Pourquoi l’Europe a-t-elle lâché la Russie au risque de l’abandonner à la droite extrême ? Il est fascinant de constater à quel point les fronts se sont renversés en quelques années. Hier, c’était la gauche en sympathie avec Moscou alors qu’aujourd’hui, c’est la droite conservatrice ou nationaliste qui défend la Russie du président Poutine. Peut-on laisser à l’extrême droite le monopole des bonnes relations avec Moscou et se contenter d’ânonner les mêmes rengaines anti-Poutine ? C’est une vraie question car la Russie n’appartient ni à la droite ni à la gauche.

Depuis Napoléon, le discours antirusse a souvent dominé en France : la Russie est une ennemie, elle est expansionniste, elle veut nous «envahir». Son tsar, son leader, son président sont des tyrans, des despotes qui ne rêvent que d’asservir leur peuple et les peuples voisins. Poutine est un kleptocrate, un corrompu, un espion, un autocrate, un homophobe, un Staline, un Hitler, un envahisseur, une menace pour le genre humain et pour l’innocente et paisible Europe.

Ce discours est inlassablement répété par les dirigeants et les médias dominants en Occident depuis deux siècles : la russophobie moderne est née en France, avant de migrer en Grande-Bretagne et en Allemagne et, enfin, aux Etats-Unis. Succédant à la russophilie de Voltaire, la russophobie française moderne a commencé avec Louis XV et Napoléon, qui ont forgé et diffusé le faux «Testament de Pierre le Grand» selon lequel le fondateur de la puissance russe aurait enjoint à ses successeurs de dominer l’Europe jusqu’à Londres. Un faux qui, comme les fausses armes de destruction massive de Saddam Hussein, aura servi pendant tout le XIXe siècle à justifier les agressions et les invasions que les Européens, et aujourd’hui les Américains, ont mené et mènent encore contre la Russie.

En réalité, la rivalité entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale remonte même plus loin, à Charlemagne et au schisme religieux de 1054, qui engendrèrent une série de préjugés anti-Grecs qui furent repris contre les Russes après la chute de Constantinople. Invasions allemandes avec les chevaliers Teutoniques, suédoises en 1240 et 1712, polonaises en 1612 et 1919, française en 1812, anglaise en 1853, allemandes en 1914 et 1941, américaines et européennes avec l’extension de l’Otan après 1990, l’attaque géorgienne de l’été 2008, authentifiée par un rapport du Conseil de l’Europe, et le putsch ukrainien du 22 février 2014, la liste des agressions occidentales contre la Russie est longue.

Pendant ce temps, la Russie a aidé l’Europe à se libérer de la tyrannie napoléonienne et du joug nazi au prix de dizaines de millions de morts. Sans le sacrifice des Russes, l’Europe vivrait probablement autrement. Et, en 1990, la Russie soviétique fut le seul empire qui ait jamais décidé de s’autodétruire sans effusion de sang. Si elle a occupé l’Europe de l’Est et les pays baltes après 1945, c’est dans le strict respect des accords de Téhéran, Yalta et Potsdam signés par toutes les puissances victorieuses. Elle leur a rendu la liberté pacifiquement en 1991. Quelle puissance coloniale a fait mieux ?

Et c’est encorela Russie qui accueille Edward Snowden, le courageux dénonciateur des turpitudes totalitaires de l’espionnage américain, un homme que tous les défenseurs des droits humains devraient soutenir, et qui mériterait le prix Nobel de la paix bien plus que le président Barack Obama, fraîchement élu.

Et, après cela, c’est la Russie qui serait expansionniste ! Quant à la démocratie, quelles leçons les Etats-Unis et l’Europe pourraient-ils donner à la Russie, eux qui font assaut de courbettes devant un régime saoudien qui asservit les femmes, décapite les homosexuels et finance le terrorisme islamiste ? Plus de cent personnes ont été décapitées en Arabie Saoudite au premier semestre 2015. Qui dénonce cette barbarie alors qu’on ne cesse de montrer du doigt la Russie de Poutine qui, elle, a renoncé à appliquer la peine de mort.

A vrai dire, il est frappant de voir comment les grands Etats occidentaux ont construit le récit antirusse, et ont cherché à salir les dirigeants russes pour les discréditer afin de justifier leur propre agressivité. France, Grande-Bretagne, Allemagne puis Etats-Unis ont tour à tour voulu s’emparer des richesses russes ou empêcher la Russie de les concurrencer dans l’exploitation coloniale de l’Asie, de l’Afrique et du Moyen-Orient.

Le conflit se focalise sur l’Ukraine, considérée par les géopoliticiens américains et les stratèges de l’Otan comme le dernier maillon à conquérir pour casser la puissance russe en Europe. Dans son livre le Grand Echiquier, paru en 1996 déjà, l’ancien conseiller de Jimmy Carter et de Hillary Clinton, Zbigniew Brzezinski, en a fait une obsession, partagée par ses amis du Project For a New American Century (Pnac) et John MacCain. Presque tous les experts, les dirigeants politiques et les médias qui dénigrent la Russie travaillent pour ou sont proches de l’Otan et des think tanks néoconservateurs américains. En matière de pluralité de l’information, il y a mieux.

Bien sûr, la France a connu des périodes de russophilie. Avec Voltaire, déjà cité, sous la IIIe République entre 1870 et 1914, quand il s’agissait de trouver un contrepoids à l’Empire allemand menaçant, et avec De Gaulle, partisan d’une construction européenne savamment équilibrée du Portugal à l’Oural. Mais, paradoxalement, alors même que la menace communiste avait disparu, elle a cru bon d’intégrer le commandement de l’Otan et de reprendre, à son compte, le discours antirusse en vogue dans les cercles militaristes de Washington.

Depuis quinze mois, la crise ukrainienne a porté la méfiance antirusse à un paroxysme. Or, cette crise ne sera pas résolue sans un immense effort de compréhension de la part des Européens. Comme pour le conflit israélo-palestinien, il ne s’agit pas de choisir l’un contre l’autre, mais de choisir l’un et l’autre : ce n’est pas l’Ukraine ou la Russie, c’est l’Ukraine et la Russie.

Il serait temps de comprendre qu’en ostracisant la Russie, en la rejetant vers l’Asie, la France contribue à amputer l’Europe de toute une partie de son histoire et de sa culture et à déséquilibrer la construction européenne en donnant un poids excessif à l’Allemagne, à l’Europe de l’Est et aux Etats-Unis. Quel sens la construction européenne aurait-elle si elle se privait d’immense culture russe éminemment européenne depuis que Pierre le Grand a opéré la grande mutation de la Russie vers l’Europe ? Rejeter la Russie vers l’Asie, par une méfiance simpliste n’est pas une erreur, c’est une faute. Une faute grave !

Auteur du livre : Russie-Occident, une guerre de mille ans. La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne, éditions des Syrtes, 2015.