’il conteste tant — c’est-à-dire, en langage courant, que le penseur serait dépendant d’une lecture progressiste du monde, même s’il la nie et la dénonce, puisqu’il reconnaît qu’il existe bien un avant. Michéa serait également sourd aux concepts qui, seuls, permettent d’appréhender rationnellement le monde sans céder aux sirènes de « l’intuitionnisme inspiré ». La notion de common decency, que l’on sait chère au philosophe (et qu’il emprunte à George Orwell penseur dont Lordon accable « la faiblesse conceptuelle »), ne résisterait pas à l’analyse : le peuple ne serait pas plus décent que les élites mais il serait, comme elles, capable de tout preuve en est, précise Lordon, qu’il peut passer des Arabes et des homosexuels à tabac, voler, tricher, être chauvin ou sympathisant nazi. Michéa construirait, de sa tour d’ivoire, une image angélique et désincarnée d’un peuple vertueux et digne par nature (ce qu’il nomme « son anthropologie sélective ») idéalisation d’autant plus délétère qu’elle traduirait un « racisme social ». Après l’avoir invité à sortir de chez lui et à ouvrir les yeux, Lordon l’accuse, à grand renfort de citations de Spinoza, d’entretenir un « fantasme de ré-enchantement » et de n’avoir qu’une idée en tête : remonter le temps, celui, bien sûr béni, des communautés familiales et villageoises qui fleuraient bon la tradition. Et Lordon de se demander ce qu’un Michéa du XIIIe siècle aurait pensé de l’hypothèse de la possession d’une âme par les femmes…

« Michéa serait également sourd aux concepts qui, seuls, permettent d’appréhender rationnellement le monde sans céder aux sirènes de « l’intuitionnisme inspiré ». »

Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique et militant anarcho-altermondialiste passé par le NPA, fait preuve de plus de nuances. S’il reproche à Michéa d’essentialiser le Bien et le Mal, de nier le rôle émancipateur des Lumières dans le mouvement ouvrier et d’opposer, trop schématiquement, le libéralisme au socialisme, il ne s’aventure toutefois pas sur le terrain de l’excommunication. Michéa se tromperait également de cibles en fustigeant — il est vrai sans jamais se lasser — le libéralisme-libertaire si prisé par la gauche moderne. Il donnerait en sus des armes à l’adversaire en livrant certaines analyses « conservatrices » et « réactionnaires » et en refusant le vocable « gauche » pour fédérer les luttes émancipatrices. « Michéa est aujourd’hui un socialiste libertaire doté de certains penchants conservateurs. C’est un être métis, mais sa philosophie, fascinée par les essences, a du mal à penser le métissage. » Signalons que Corcuff avait écrit en 2009 l’article « Michéa et le libéralisme : hommage critique », dans lequel il exposait notamment son désaccord avec l’idée, michéiste en diable, d’une unité du libéralisme (culturel et économique).

Enfin, quelques lignes à propos du libelle « Michéa, c’est tout bête », rédigé par le sociologue Luc Boltanski et paru dans Le Monde des Livres en 2011. L’auteur du Nouvel esprit du capitalisme — essai que Michéa avait d’ailleurs salué dans l’un des siens — l’accusait de mener une « véritable entreprise de captation » à l’endroit d’Orwell et insinuait que ses idées pourraient conduire à une « révolution conservatrice » — allusion évidente au mouvement allemand d’avant-guerre, souvent considéré comme précurseur du fascisme…

George Orwell

 

George Orwell

Michéa n’avait, jusqu’ici, répondu à ses détracteurs (Boltanski en particulier) qu’au détour d’une page ou d’un article. Il a cependant tenu, face aux feux croisés de l’été, à faire entendre son point de vue — au moyen d’une lettre ouverte adressée à Philippe Corcuff, publiée le 2 août 2013 sur Mediapart. Inutile d’y consacrer plus de lignes qu’il n’en faut : les lecteurs pourront à leur guise s’y référer et juger par eux-mêmes des arguments employés par Jean-Claude Michéa.

Signalons néanmoins que le philosophe met en cause « ces nouveaux chiens de garde » et s’étonne d’une telle campagne : « J’ai décidément dû taper dans une sacrée fourmilière pour susciter ainsi une telle levée de boucliers ! On ne compte plus, en effet, les courageux croisés de la sociologie d’État qui ont jugé soudainement indispensable de mettre en garde le bon peuple — il est vrai déjà suffisamment échaudé par l’actuelle politique de la gauche — contre le caractère profondément hérétique et « réactionnaire » de mes analyses philosophiques. »

Michéa évoque « les bourdes théoriques les plus invraisemblables » des analyses de Corcuff et affirme que ce dernier a décrit « un auteur fantasmatique dans lequel il [lui] est évidemment impossible de [s]e reconnaître ». Il relève les procédés iniques de ses contempteurs (travestissement de citations et mauvaise foi) et s’emploie, textes à l’appui, à contrer les accusations de manichéisme et d’essentialisme. « C’est toi, et toi seul, qui a délibérément inventé toutes ces catégories surréalistes et qui a aussitôt jugé médiatiquement rentable d’en faire le fond réel de ma pensée, quitte à manipuler, pour ce faire, tous les lecteurs de Mediapart. » Il revient enfin sur le principe de common decency et réfute l’idée, qu’on lui prête, que les classes populaires seraient bonnes par nature.

 

De la common decency

Que signifie cette notion, habituellement traduite en décence ordinaire ? Que recouvre-t-elle vraiment ? Lordon affirme ne pas saisir ce « concept sociologique des plus filandreux » mais Michéa relève, dans Mediapart, que ce dernier dénonce la faiblesse, d’un point de vue conceptuel, de la common decency « tout en dissimulant [...] à ses lecteurs [...] ce qui en constituait justement le pilier central, à savoir [...] l’œuvre de Marcel Mauss [voir encadré plus bas] et de ses héritiers (Serge Latouche, Alain Caillé, Philippe Chanial, Paul Jorion, Jacques Godbout, etc.) afin d’en déduire une interprétation moderne et socialiste ». Lordon avance en outre qu’il n’en existe aucune « définition tant soi peu consistante » dans l’œuvre de Michéa. Au risque d’être fastidieux, en voici quelques unes.

  • Orwell, anarchiste tory(1995) : Michéa la caractérise comme suit : « Sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas. »

  • L’Enseignement de l’ignorance (1999) : « Ensemble de dispositions à la bienveillance et à la droiture qui constitue selon lui [Orwell] l’indispensable infrastructure morale de toute société juste. » Ou, plus loin : « Mixte, historiquement constitué, de civilités traditionnelles et de dispositions modernes qui ont jusqu’ici permis de neutraliser une grande partie de l’horreur économique. »

  • Impasse Adam Smith (2002) :« L’une des ressources principales dont dispose encore le peuple d’en bas (comme le nommait déjà Jack London) pour avoir une chance d’abolir un jour les privilèges de classe […] et d’édifier une société d’individus libres et égaux, reposant autant qu’il est possible sur le don, l’entraide et la civilité. » Ou, plus loin : « Vertus quotidiennes des gens ordinaires. »

  • Orwell éducateur (2003) : Michéa rapproche la common decency d’une sentence de Spinoza, visant à mettre en avant la « pratique effective de la “justice et de la charité” » — à condition d’entendre le terme de charité comme l’esprit du don.

  • L’Empire du moindre mal (2007) : « Valeurs partagées et solidarité collective effectivement pratiquée. »

  • La double pensée (2008) : « Vertus humaines élémentaires que sont, par exemple, la loyauté, l’honnêteté, la bienveillance ou la générosité. Or ces vertus, qui s’enracinent depuis des millénaires dans ce que Mauss nommait la logique du don, ne sauraient être confondues avec les constructions métaphysiques des fanatiques du « Bien » — que ces dernières trouvent leur principe officiel dans la volonté divine, l’ordre naturel ou le sens de l’Histoire. »

  • Le Complexe d’Orphée (2011) : Michéa rappelle derechef qu’elle s’oppose aux idéologies morales et aux catéchismes moralisants et puritains en tous genres. La common decency « prend clairement appui, au contraire, sur ces vertus de base que l’humanité a toujours reconnues et valorisées, et qui ont acquis, à ce titre, un statut transversal par rapport à toute construction idéologique possible. »

 

La common decency, qui ne provient pas d’en haut — Église, Dieu, Parti, Morale — mais qui irrigue le quotidien des gens ordinaires, renvoie dos à dos la neutralité libérale (celle des intérêts bien compris où chacun aurait sa propre morale) et l’amoralisme du socialisme scientifique (celui d’un Lénine ou d’un Trotsky — lire ou relire Leur morale et la nôtre). L’anarchiste Élisée Reclus ne disait finalement rien d’autre, dans son ouvrage L’anarchie (1896) : « Là où la pratique anarchiste triomphe, c’est dans le cours ordinaire de la vie, parmi les gens du populaire, qui certainement ne pourraient soutenir la terrible lutte de l’existence s’ils ne s’entraidaient spontanément, ignorant les différences et les rivalités des intérêts. »

begoutBruce Bégout a consacré un ouvrage entier à interroger les tenants et les aboutissants de ce concept orwellien (ouvrage, du reste, recommandé par Michéa). Il y rappelait qu’Orwell percevait dans la vie quotidienne « un pôle de résistance » capable d’enrayer « les formes tyranniques du pouvoir ». L’homme ordinaire n’a nul besoin de solliciter une autorité supposément morale pour savoir ce qu’il est juste ou non d’effectuer : « Il possède en lui-même une faculté sensible d’évaluation morale qui précède toute norme conventionnelle. » Cette disposition éthique est ancrée dans les classes populaires (à entendre au sens large, et non seulement dans une perspective prolétarienne ou ouvriériste) mais fait souvent défaut aux plus nantis1 — l’argent et le pouvoir ont des facultés dissolvantes que nul ne devrait ignorer (d’où les passerelles que Bégout effectue entre la décence ordinaire et l’anarchie, ontologiquement réfractaire aux pouvoirs constitués)… La common decency a partie liée avec l’environnement social et n’entend pas, rappelle Bégout, cantonner le pauvre à quelque « bonté naturelle » dont il devrait se contenter en dépit de l’exploitation qu’il subit. Elle n’est pas affaire de transcendance mais de spontanéité ; elle n’est pas un droit mais un affect ; elle se passe de mots et, en cela, reste « pré-institutionnelle ». L’homme ordinaire n’a nul goût pour la domination et il ne voit pas dans son prochain un moyen pour accéder à ses fins. Il n’a cependant rien du saint : Orwell, le premier, relevait son apathie, sa tiédeur, son apolitisme, son fatalisme, sa passivité — voire sa lâcheté.

 

Le don de Marcel Mauss

 

« C’est donc bien, avant tout, dans le but d’assurer enfin un fondement théorique plus solide à ce sens intuitif de l’être-ensemble (ou de l’« association ») qui soutenait toutes les critiques du socialisme originel que j’ai entrepris — il y a bientôt vingt ans — de m’appuyer sur l’œuvre sociologique de Marcel Mauss (dont on oublie trop souvent qu’il était lui-même socialiste) et sur son idée matricielle selon laquelle la triple obligation de donner, recevoir et rendre constitue effectivement la « trame ultime du lien social. »  », rappelle Michéa dans sa réponse à Mediapart.

Cet anthropologue français (1872-1950) publia en 1923 le livre Essai sur le don - Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques (jugé en son temps révolutionnaire par Lévi-Strauss), dans lequel il rapporte, sur la base d’études menées en Polynésie, en Mélanésie et en Amérique, que le don (articulé au contre-don, autour de la triple obligation du donner-recevoir-rendre) constitue l’un des “rocs humains” du lien social. Son analyse, entendue dans une perspective universelle, se prolonge dans une critique de l’économie de marché (et “sa mentalité froide et calculatrice”) et de l’utilitarisme philosophique.

Le Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales fut créé dans les années 80 afin de lui rendre hommage et de prolonger sa réflexion — mouvement dont Michéa se sent particulièrement proche.

 

Michéa assure lui aussi, contrairement aux accusations formulées par Lordon, qu’il ne faudrait pas avoir « une vision idéalisée » des classes populaires, d’autant que l’hégémonie capitaliste tend à attaquer, jour après jour, les structures et les conditions extérieures qui assurent la pérennité de la common decency. Mais, précise-t-il aussitôt (au cours d’une très rare apparition publique, accordée à France Culture en octobre 2011) : cela n’invalide en rien la pertinence de l’intuition d’Orwell — fût-elle obscure pour les jongleurs de majuscules : « C’est vraiment un acte de foi orwellien. Je crois, parce que moi-même je vis plutôt dans un milieu populaire — je n’ai jamais été universitaire ni rien, j’étais un modeste professeur de lycée —, je vois autour de moi dans les milieux simples et populaires plus de common decency que dans les milieux aisés. » Dans un autre entretien, donné en 2013, il confirme son analyse et réfute, par avance, le réquisitoire de Lordon (« la négligence conceptuelle » de Michéa conduisant à « l’essentialisation du peuple bon », sans prendre en considération les « conditions sociales extérieures ») : « Évidemment, même dans les classes populaires, les comportements égoïstes peuvent exister mais, globalement, […] les rapports d’entraide existent beaucoup plus […]. Ce n’est pas que l’homme des quartiers populaires serait par nature, au sens rousseauiste du terme, un être idéal c’est un être complexe, capable du meilleur que comme du pire , mais il reste dans les quartiers populaires des structures de vie commune, fondées sur l’anthropologie du don, qui, même si elles sont sérieusement attaqués par la société moderne, rendent encore possible, entre voisins, des rapports d’échanges symboliques. […] Tandis que quand vous devenez riche et puissant, ma grande théorie qui est celle de tout l’anarchisme , c’est que la richesse et le pouvoir nous coupent de nos semblables. […] Il est beaucoup plus difficile à un homme riche et à un homme puissant de conserver ce bon sens et cette common decency, qui sont encouragés, non pas par leur nature, mais par leurs conditions d’existence2 ».

Notons enfin que Michéa renvoie, afin de saisir plus en profondeur les assises anthropologiques de cette notion, à la lecture des travaux de René Girard, Pierre Legendre et Avishaï Margalit, en sus de ceux de Marcel Mauss.

 

 

 

 

Des gens ordinaires

Lordon écrit qu’« on ne voit pas bien » qui sont « les gens ordinaires » évoqués par Michéa. Ce dernier brosse pourtant un portrait précis dans l’une des pages du Complexe d’Orphée : il s’agit de « tous ceux (quelle que soit leur famille politique d’origine) qui n’aspirent qu’à vivre décemment d’une activité ayant une signification humaine — et qui, par conséquent, ne cherchent habituellement ni à s’enrichir, ni à exercer du pouvoir, ni à vivre au détriment de leurs semblables. » Autrement dit, la grande majorité des citoyens qui font ce pays travailleurs, étudiants, chômeurs ou retraités. Michéa, après Orwell, Castoriadis ou Clouscard, refuse d’enfermer le peuple dans une définition trop étroite celle, marxiste, du Prolétariat conçu comme avant-garde éclairée (dont les ouvriers, trop souvent opposés aux paysans, seraient la clé de voûte) seule à même d’abattre le capitalisme et propose de fédérer sur une base plus large : le peuple « inclut donc aussi bien la femme de ménage qui joue au loto tous les vendredis, que l’ouvrier plongé dans sa lecture quotidienne de L’Équipe, l’employé amateur de pêche à la ligne ou la petite veuve qui promène son teckel. »

 Ladybird, de Ken Loach – réalisateur emblématique, aux yeux de Michéa, d’un cinéma authentiquement populaire.

Et si l’on ne voit toujours « pas bien » qui sont ces « gens ordinaires », on pourra lire l’étude Les Gens de peu du sociologue Pierre Sansot, parue en 1991, à laquelle Michéa se réfère explicitement. Ils sont là, bel et bien là, ces « on ne sait pas qui c’est », sous la plume de Sansot lorsqu’il dépeint ceux qui suspendent leur souffle le temps d’un penalty, ceux qui discutent « des menus incidents du quartier » au bistrot, ceux qui échangent des recettes de cuisine sur le terrain d’un camping, ceux qui dansent et se fichent sur la gueule dans les bals du 14 juillet, ceux qui parlent de « remontant » pour désigner le verre d’alcool qu’ils partagent entre amis, ceux qui guettent les résultats du Tour de France, ceux qui pratiquent le système D et installent un « coin grillades » dans le jardinet… Tous ceux-là qu’on ne voit toujours « pas bien » et qu’on aime, dans l’entre-soi des élites culturelles, économiques et politiques, à regarder l’œil haut et la lèvre bêcheuse les ploucs, les beaufs, les Bidochons et les Dupont-Lajoie… On pourra, le cas échéant, ouvrir un vieux Larousse à peuple et lire : « Ceux qui peinent, qui produisent, qui paient, qui souffrent et qui meurent pour les parasites. »

« Michéa ferait l’apologie de l’ouvrier large d’épaules, gueule carrée, poigne d’acier ? Le philosophe explique, au contraire, que le mouvement révolutionnaire doit rompre avec l’image du « prolétaire au visage fermé et aux muscles saillants de la statuaire maoïste ». »

Michéa précise de nouveau, dans Les Mystères de la gauche (2013), quelles sont les personnes susceptibles d’être concernées par le projet socialiste et anti-capitaliste qu’il promeut page après page : il nous faudra trouver « un nouveau langage commun susceptible d’être compris — et accepté — aussi bien par des travailleurs salariés que par des travailleurs indépendants, par des salariés de la fonction publique que par des salariés du secteur privé, et par des travailleurs indigènes que par des travailleurs immigrés ».On s’étonne de lire, sous la plume de Serge Halimi, que Michéa ferait l’apologie de l’ouvrier large d’épaules, gueule carrée, poigne d’acier… Le philosophe explique, au contraire, que le mouvement révolutionnaire doit rompre avec l’image du « prolétaire au visage fermé et aux muscles saillants de la statuaire maoïste » (Le Complexe d’Orphée)comme de « l’Ouvrier aux muscles virils »(L’Enseignement de l’ignorance) et précise, ailleurs, que le socialisme a avant tout vocation à défendre les faibles et non point la force héroïque ou menaçante (dans sa formulation révolutionnaire, romaine ou gangsta)…

Si l’on peut, à l’évidence, ne pas partager le regard optimiste qu’il porte sur les êtres humains, on en saisit les ressorts lorsqu’il confie, en 2013 : « Ma vision de l’homme vient en grande partie des trésors de générosités que j’ai vus autour de moi parmi les ouvriers communistes avec lesquels je vivais. »

 

 

 

 

 

Du populisme

plantu

Plantu, dessinateur(...) primé par l’ambassadeur du Qatar.

Le mot a mauvaise presse. L’anathème est agité par tous les vents et tous les camps. Injure de confort à défaut de contours. Procédons à un bref tour d’horizon.

Bernard-Henri Lévy se plait à cibler, au gré des articles qu’il répand, « tous les populismes », le « populisme le plus crasse » et les « populismes plus ou moins fascisants ». Daniel Cohn-Bendit le pourfend en tant qu’« articulation politique du rejet ». Caroline Fourest redoute « la montée d’un populisme raciste » et François Baroin, ancien ministre UMP, accuse le PS de recourir à « cette espèce de populisme » dès lors qu’il appelle à manifester dans les rues. Alain Minc s’inquiète de le voir « progresse[r] dans toutes les sociétés ». Houria Bouteldja dénonce les « inclinaisons nationales-populistes » de la gauche française. Henri Guaino se soucie pour sa part de la « grande vague de populisme » s’abattant sur les ministres lors de l’affaire Bettencourt et l’homme d’affaires Charles Beigbeder en accuse Éva Joly lorsqu’elle incrimine les profits de la BNP… N’en jetez plus !

 

Racines du populisme

Le terme populisme (datant, en français, du début du XXe siècle) renvoie au mouvement d’inspiration socialiste, né dans la Russie du XIXe siècle, qui cherchait à s’enraciner au sein de la paysannerie (moujiks, portefaix, manœuvres, domestiques…) afin de renverser le régime tsariste. Mais, ainsi que l’a rappelé Alexandre Dorna dans les pages du Monde diplomatique, « ce mouvement social de révolte s’atomisa lentement sous la pression de l’autocratie tsariste et, plus tard, sous celle de la répression stalinienne, qui construisit la légende noire du populisme afin de monopoliser le discours sur la transformation sociale ».

Le populisme désigna également un courant littéraire français qui, à la fin des années vingt, tint à ancrer ses récits dans les milieux populaires. Sartre reçut d’ailleurs le prix du Roman populiste en 1937, avec La Nausée — prix, toujours d’actualité, destiné à récompenser les œuvres qui « préfère[nt] les gens du peuple comme personnages et les milieux populaires comme décors à condition qu’il s’en dégage une authentique humanité ».

Aux États-Unis, le populisme renvoie à ces mouvements, agricoles et ouvriers, formés au XIXe siècle afin de lutter contre les élites, les banques, les propriétaires fonciers et les compagnies de chemins de fer. À la création du People’s Party, en 1890, l’un de ses représentants déclara : « Nous n’avons plus un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, mais un gouvernement de Wall Street, par Wall Street et pour Wall Street. »

 

À trop dire, le mot ne dit plus rien. À moins qu’il ne dise qu’une seule et même chose ? De droite à gauche, des « modérés » aux « radicaux », des laïcs aux religieux : le mépris du peuple. L’Histoire, nul ne l’oublie, est consignée par les gagnants et le langage tient dans la main des dominants. Les oligarques opèrent les termes qui pourraient affecter leurs privilèges. Les cyniques grecs, par trop subversifs, devinrent ainsi les cyniques que l’on sait : méprisants, sarcastiques, éhontés et impudents. Le matérialisme passa de la critique de l’idéalisme philosophique à la soif de possessions sonnantes et trébuchantes. L’anarchie, étymologiquement hostile aux chefs et au pouvoir, fut instituée en synonyme de chaos… Au populisme, mouvement socialiste et antitsariste né en Russie, de devenir, sous les cris d’orfraie de la fine fleur intellectuelle et médiatique, l’une des modalités de la démagogie ou, pis, l’un des énoncés du fascisme.

Un article du journal Le Grand Soir, paru le 5 août 2013 et titré « Dérives populistes d’une pensée antilibérale », accuse Michéa de faire le jeu du Front national, d’opérer un « mélange contre-nature de traditionalisme et d’émancipation », de brouiller « l’opposition gauche/droite »et de chercher des excuses à l’homophobie. Michéa décrit pourtant le nationalisme comme une « construction pyscho-idéologique perverse qui ne peut, en tant que telle, que rebuter tout esprit socialiste ou simplement décent3 » et présente les partis fascistoïdes comme « fondamentalement pervers4».

De plus, il fit savoir, dans les pas de Pasolini, que le capitalisme continue de «nier » la « dignité5» des homosexuels et que tout projet socialiste se doit de mettre un terme, séance tenante, à « toutes les persécutions à l’endroit des minorités6 » (à quoi il ajoute, dans La double pensée, que la société à laquelle il aspire acceptera « enfin » de considérer les homosexuels comme des êtres humains à part entière).

Il n’en demeure pas moins certain que Michéa n’hésite pas à restituer ses lettres de noblesse à ce mot éclaboussé. « Le populisme, écrit-il dans Les Intellectuels, le peuple et le ballon rond (1998), […] apparaît par conséquent comme l’ennemi métaphysique héréditaire de l’intellectuel dans la mesure même où celui-ci ne peut asseoir sa légitimité qu’en travaillant sans fin à se différencier des gens ordinaires ». Il rappelle, dans le même ouvrage, que les médias officiels ont sali ce terme « irréprochable » afin de « pouvoir diaboliser comme fasciste toute inquiétude ou perplexité du peuple à l’endroit des décisions qui le concernent et que prend solitairement l’oligarchie régnante ». En découle son appel, dans L’Enseignement de l’ignorance, à la « réhabilitation de ce concept » diffamé.

Michéa souligne enfin, dans Le Complexe d’Orphée, qu’il n’existe, étonnamment, aucun mot pour signifier ce qui serait l’exact opposé du populisme, à savoir l’idéalisation non plus du peuple mais des élites… « Sauf, peut-être, le verbe ramper. »

populisme

 

Convention du People’s Party à Columbus (Nebraska), en juillet 1890.

 

 

 

De la gauche et de la droite

Michéa se présente comme un socialiste partisan d’une société sans classes et comme un démocrate radical de sensibilité anarchiste. Il rejoignit le Parti communiste à 19 ans et le quitta sept années plus tard, après avoir pris toute la mesure du désastre soviétique. Lordon écrit, en réaction à son dernier ouvrage, Les Mystères de la gauche : « Voilà maintenant qu’il rompt avec la gauche […]. Mais, surtout, il rompt avec son temps. » Il suffit pourtant de lire son premier livre pour savoir que le questionnement de Michéa sur la pertinence de la catégorie gauche dans la politique contemporaine n’est pas nouvelle… Elle a presque deux décennies.

Michéa avance l’idée que le socialisme originel — celui d’un Marx ou d’un Pierre Leroux — « ne se situe pas, en crieffet, par rapport au schéma Droite/Gauche, mais en fonction de l’opposition des travailleurs et de l’économie politique bourgeoise (l’idée d’un « peuple de Gauche » est, de ce point de vue, une invraisemblable monstruosité théorique7). » Résumons brièvement l’analyse historique qu’il développe dans plusieurs de ses essais : le mouvement ouvrier socialiste (les rouges) et la gauche libérale et républicaine (les bleus) s’allièrent au lendemain de l’affaire Dreyfus afin de lutter contre les forces réactionnaires désireuses de restaurer l’Ancien Régime et, avec lui, l’hégémonie cléricale (les blancs). Alliance historiquement légitime mais aujourd’hui caduque, puisque plus personne, sinon quelques débris royalistes égarés, n’aspire à retourner à la monarchie de droit divin. Michéa appelle donc à revenir à ce qu’était le socialisme avant ce compromis stratégique — celui des rouges, des ouvriers, des syndicats, de Marx et de Proudhon (nonobstant, cela s’entend, leurs divergences). La masse des gens ordinaires contre les élites ploutocratiques. Le peuple contre l’oligarchie capitaliste. « Le socialisme est, par définition, incompatible avec l’exploitation capitaliste. La gauche, hélas, non8 », précise-t-il, tout en reconnaissant la si « glorieuse histoire9» de la gauche.

« Ce clivage « fonctionne comme une prison » et n’offre plus aux électeurs qu’une alternance unique : au citoyen de choisir, tous les cinq ou sept ans, entre un libéral et un libéral. »

Pour le penseur montpelliérain, questionner le mot gauche, ne signifie pas, on l’aura compris, chérir le mot droite. Au contraire. Michéa tient, purement et simplement, à perturber le dialogue courtois entre libéraux de gauche et libéraux de droite, « indispensable au bon fonctionnement électoral du système capitaliste » (Le Complexe d’Orphée). La gauche a démontré, de Mitterrand à Hollande, et avec forte détermination, qu’elle appliquait sensiblement le même programme libéral que la droite. Ce clivage « fonctionne comme une prison » et n’offre plus aux électeurs qu’une alternance unique : au citoyen de choisir, tous les cinq ou sept ans, entre un libéral et un libéral. Le temps, estime-t-il, est venu de casser ce cercle infernal et de proposer, avant qu’il ne soit trop tard et que le monde ne soit définitivement englouti sous les eaux glacées du Capital, une autre ligne de fracture : les 99% contre les 1% (même si Michéa admet que le slogan des indignés américains mériterait d’être recalculé). D’où son exhortation, martelée, à la lutte des classes sur la base d’un front populaire capable de rassembler bien au-delà des partis constitués, des familles militantes, des prés carrés et des chapelles idéologiques. Un retour, en somme, au mot d’ordre du PCF de 1928, classe contre classe, ou à l’exclamation de Jacques Duclos, candidat communiste aux élections présidentielles de 1969 : « C’est Blanc bonnet ou Bonnet blanc ».

melenchon

Front de Gauche ou Front du Peuple ?

 

Le dessein michéiste suscite des réactions et des controverses, sincères et on ne peut plus légitimes, dans les rangs de la gauche radicale, en cette période de troubles et de pertes de repères (une enquête Cevipof/SOFRES, effectuée en 2010, rapportait que 67 % des Français ne font plus confiance ni à la droite ni à la gauche pour gouverner et qu’ils sont 40 % à n’être « ni de droite ni de gauche »).

Il s’agit d’ailleurs de l’une des critiques formulées par Philippe Corcuff, lorsqu’il lui reproche, en creusant la tombe du mot gauche, de « contribue[r] un peu plus à désarmer les gauches dans un climat favorable à l’association du néolibéralisme économique et des conservatismes, ou pire face à de nouvelles chimères idéologiques en vogue faisant appel à des ressources de gauche dans un cadre d’extrême droite. » L’essayiste décroissant Paul Ariès entérine, quand il confie à un journaliste deRAGEMAG: « [Michéa] invite à abandonner la référence à la gauche pour n’utiliser que la référence au socialisme. Je suis ici encore plus pessimiste que lui… Les gros mots de gauche et de socialisme ont été salis par le stalinisme et le social-libéralisme. Se dire “socialiste” n’est donc pas plus clair que se dire de “gauche” pour la majorité des gens. Il me semble y avoir un risque à jeter le bébé avec l’eau du bain, d’autant plus que certains profiteront de ce climat pour casser la baignoire, la salle de bain et même toute la maison ! Je comprends Michéa, mais je comprends aussi les copains qui cherchent à récupérer ces emblèmes. Soyons extrêmement prudents au moment où la droite s’extrême droitise et où l’extrême droite pèse partout en Europe entre 15 et 25 %10. »

« Le projet de Le Pen n’est pas compatible avec la lutte des classes ni avec la défense du peuple. »

Le Front national (dont l’un des slogans de campagne fut « Ni droite, ni gauche, français ! ») a tiré profit de l’incapacité des partis gouvernementaux (« l’UMPS ») à prendre en charge les souffrances quotidiennes du peuple. Si la ligne capitaliste du millionnaire Jean-Marie Le Pen manquait sérieusement de crédibilité quant à sa défense des gens ordinaires, le tête-à-queue antilibéral de sa fille (et la récupération qu’elle effectue de toute la pensée de gauche — Sapir, Lordon, Todd…) brouille les lignes instituées : Marine Le Pen peut, après avoir rallié l’héritage gaulliste (ennemi historique du Front national), déclarer qu’elle n’est “ni de droite, ni de gauche », prétendre que le président Obama se situe, politiquement, à sa droite et clamer, non sans fierté, qu’elle est “une révolutionnaire” (mars 2013, “Salut les Terriens !”). D’où la mise au point de Michéa : le projet frontiste n’est pas compatible avec la lutte des classes ni avec la “défense du peuple” puisque la coupure que Jean-Marie Le Pen propose ne passe pas “entre le spéculateur du CAC40 et l’ouvrier, mais entre eux deux et leurs homologues étrangers”.

cast

 

Je pense que cette transformation [révolutionnaire] ne peut être que l’oeuvre de l’immense majorité des hommes et des femmes qui vivent dans cette société”, Castoriadis, Une société à la dérive.

Michéa a par ailleurs fait savoir, à plusieurs reprises, qu’il creusait le sillon jadis ouvert par le philosophe Cornélius Castoriadis (qui se définissait comme un « révolutionnaire favorable à des changements radicaux11»), lorsque ce dernier déclarait, dès 1986 : « Il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond plus ni aux grands problèmes de notre temps ni à des choix politiques radicalement opposés. » (entretien paru dans le recueil Une société à la dérive). Position confirmée en 1994, dans les colonnes de La République des Lettres : « L‘opposition droite/gauche n’a plus aucun sens: les partis politiques officiels disent la même chose, Balladur fait aujourd’hui ce que Bérégovoy faisait hier. Il n’y a en vérité ni programmes opposés, ni participation des gens à des conflits ou luttes politiques, ou simplement à une activité politique. »

 

 

Du conservatisme et du progressisme

« Est-il bon, est-il méchant ? Progressiste ou bien réactionnaire ? Avant-garde ou vieux jeu12 ? » se demande, ironiquement, Régis Debray lorsqu’il interroge ces repères trop aisés. « Entre ce que vous appelez, archaïquement, le Progrès et la Réaction, la relation s’annonce bien plus transversale que frontale, en peau de léopard plus qu’en guerre de tranchées », répond l’ancien révolutionnaire marxiste. Et Corcuff d’écrire dans son article : « En luttant prioritairement contre l’individualisme, le libéralisme politique (et le libéralisme culturel qui le prolonge), [Michéa] donne des points d’appui conservateurs à ses lecteurs. »

« Conserver, dans les traditions quotidiennes, ce qui permet de résister à la course folle de la croissance, à l’éclatement mondialisé des sociétés et à la transformation des hommes en atomes consommateurs. »

Michéa, que l’on sait hostile au Progrès — comme idéologie, c’est-à-dire comme conception du monde, enchaînée aux roues de l’Histoire, visant à promouvoir l’avenir d’une façon permanente et automatique et, par là même, à décrier le passé comme un bloc d’ombre et de barbarie —, refuse lui aussi ces tranchées et, avec Pasolini, repousse les mantras de la modernité : « Est passéiste, réactionnaire, ennemi du peuple, quiconque ne sait pas comprendre les éléments de la nouveauté » (Lettres luthériennes). Si, pour le philosophe, le passé n’est bien sûr pas un âge d’or ni un Paradis perdu, il peut servir d’appui à la lutte pour l’émancipation : ce qui l’amène, dans Le complexe d’Orphée, à entreprendre un « éloge du rétroviseur ». Le rétroviseur, comprend-on, permet de regarder en arrière tandis que l’on conduit, c’est-à-dire que l’on avance. Michéa entend, avec Orwell, faire le tri entre les bonnes et les mauvaises formes de conservatisme : conserver, dans les traditions quotidiennes, ce qui permet de résister à la course folle de la croissance, à l’éclatement mondialisé des sociétés et à la transformation des hommes en atomes consommateurs, tout en délaissant sur le bas-côté ce qui entrave, opprime et aliène (notamment vis-à-vis des femmes, des homosexuels et des « minorités »).

Michéa considère le passé comme un levier pour construire, demain, une « société à la fois libre, égalitaire et conviviale » (Les Mystères de la gauche). Paul Ariès ne semble pas dire autre chose, lorsqu’il écrit, dans La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance : « Les combats populaires ont longtemps été des luttes conservatrices, au sens où il s’agissait de défendre des modes de vie, des façons de faire ou de voir traditionnelles. […] Trente ans de politiques destructrices du bien commun ont tué l’éthos plébéien dans les faits mais aussi dans les têtes. Le conservatisme populaire est donc légitime au regard de ce qu’est la modernité. »

Louise Michel

 

Louise Michel

Après Lordon sous-entendant que Michéa n’aurait, qui sait ?, pas reconnu le statut d’humain aux femmes s’il était né il y a quelques siècles de cela, un texte paru dans Mediapart, « La pente réactionnaire de la gauche » (août 2013), fait entendre que le michéisme espère renvoyer « les femmes dans leur foyer, sous la protection des religions et avec la bénédiction du pape Jean-Paul II »… Il est évident qu’aucun lecteur ne pourra trouver la moindre ligne sexiste ou misogyne dans les ouvrages de Michéa. Il pourra, en revanche, lire que le socialisme implique « la disparition de la domination masculine » (Les Mystères de la gauche), lire que « le combat féministe n’a jamais cessé d’être légitime » dès lors qu’il subsiste des traces de domination masculine (L’Empire du moindre mal), lire que Louise Michel, figure du féminisme anarchiste, fut « l’une des rares révolutionnaires à sauver l’honneur (et la cohérence philosophique) du socialisme français » (Le Complexe d’Orphée) et lire que « la subordination des femmes » est incompatible avec une « société décente » (ibid.). Il pourra également, s’il va jusqu’à écouter ses quelques conférences, entendre que « l’émancipation de la femme est au cœur du combat socialiste ». Michéa estime seulement que le féminisme est, comme tout mouvement, traversé de courants politiques et idéologiques contradictoires — et c’est en cela qu’il dit se démarquer des formulations libérales du féminisme. D’où ses (rares) allusions à la prostitution — qui relève à ses yeux d’une forme d’exploitation en ce qu’elle rabaisse l’humain au rang de marchandise — et aux interprétations les plus extrêmes des gender studies, lorsqu’elles prennent la forme d’une négation intégrale des sexes biologiques.

 

 

Des disciples

Corcuff relève, avec justesse, l’improbable diversité des lecteurs de Michéa, qui s’étalent, peu ou prou, sur l’ensemble du spectre politique — de l’extrême gauche à l’extrême droite.

« Faut-il brûler Proudhon puisque que Charles Maurras l’a célébré ? Faut-il oublier Jaurès maintenant que le Front national lui rend hommage ? »

On ne sache pas qu’il faille incriminer un penseur pour ceux qui, sans son assentiment, se réclament de lui. Faut-il jeter Nietzsche au prétexte qu’Hitler posa près du buste du philosophe et que Rosenberg l’encensa dans son funeste Mythe du vingtième siècle ? Faut-il brûler Proudhon puisque que Charles Maurras l’a célébré ? Faut-il oublier Jaurès maintenant que le Front national lui rend hommage ? On se souvient de Camus, entendant à la parution de L’Homme révolté : « C’est dommage, votre livre a du succès à droite13 ! » Le texte de Lordon utilise les soutiens infamants que Michéa reçoit pour invalider sa pensée, mais le sort ne manque jamais de chérir l’ironie : Marine Le Pen a récemment déclaré que Lordon professe « exactement la même chose que le FN »… Faut-il mettre Lordon en quarantaine ? Nous ne le pensons pas. « La pensée en est arrivée à ce tel stade de misère que critiquer la gauche reviendrait fatalement à être de droite. […] La gauche, quant à elle, se sentant visée et dérangée préfère ne pas voir plus loin et classer le tout dans un tiroir fermé à double-tour avec inscrit réactionnaire, ne pas lire», écrivirent des militants de la Fédération anarchiste, dans un article consacré à Michéa (les auteurs prenant par ailleurs leur distance avec, par exemple, son soutien à Chávez ou son manque de clarté quant à l’élimination — ou non — de l’appareil d’État).

Michéa

 

« C’est une loi de physique sociale : plus on s’élève dans la société et plus l’oxygène moral se raréfie. » (Michéa, Le Complexe d’Orphée). Photo par Hannah Assouline.

Michéa écrivit, dans le prologue de L’Enseignement de l’ignorance, que quiconque sort des clous de l’orthodoxie s’expose à « un certain nombre d’incompréhensions ou de malentendus de la part du public ». Il est vrai qu’il faut procéder à de franches amputations pour rallier Michéa dans les rangs de l’UMP catholique, du nationalisme, du racialisme ou du Figaro : tranchez l’admiration qu’il porte à Orwell, ce combattant antifasciste et internationaliste ; sectionnez ses innombrables références à Marx et Engels ainsi qu’au mouvement anarchiste (Bakounine, Rocker, Goodman, Prudhommeaux et nous en passons) ; déchiquetez son intérêt pour les peuples extra-européens (des Soninkés aux Dogons) et son appel à apprendre des us et coutumes subsahariennes ; décapitez ses critiques de Pinochet, du tribalisme et de l’ethnicisme ; taillez son invite à recourir, pour les citoyens de confession musulmane, aux ressources inhérentes à l’islam« pour exprimer [leur] révolte anticapitaliste » ; coupez ses éloges de la Commune de Paris, de l’insurrection des indépendantistes kanaks et de Pasolini (qui eut à affronter trente-trois procédures judiciaires et quatre-vingts plaintes pour « obscénité ») ; ramassez les restes puis mélangez, extrapolez, déformez : alors, oui, quelques forbans d’extrême droite trouveront sans doute matière à charogner.

Il n’en demeure pas moins vrai que Michéa a pu, plus ou moins malgré lui, prêter le flanc à ces lectures hâtives et ces ralliements obscurs — d’autant qu’il n’a jamais tenu à se dissocier publiquement de tous ceux qui galvaudent, haut et fort, ses idées. S’il lui arrive de dialoguer dans les médias anarchistes et communistes (de Radio Libertaire à L’Humanité), son apparition en une du journal Causeur et la publication d’un ouvrage, même s’il ne s’agit que d’un dialogue, aux côtés d’Alain Finkelkraut n’ont pas contribué à clarifier son image. Ses attaques contre la Gauche libérale, assénées sur des milliers de pages, font monter l’eau à la bouche d’une droite qui se réjouit des coups que reçoivent ses adversaires sans saisir ce qui sous-tend lesdits coups — sans compter que son écriture, pamphlétaire et parfois hachée ou allusive, invite à ce type de prélèvements (d’autant que les propositions et les pistes constructives restent rares dans son œuvre…).

Mais Michéa de répondre, dans sa lettre ouverte à Mediapart : « S’il y a une chose, en effet, dont je sois absolument certain – à la lumière de toute l’expérience révolutionnaire du XXe siècle — c’est que, comme l’écrivait Antonio Gramsci, seule la vérité est révolutionnaire. Et qu’il faut donc toujours être prêt à la dire telle qu’elle est, quel que soit le contexte et quelles qu’en soient les conséquences. Même si — en agissant de la sorte — on risque évidemment toujours de faire « objectivement » le jeu de l’ennemi (surtout quand la logique de l’affrontement n’est pas « binaire » et qu’il existe, par conséquent, des « ennemis de nos ennemis ») ou même d’en recevoir les chaleureuses félicitations (n’est-ce pas, après tout, la CIA elle-même qui avait financé la première adaptation cinématographique d’Animal Farm ?). Et même à supposer qu’il puisse exister, un jour, des circonstances où l’on devrait cacher la vérité au peuple « dans son propre intérêt » (ou afin, comme on dit plus sobrement, de ne pas donner « des armes à la droite »), il reste — et cela, tu ne peux pas l’ignorer — que la vérité finit toujours, tôt ou tard, par sortir de l’armoire et apparaître aux yeux de tous. »

 

 

 

Notes

1« C’est une loi de physique sociale : plus on s’élève dans la société et plus l’oxygène moral se raréfie », écrit Michéa dans Le Complexe d’Orphée.
2Propos confirmés dans Le Complexe d’Orphée : « Ce n’est donc pas tant par leur prétendue “nature” que les classes populaires sont encore relativement protégées de l’égoïsme libéral. C’est bien plutôt par le maintien d’un certain type de tissu social capable de tenir quotidiennement à distance les formes les plus envahissantes de l’individualisme possessif ».

3Entretien avec le journal Causeur.
4Le Complexe d’Orphée.
5Orwell éducateur.
6Les Mystères de la gauche.
7Orwell, anarchiste tory.
8Entretien accordé à Marianne, 2013.

9Les Mystères de la gauche.
10Propos inédits recueillis par Galaad Wilgos ; lire le reste de l’entretien.

11Lire Post-scriptum sur l’insignifiance.
12Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle
13Propos rapporté par Todd dans Camus, une vie. 

 

 

 

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Commentaires
P
Merci pour ce partage passionnant !
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