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18 août 2015

J. SAPIR - La guerre d'Ossetie de 2008 (I-II-III-IV)

 

La guerre d’Ossétie de 2008: Une victoire russe (I)

La guerre d’Ossétie du Sud, qui a éclaté à la suite de l’agression de la Géorgie en Août 2008 présente certaines analogies avec le conflit qui existe depuis 2014 en Ukraine orientale. C’est pourquoi...

 

La guerre d’Ossétie de 2008 – les causes (II)

Qui a piégé qui?   La crise Osséto-Géorgienne a suscité divers commentaires quant à ses causes dans la presse française, pour la plupart faisant porter la responsabilité directe ou indirecte de la crise sur...

 

La guerre d’Ossétie de 2008: les combats (III)

Une « sale petite guerre »   La guerre d’Ossétie du Sud a suscité quant à son déroulement, autant de commentaires que quant à son déclenchement. On peut la qualifier de « sale petite guerre » non seulement...

 

La guerre d’Ossétie de 2008: ondes de choc (IV)

La guerre d’Ossétie du Sud a donné naissance à une véritable controverse quant à ses conséquences à court et moyen terme. On voit les ondes de choc du conflit se propager rapidement, et vers des cercles de plus en plus éloignés. Mais surtout, en 2015, elle apparaît comme un véritable prototype des tentatives de déstabilisation et de manipulation auxquelles les Etats-Unis procèdent, tant directement qu’à travers leurs relais d’opinion (ceux que l’on appelle les « néo-conservateurs ») en Europe. De ce point de vue, l’importance de la guerre d’Ossétie ne saurait être ignorée.

Les implications de ce conflit ont été importantes, bien entendu immédiatement après cette guerre, mais aussi, plus subtilement, dans le long terme. La Guerre d’Ossétie du Sud a servi de révélateur brutal et cruel de la vacuité des illusions de tous ceux qui n’ont pas compris ce que signifiait le « nouveau XXIe siècle »[1]. Mais, les implications de ce conflit ont aussi une portée beaucoup plus directe. Elles éclairent à la fois le rôle éminemment provocateur joué par les Etats-Unis en Ukraine, mais aussi la logique des positions russes. Une partie du discours russe qui fut tenu au moment de la crise ukrainienne, ou au sujet du Donbass a émergé en réaction aux provocations géorgiennes, mais aussi étatsuniennes. L’importance des médias, qu’il s’agisse d’une « guerre des médias » entre certains titres occidentaux et la presse russe, mais aussi des « médias de guerre », comme on a pu le voir avec la reprise à-critique des positions de Bernard Henri-Lévy et d’autres, et la publications d’informations fausses, a anticipé sur ce qui s’est passé depuis la fin de 2013 et surtout en 2014. Cette guerre a aussi été l’occasion de tester sur l’opinion publique un certain nombre de thèmes qui sont devenus, à partir de 2014, des poncifs du discours antirusse.

 

On peut voir, à l’occasion de cette guerre, le début d’un basculement dans une opposition entre la Russie et les Etats-Unis, opposition qui va tourner au conflit. Car, le nombre de sujets de discordes entre ces deux pays va, à partir de cette guerre, se multiplier. Mais on peut aussi y voir plus qu’une simple opposition d’intérêts[2]. C’est en réalité deux conceptions du monde, de son organisation et de ses règles, qui s’affrontent désormais. De ce point de vue, l’opposition fondamentale entre la Russie et les Etats-Unis semble valider les différents thèmes mis en avant par Vladimir Poutine lors de son « discours de Munich » au début de 2007[3]. Ce discours prononcé par le Président Vladimir Poutine en février 2007 à Munich anticipe, en effet, sur nombre des événements qui vont se révéler au grand jour lors de la guerre d’Ossétie du Sud, et qui vont continuer de se développer jusqu’aux événements d’Ukraine. Il faut en rappeler le contexte : ce discours du Président Russe fut prononcé lors de la conférence sur la sécurité organisée à Munich. Il s’agit d’un texte programmatique. En un sens, Vladimir Poutine est le dirigeant politique qui a certainement tiré avec le plus de cohérence les leçons de ce qui s’est joué entre 1991 et 2005. Deux points importants s’en dégagent, la constatation de l’échec d’un monde unipolaire et la condamnation de la tentative de soumettre le droit international au droit anglo-américain : “ J’estime que le modèle unipolaire n’est pas seulement inadmissible pour le monde contemporain, mais qu’il est même tout à fait impossible. Non seulement parce que dans les conditions d’un leader unique le monde contemporain (je tiens à le souligner : contemporain) manquera de ressources militaro-politiques et économiques. Mais, et c’est encore plus important, ce modèle est inefficace, car il ne peut en aucun cas reposer sur une base morale et éthique de la civilisation contemporaine[4]. Ce passage montre que la position russe articule deux éléments distincts mais liés. Le premier est un doute quant aux capacités d’un pays (ici les États-Unis sont clairement visés) à rassembler les moyens pour exercer de manière efficace son hégémonie. C’est un argument de réalisme. Même le pays le plus puissant et le plus riche ne peut à lui seul assurer la stabilité du monde. Le projet américain dépasse les forces américaines.

Mais il y a un second argument qui n’est pas moins important et qui se situe au niveau des principes du Droit. Il n’existe pas de normes qui pourraient fonder l’unipolarité. Dans son ouvrage de 2002, Evguenni Primakov ne disait pas autre chose[5]. Cela ne veut pas dire que les différents pays ne puissent définir des intérêts qui soient communs, ni même qu’il n’y ait des valeurs communes. Le discours de Poutine n’est pas “ relativiste ”. Il constate simplement que ces valeurs (ce qu’il appelle la “ base morale et éthique ”) ne peuvent fonder l’unipolarité, car l’exercice du pouvoir, politique ou économique, ne peut être défini en valeur mais doit l’être aussi en intérêts. Ceci revient à refuser la thèse d’une dépolitisation des relations internationales, qui devraient se réduire, dans l’esprit de ceux qui soutiennent cette dépolitisation, aux Droits de l’Homme et aux “ lois ” de l’économie. Si les relations internationales ne sont pas de la “ technique ” (la simple mise en œuvre de normes communes) mais de la politique (la gestion d’intérêts différents et potentiellement conflictuels) y compris dans les relations économiques, alors toute aspiration à l’hégémonie devient immorale. Ce qu’affirme Vladimir Poutine à Munich, et ce que l’on a pas suffisamment remarqué, c’est l’opposition entre une vision des relations internationales qui plonge ses racines dans l’histoire et qui est profondément politique, la sienne, et une vision que l’on peut appeler « libérale », mais qui se caractérise au contraire par une « dépolitisation » et un réduction à des principes moraux et techniques. Cette opposition entre vision politique et réduction à la morale associée à de la « technique » était déjà décrite en 1932 par Carl Schmitt[6].

 

C’est pourquoi, les enseignements de la guerre d’Ossétie du Sud sont aujourd’hui importants. Mais, ce n’est pas seulement pour cela. En fait, ces enseignements sont aussi importants parce qu’ils nous permettent de comprendre la logique d’une autre crise internationale. Ils éclairent la situation en Ukraine. On a déjà dit que la logique de l’ethno-nationalisme portait en elle la destruction programmée des Nations. Il y a une grande parenté entre l’idéologie ethno-nationaliste qui existait en Géorgie avec le Président Saakachvili et celle qui s’est développée en Ukraine à partir de la fin de 2013. Et, il faut rappeler que c’est cet ethno-nationalisme, aux réminiscences nazies dans un certain nombre de cas, qui a provoqué la rupture entre la population de Crimée et le régime de Kiev, puis l’insurrection de la population russophone dans le Donbass. Le fait que Saakachvili, en fuite et sous le coup de nombreuses inculpations dans son propre pays, ait été recyclé comme gouverneur de la région d’Odessa par le pouvoir Kiévien, traduit bien la proximité des deux régimes et leur parenté idéologique.

 

1. Moscou franchit le Rubicon.

La reconnaissance par la Russie de l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie le 26 août a certainement été la première de ces ondes de choc. Cette décision n’allait pas de soi et elle est une des conséquences le plus profondes du conflit. La diplomatie russe s’était en effet refusée de répliquer à la reconnaissance unilatérale par des pays occidentaux de l’indépendance du Kosovo par un mouvement identique quant à l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Le 12 août encore la diplomatie russe est à l’évidence réticente sur ce point. Puis, on sent la position évoluer pour aboutir à la décision du Président Medvedev du 26 août 2008. En un sens, les dirigeants russes (car on n’imagine pas qu’une décision d’une telle importance ait pu être prise par un seul homme) ont décidé de franchir le Rubicon.

Les considérants présentés pour justifier cette décision sont intéressants pour comprendre l’évolution de la position de la Russie[7]. Medvedev ne prend pas appui sur la décision occidentale à propos du Kosovo pour justifier la sienne. En apparence, ceci eut été la solution la plus évidente, et aurait situé la décision russe dans une logique du miroir face aux décisions occidentales. En fait, Medvedev présente sa décision comme la dernière issue qui reste ouverte pour garantir la sécurité des populations Ossètes et Abkhazes, face au refus de l’OTAN et des Etats-Unis de participer à ce qu’il considère comme nécessaire à la stabilisation de la situation, soit un accord sur le non-emploi de la force. Il affirme ensuite que le soutien moral apporté à Tbilissi par ses « gardiens étrangers » rendait inévitable le déclenchement du conflit.

 

L’argument est donc double. D’une part, l’agression géorgienne du 7 août a, par sa violence, fait franchir un point de non-retour à la situation sur le terrain et d’autre part l’absence de coopération de la partie occidentale rend ingérable le statu quo ante. Il est intéressant de voir que cet argument est aussi présenté par James Nixey, le responsable du programme sur la Russie et l’Eurasie au Royal Institute of International Affairs (Chatham House) de Londres[8]. Nixey souligne que le résultat du sommet de l’OTAN à Bucarest en avril 2008, où si l’Ukraine et la Géorgie n’avaient pas été admises au Membership Action Plan (le processus préparant officiellement l’adhésion à l’OTAN) ces deux pays avaient reçu de la part du président George W. Bush la garantie d’une adhésion à terme, a été désastreux. Il écrit : « Il n’a pas été donné à la Géorgie de signaux assez clairs sur ce qu’elle devait faire pour se joindre [à l’OTAN] et non moins important sur ce qu’elle ne devait pas faire. Les eut-elle reçus, ceci aurait pu prévenir M. Saakashvili de commettre les actions inconsidérées du 8 août ». Nixey commence d’ailleurs son article en affirmant qu’à la suite de ce qui est survenu le retour au statu quo ante lui semble impossible.

 

La décision prise par le Président russe doit donc être considérée dans le cadre à la fois de l’excès du degré de violence dont les Géorgiens se sont rendus coupables au début du conflit et de la dégradation des relations entre les Etats-Unis et la Russie. Un autre observateur occidental, Piotr Dutkiewicz, qui dirige l’Institute of European and Russian Studies de l’Université de Carleton au Canada, souligne aussi que le degré de violence employé par le gouvernement géorgien contre la population Ossète implique que Tbilissi ne considère plus cette dernière comme des citoyens géorgiens[9]. En un sens, c’est très exactement la même chose qui devait se produire six ans après en Ukraine, où le gouvernement de Kiev devait déclencher ce qu’il appelle une « opération anti-terroristes » d’une extrême violence contre les populations insurgées du Donbass. Cette violence extrême, que symbolise le recours à des moyens aériens (hélicoptères, avions d’assaut comme le Su-25) contre les insurgés, peut – elle aussi – être considérée comme la reconnaissance de fait que les insurgés ne sont plus des citoyens ukrainiens. Commentant la décision de Dmitry Medvedev, Fiodor Lukianov, directeur du mensuel russe Rossija v Globalnoj Politike considéré comme l’équivalent à Moscou de Foreign Affairs et porteur de positions plutôt pro-occidentales, souligne que la pratique systématique du « double standard » par les occidentaux est sans doute une explication à ce tournant politique[10]. Un pays qui se sent déjà isolé, et d’une certaine manière victime d’une déformation systématique de ses positions par des puissances qui ne respectent pas elles-mêmes les principes qu’elles entendent lui imposer, n’a aucune raison de ne pas agir de manière unilatérale.

 

La reconnaissance par la Russie de l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, un geste auquel Moscou aura résisté de toutes ses forces même après la reconnaissance unilatérale de l’indépendance du Kosovo par certains pays occidentaux, est donc bien un tournant majeur. Elle apparaît alors comme une conséquence du conflit et sans doute de ce que l’on a appelé la « guerre dans la guerre », soit l’émergence d’une politique américaine délibérément hostile, qui cherche à stigmatiser en Moscou l’agresseur sans tenir compte des lourdes responsabilités géorgiennes. La confiance que les dirigeants russes accordaient dans le principe du partenariat avec les Etats-Unis et leurs alliés, et dont ils avaient donné de nombreuses preuves en particulier à partir du 11 septembre 2001, semble avoir été profondément et durablement ébranlée. En reconnaissant l’indépendance des deux provinces sécessionnistes les dirigeants russes réagissent à ce qu’ils perçoivent comme une rupture du contrat moral qui liait leur pays aux Etats-Unis et à leurs alliés. Ils ne font pas un geste ayant valeur de précédent, et la déclaration de Dmitry Medvedev prend bien soin de souligner la spécificité et par là le caractère unique de la décision. Celle-ci est bien une réaction et non l’amorce d’une volonté expansionniste qui menacerait d’autres pays. Mais, elle est un signe incontestable de la détérioration des relations internationales et elle doit être lue comme telle.

 

La décision de la Russie n’a d’autant plus pas été facile qu’elle a mis le pays en porte-à-faux vis-à-vis de ses alliés régionaux, que ce soit au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai (l’OCS) ou l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) qui lie la Russie à 6 autres pays issus de l’ex-URSS[11]. Les partenaires de la Russie sont aussi confrontés à des mouvements potentiellement sécessionnistes (la Chine en particulier) et ont toujours fait du respect des frontières établies un point central de leur politique internationale. Aussi, dans les réunions de ces deux organisations qui ont immédiatement suivi le conflit, si la Russie a pu compter sur la « compréhension » de ses partenaires, elle n’a pas enregistré de soutien immédiat. À la date du 23 septembre, le seul pays à avoir imité la Russie dans la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud était le Nicaragua. Au sein de l’OTSC, seul le Belarus inclinait vers la reconnaissance. On peut cependant noter que lors de la réunion de l’OTSC qui se tint à Moscou le 5 septembre 2008, le Président Arménien, qui assumera pour un an la présidence de l’organisation, a conclu la conférence de presse finale en disant : « Une autre conclusion est que la volonté libre d’un peuple ne peut être détournée par des solutions militaires. Ceci entraîne des conséquences sérieuses, militaires et géopolitiques »[12]. Cette déclaration, qui semble viser explicitement l’action de la Géorgie le 7 août, pourrait indiquer que l’Arménie pencherait vers une reconnaissance de la nouvelle situation.

Consciente des réticences de ses partenaires sur ce point, il semble que la Russie se soit contentée de formules de soutien. Il est vrai que la Russie a mis à l’ordre du jour de l’OCS un dossier qui est probablement plus important qu’une reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. La réunion de l’OCS du 28 août 2008 a été marquée par le développement de la dimension économique de cette organisation à travers l’association interbancaire de l’OCS. L’acquisition par cette organisation, qui a évolué du statut de simple forum diplomatique à celui d’une organisation de sécurité, d’une dimension économique lui donnerait – compte tenu des moyens financiers de ses deux principaux membres, la Chine et la Russie – une forme de « soft power ». Dans la conjoncture actuelle, et compte tenu de la volonté de pays observateurs, comme l’Inde et l’Iran de devenir à terme des membres de l’OCS, il s’agit d’un dossier qui a certainement la priorité du point de vue des dirigeants russes.

 

2. La guerre d’Ossétie marque-t-elle le début d’une nouvelle « guerre froide » ?

Il est donc légitime de se demander si la naissance d’une nouvelle « guerre froide » ne sera pas le résultat de l’onde de choc du conflit. A priori de nombreuses raisons incitent à répondre par la négative à une telle question. Tout d’abord, il n’y a pas d’affrontement idéologique entre les deux pays. La Russie ne prétend pas à la succession de l’URSS dans la course pour l’hégémonie mondiale, et elle ne s’affirme pas en modèle social et économique face aux Etats-Unis. Moscou ne cherche plus à être la « Troisième Rome » et la Russie, si elle veille jalousement à la défense de ses intérêts, se situe explicitement dans la logique d’une puissance post-impériale[13]. On doit ensuite insister sur le fait que le monde est aujourd’hui bien plus divers qu’il ne l’était en 1945. La mise en place de la « guerre froide » n’est pensable que dans le cadre historique qui voit l’Europe sortir exsangue de la Seconde Guerre Mondiale et l’affrontement URSS/Etats-Unis devenir la forme logique de la lutte pour l’hégémonie mondiale. Dans le monde multipolaire actuel, nous sommes loin de cette situation-là.

Ceci est d’ailleurs l’une des raisons qui font que les menaces de « sanctions » économiques contre la Russie, proférées aux Etats-Unis comme dans certains pays européens fin août, ne s’est pas concrétisée, à la différence de 2014. Il faut comprendre la différence entre 2008 et 2014. Les sanctions mises en œuvre aujourd’hui visent en réalité plus l’Union européenne que la Russie. Cela demande à être expliqué. La logique des sanctions pouvait avoir un sens quand un groupe réduit de pays détenait un quasi-monopole sur les techniques, les procès industriels et les moyens de financement. Depuis une vingtaine d’années, l’évolution de l’économie mondiale a été telle que ceci n’est plus le cas. L’émergence de nouvelles puissances industrielles en Asie (Chine, Inde, mais aussi les « petits dragons »), la reconstruction industrielle de la Russie, le développement de plusieurs pays d’Amérique Latine sont des phénomènes qui ont aboutit à une bien plus grande dissémination des techniques et des savoir-faire que durant les années 1950-1980. Ces dix dernières années ont vu les pays émergents devenir les principaux détenteurs des réserves de change et de capitaux alors que les Etats-Unis entraient dans une crise financière qui a atteint début septembre 2008 son paroxysme. Le discours des « sanctions » économiques était typique du XXe siècle. On se souvient que le principe de ces sanctions fut une des bases de la malheureuse et défunte SDN, et qu’elles furent essayées, sans grand succès d’ailleurs, contre l’Italie en 1935 à l’occasion de la guerre d’Abyssinie. À l’évidence, ce discours ne correspond plus au contexte de ce que l’on appelé, dans un autre ouvrage, le « Nouveau XXIe siècle »[14]. Entendre des responsables politiques, y compris en France, tenir un discours aussi décalé par rapport à ces nouvelles réalités est tout à fait consternant. Le ridicule ne tue pas, et il y a des occasions où on peut le regretter. Alors, pourquoi cette différence entre 2008 et 2014 ? C’est qu’entre temps la situation économique des Etats-Unis s’est fortement dégradée. Les Etats-Unis, dont tout le monde comprend bien qu’ils sont à l’origine des sanctions prises contre la Russie cherche essentiellement à affaiblir le potentiel économique et industriel de l’Union européenne, qui est devenu un concurrent de trop pour eux, déjà confrontés à la Chine. Si des sanctions ne furent pas prises en 2008 c’était d’une part que la situation économique était différente, mais aussi – et ce point n’est pas sans conséquences – que les dirigeants européens se trouvaient être moins malléables (ou moins crédules). Néanmoins, il est intéressant de constater que la menace de « sanctions » fut bien évoquée, signifiant une possibilité de retour à des formes d’action politique datant de la Guerre Froide.

 

Cependant, il est des raisons qui conduisent à craindre que l’on s’achemine vers la résurrection du langage et des modes de pensée qui ont caractérisé la « guerre froide ». Les discours des Etats-Unis et de certains des membres de l’OTAN montre en effet la volonté délibérée de diaboliser la Russie en utilisant de manière systématique la pratique de la morale instrumentalisée, ce que l’on appelle aussi le « double standard ». Ce n’est certes pas le premier exemple d’usage de la morale instrumentalisée auquel on est confronté depuis la fin de la « guerre froide »[15]. Les forces de l’OTAN en ont largement usé lors de l’affaire du Kosovo en 1999, et les Etats-Unis ont donné des exemples de mensonges d’Etat de grande ampleur dans le cadre de la préparation de leur attaque contre l’Irak en 2003[16]. Cependant, on a atteint de nouveaux sommets (ou de nouvelles profondeurs, c’est selon…) en ce qui concerne l’action de l’armée russe en Géorgie. Des accusations graves ont été portées, en particulier à propos de bombardements contre des cibles civiles. Non seulement ces accusations ne résistent pas à l’examen des faits, mais elles conduisent les médias qui accompagnent le discours américain à oublier les conséquences de l’agression géorgienne sur la population de Tskhinvali, sans oublier les pratiques de l’aviation américaine en Irak, des aviations de l’OTAN en Serbie en 1999 et en Afghanistan aujourd’hui. En fait, on a vu se développer, à l’occasion de cette guerre d’Ossétie du Sud, des pratiques de désinformations qui ont été largement utilisées six ans plus tard en Ukraine. Le cas de la destruction de l’avion de la Malaysian Airlines MH17 a donné lieu en particulier à une véritable hystérie antirusse, alors qu’il est très loin d’être prouvé que tant les insurgés du Donbass ou les troupes russes aient une quelconque responsabilité dans cet acte[17].

La mise en place de ce discours de « guerre froide » par les Etats-Unis et leurs alliés a conduit en réponse à un durcissement du discours russe. L’accusation de génocide contre les dirigeants géorgiens ne tient pas. Il est clair que les forces géorgiennes ont commis de nombreux crimes de guerre, en particulier mais pas uniquement, lors du bombardement de Tskhinvali, comme on l’a montré dans les premières parties de ce texte. Mais le génocide suppose qu’il y ait la volonté d’exterminer une population en raison de ce qu’elle est. Les bombardements délibérés de la population civile Ossète avaient pour but de provoquer la terreur et la panique, de vider Tskhinvali de ses habitants afin de faciliter l’avance des troupes géorgiennes et de paralyser les voies de communication par lesquelles les renforts russes devaient transiter. C’est donc un crime de guerre mais pas un génocide. Il est clair que nous sommes en présence d’une mauvaise foi étonnante, et systématique, des autorités géorgiennes et des Etats-Uni. C’est ce que l’on appelait à la fin des années 1930 la FünkPropaganda, on « propagande radio » suivant l’expression du sinistre docteur Goebbels pour qui « plus un mensonge est gros et mieux il passe ». Cette surenchère dans les qualificatifs est la conséquence de la pratique systématique de la morale instrumentalisée par les Etats-Unis et leurs alliés. C’est un symptôme, et un symptôme particulièrement inquiétant s’il en est. Ce symptôme ne fait pas que traduire l’instrumentalisation de la posture morale à des fins politiques, qui caractérise l’espace du débat politique depuis son envahissement par l’idéologie de l’humanitaire et le naufrage de cette dernière. On a rendu compte de ce processus dans un ouvrage antérieur et l’on n’y reviendra pas ici[18].

Ce symptôme caractérise aussi un espace des relations internationales vide de Droit. Il faut ici revenir sur une caractéristique des relations internationales depuis 2003, et sans doute 1999. L’action des Etats-Unis, et dans certains cas des pays de l’OTAN, a abouti à un démantèlement systématique des principes du Droit international à travers la tentative de leur instrumentalisation par les Etats-Unis.

Il convient, bien sur, de ne pas fétichiser ce que le Droit International a pu représenter par le passé. Tous les pays ont tenté de s’en affranchir à un moment donné dans le cadre de la défense de leurs intérêts. Mais ces ruptures partielles n’impliquaient pas, sauf dans le cas des trois pays de l’Axe, l’Allemagne Hitlérienne, l’Italie Fasciste et le Japon Militariste, un refus sui-generis des principes du Droit international. Jusqu’à la fin des années 1990 on était dans une logique d’accommodements partiels avec les principes du Droit international, mais pas dans la logique de démantèlement que l’on connaît aujourd’hui et à laquelle l’idéologie de l’humanitaire a grandement contribué. Il ne faut donc pas opposer une période des relations internationales qui aurait été caractérisée par le respect total des règles du Droit à une nouvelle période où celui-ci serait totalement absent. Mais on doit souligner qu’au-delà de l’aggravation des remises en cause des ruptures du Droit international nous sommes entrés dans une période caractérisée par une nouvelle logique. Or, il importe de se souvenir qu’il ne saurait y avoir de relations internationales stables sans principes de Droit. C’est en cela que ce qui se profile peut rappeler la « guerre froide ». Le discours des Etats-Unis et de leurs Alliés à l’occasion de la guerre d’Ossétie du Sud nous renvoie au principe de la « guerre froide » tel qu’il fut symétriquement pensé par McCarthy aux Etats-Unis et Jdanov en URSS : « qui n’est pas avec nous est contre nous ».

 

La position publique des autorités russes a toujours été de refuser cette évolution. Le discours prononcé par Vladimir Poutine lors de la Conférence sur la sécurité de Munich en 2007 a justement été un long plaidoyer pour le retour à des règles admissibles par tous afin d’organiser un monde unipolaire[19]. On a souvent présenté ce discours comme un document anti-occidental. Il suffit de lire pour se convaincre qu’il n’en est rien. On l’a aussi présenté comme un texte de circonstance. En réalité, Vladimir Poutine s’inscrit dans la continuité d’un discours russe post-soviétique (et post-impérial) dont le regretté Evguenni Primakov fut un des promoteurs[20]. La réaction de Vladimir Poutine à la reconnaissance unilatérale de l’indépendance du Kosovo – acte qui ne fit pas l’unanimité au sein de l’UE par ailleurs – mérite d’être soulignée. Il qualifia cette décision, dans l’une de ses dernières déclarations en tant que Président de la Russie de « terrifiant précédent » ajoutant alors « il casse en lui-même tout le système des relations internationales qui a prévalu non pas seulement quelques décennies mais plusieurs siècles »[21]. Le sentiment d’être confronté à une situation d’anomie dans les relations internationales permet de comprendre le raidissement russe. Si nous ne sommes pas en présence de l’amorce d’une nouvelle « guerre froide » dans le sens que la Russie n’est pas et n’aspire pas à être une nouvelle Union soviétique, il devient désormais visible que l’attitude américaine vis-à-vis de la Russie va au-delà du simple conflit d’intérêts. L’administration Républicaine, suivie en cela par le tandem McCain-Palin, cherchait délibérément à créer une nouvelle confrontation « bloc contre bloc », et construisait un discours politique et idéologique allant en ce sens. L’élection de Barack Obama semblait avoir mis un terme à cela. Mais, il faut reconnaître que cette logique est réapparue avec les événements d’Ukraine. Et, il est troublant de voir aujourd’hui l’administration démocrate du Président Obama mettre ses pieds dans les traces de l’administration républicaine de George W. Bush.

 

La Guerre d’Ossétie du Sud sert ici de révélateur à une évolution inquiétante des relations internationales qui menace de prendre de nombreux pays européens en otage. On ne peut considérer que cette guerre a déclenché l’évolution que l’on constate dans les relations entre les Etats-Unis et la Russie. Elle est clairement antérieure. Mais, cette guerre a accéléré l’évolution et surtout lui a donné une nouvelle dimension. Il y a bien ici une onde de choc qui se propage dans des relations internationales déjà dégradées et menacées par une forme d’anomie. De ce point de vue l’attitude prise par l’Union Européenne et les pays européens en réponse à cette crise est lourde de conséquences.

 

3. Les fautes de l’Europe.

L’Union Européenne a joué un rôle important dans les tentatives pour aboutir à un cessez le feu puis à un accord sur le terrain. Ceci a pris en France une dimension particulière à la fois parce que notre pays exerçait la Présidence de l’UE quand la crise s’est déclenchée et en raison de la personnalisation de la politique qui caractérise le style du Président de la République, M. Nicolas Sarkozy. La fibre nationale étant assez facilement chatouillée, tant l’action de l’UE que celle de notre Président ont suscité des commentaires plutôt positifs. Pourtant, face aux enjeux de cette crise il faut bien souligner les fautes qui ont été commises et dont les conséquences devront être maîtrisées dans les mois à venir.

La première faute commise réside dans le traitement déséquilibré de cette crise qui caractérise la position de l’UE. Cette dernière, on l’a bien vu lors du sommet européen du 1er septembre, concentrait sa pression sur la Russie au détriment d’une pression nécessaire sur la Géorgie. Il s’agit ici d’une faute grave pour deux raisons. La première relève de l’ordre des représentations. En ne prenant pas ouvertement position sur les crimes de guerre commis par les forces géorgiennes, en particulier à Tskhinvali, la position européenne accrédite le sentiment des Russes – responsables et population ici confondus – qu’ils ne sont pas et ne seront jamais traités avec honnêteté et mesure par les puissances occidentales. C’était une faute psychologique dont les implications vont bien au-delà de toute considération morale. La seconde raison relève elle directement de la prétention de l’Union Européenne à se faire le porte-drapeau des principes démocratiques dans les relations internationales. On a souvent dit que ce qui constituait le point fort du soft power européen était sa capacité à parler au nom d’un modèle de principes sociaux et politiques dans lesquels les élites et les populations des autres pays, sur le continent ou de l’autre côté de la Méditerranée, pouvaient se reconnaître. En accréditant l’idée que pour les dirigeants européens il y a des « bons » et des « mauvais » morts, c’est la crédibilité internationale de l’UE que l’on a mise en cause. Cette évidence ne semble pas avoir traversé l’esprit des dirigeants européens. Sur ce point, avec la déclaration du 1er septembre 2008, l’UE ne s’est pas tirée une balle dans le pied mais tout un chargeur.

La seconde faute relève de l’ordre du Droit international. En ne relevant pas que des forces d’un pays membre de l’ONU, exerçant une mission d’interposition sous mandat de l’ONU, les forces russes, ont été prises pour cible de manière délibérée par un autre pays membre de l’ONU. Ce fait méritait une condamnation publique en bonne et due forme et la mise des relations avec la Géorgie sous condition d’une enquête visant à établir les responsabilités au sein de la chaîne de commandement géorgienne. En ne faisant pas de ce point un préalable au maintien des relations privilégiées qui existent entre l’UE et la Géorgie, une faute lourde a été commise. Non seulement on accrédite un sentiment d’impunité au sein de la chaîne de commandement de la Géorgie, dont tout porte à croire qu’elle est profondément dysfonctionnelle, mais surtout on a créé un précédent qui met en danger les soldats des pays de l’UE assurant, sur d’autres terrains et dans d’autres conflits, la même mission d’interposition.

 

La position adoptée par l’Union Européenne lors du sommet du 1er septembre a donc contribuait, à son échelle, au processus de démantèlement du Droit international que l’on a évoqué ici. Elle affaiblissait la position de négociation face à la Russie en accréditant l’idée que l’UE n’était pas une puissance impartiale et qu’elle participait de la logique de la morale instrumentalisée ou « double standard ». Pour ces deux raisons, on peut parler de fautes politiques dans la mesure où la position adoptée aboutit à des effets contraires à ceux recherchés. Ces fautes ne doivent pas s’analyser hors de leur contexte. L’Union Européenne n’est ni une Fédération ni une Confédération ; il n’y a pas d’intérêts communs dominant les autres perspectives et les décisions, pour être communes, impliquent le laborieux dégagement de fragiles consensus. De ce point de vue, la position diplomatique de la France, qui exerçait alors la Présidence de l’UE, doit être examinée avec attention. On peut certainement porter au crédit de la France et de son Président le fait de ne pas avoir introduit la question de la souveraineté territoriale de la Géorgie dans l’accord de cessez-le-feu. Compte tenu du degré de violence utilisé par les autorités géorgiennes lors du déclenchement du conflit, la question du devenir des régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud ne pouvait être un préalable. L’accord qui fut signé entre les Présidents Sarkozy et Medvedev à Moscou le 12 septembre 2008 allait aussi dans ce sens et il introduisait un équilibre qui est la clé d’une réelle solution politique ultérieure à cette crise. Les déclarations faites par le Premier Ministre français, M. François Fillon le 20 septembre 2008 à la veille du 13ème sommet économique Franco-Russe de Sotchi montrent aussi que les autorités françaises cherchent à se démarquer par rapport à la logique de « guerre froide » qui se développe dans les médias américains et qui trouve des relais dans certains médias européens. Cependant, deux erreurs importantes ont été commises par les autorités françaises, dont les conséquences se sont avérées être lourdes pour la stabilité de l’Europe.

 

4. Les erreurs et les fautes de la France.

La première de ces erreurs consiste, bien entendu, à ne pas avoir demandé que la position européenne sanctionne plus durement l’attaque géorgienne et en particulier la décision de tirer sur des troupes sous mandat ONU. C’est une erreur évidente, quant on sait que la France a des effectifs non négligeables engagés dans des taches de maintien de la paix dans le cadre de l’ONU. Moins que tout autre pays de l’UE, en raison de ses engagements internationaux, la France ne peut accepter qu’un pays de l’ONU prenne impunément pour cible des forces exerçant un mandat ONU. On dira, et l’argument est logique, qu’à exiger une telle condamnation lors du sommet européen du 1er septembre, la Présidence Française aurait été sur de ne pouvoir aboutir à un déclaration commune, compte tenu des positions de la Pologne et des États Baltes. Ceci est parfaitement exact, mais le raisonnement qui consiste à faire passer l’unité de l’UE avant le contenu de la déclaration constitue la seconde et très lourde erreur de la France. Et l’on voit bien ici se profiler ce qui sera le piège dans lequel se laissera enfermer la diplomatie française lors des événements d’Ukraine. En effet, au prétexte de ne pas casser l’unité de l’Union européenne, la France est devenue l’otage de pays, ici encore la Pologne et les pays Baltes, mais qui ont été de plus rejoints par la Suède. Cela a pesé sur sa capacité à faire entendre sa voix lors des moments les plus tendus de la crise ukrainienne. Mais, si l’on y réfléchit bien, on verra que ce piège était déjà prêt à se refermer sur la France lors de la guerre d’Ossétie du Sud. Il faut dès lors sérieusement prendre en compte les limites de la Politique Etrangères et des Sécurité Commune (PESC). Une telle politique n’est en réalité possible qu’avec des pays ayant une communauté d’intérêts mais aussi de représentations, communauté qui, très clairement, n’existe pas dans le cadre de l’UE actuelle. Dès lors, soumettre la diplomatie française au cadre de la PESC revient à accepter une perte considérable de souveraineté et à terme d’indépendance de la France.

 

Cependant, pour comprendre les enjeux réels du Sommet Européen du 1er septembre 2008, il faut revenir au conflit et à son déroulement. Le risque majeur porté par la guerre en Ossétie du Sud n’était pas de voir la Russie se lancer dans une politique de conquêtes territoriales aux dépens de ses voisins. La Russie ne formule aucune revendication territoriale. Quant à l’Abkhazie et à l’Ossétie du Sud, on sait que ces deux régions ont refusé dès la fin de l’URSS (et même bien avant en réalité) de faire partie de la Géorgie. Des referendums ont été tenus qui ont montré qu’une large majorité des populations approuvait l’indépendance, voire le rattachement à la Russie. La Russie cependant avait jusqu’au 26 août toujours refusé de reconnaître ces indépendances. Les conditions qui ont conduit Moscou à changer de position sont, comme on l’a indiqué ici, exceptionnelles et ne sauraient faire précédent. Le risque majeur n’est donc pas un « impérialisme » russe, quoi qu’en dise une certaine presse occidentale, mais l’engrenage de la méfiance conduisant la Russie à voir dans les pays européens des menaces pour sa sécurité. Cet engrenage a été enclenché par certaines initiatives américaines, dont le projet de « bouclier anti-missiles » en Europe de l’Est et le soutien à la candidature de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN en dépit des assurances données à ce sujet aux dirigeants soviétiques puis russes entre 1990 et 1992. Cet engrenage n’est nullement inéluctable. Il implique cependant que l’on montre de manière explicite que la position des pays européens n’obéit pas à une logique de type « bloc contre bloc », qui signifierait que mentalement nous sommes déjà entrés dans une nouvelle « guerre froide ».

Si on considère que la priorité politique était de casser cet engrenage de manière à construire les bases d’un dialogue global avec la Russie, incluant à la fois les dimensions de sécurité réciproque – dont l’Afghanistan fait partie – et la coopération économique, alors le contenu de la déclaration était plus important que l’unité européenne. Vouloir privilégier à tout prix l’unité contre le contenu, c’est prendre le risque délibéré d’entre dans une logique « bloc contre bloc ». C’est se laisser prendre en otage par ceux des pays qui ont un ordre du jour en matière de sécurité européenne qui n’est pas le nôtre.

On pourrait penser que la position française a été purement dictée par les contraintes du consensus européen. Pourtant, à lire le discours prononcé par le Premier Ministre français, François Fillon, devant l’université du PPE-DE (les conservateurs européens) on constate que l’interprétation du conflit reste complètement unilatérale. Devant ses auditeurs, François Fillon dit ceci [22]:

« A l’instant où le conflit éclate, nous sommes en plein mois d’août, le monde entier semble avoir les mains liées. Les Etats-Unis sont en pleine campagne électorale. Les Nations unies sont paralysées par la menace d’un veto russe. Et rien ne semble devoir arrêter une spirale de violence susceptible de déboucher sur la prise de la capitale géorgienne. A cette date, je pense que personne ne pariait un euro sur une intervention européenne efficace. C’est pourtant bien l’Union européenne, à l’initiative du Président du Conseil européen, Nicolas Sarkozy, qui obtient à l’arraché, après une navette entre Moscou et Tbilissi, l’accord en six points du 12 août. »

On le constate. Pas un mot sur la responsabilité géorgienne dans le déclenchement des combats[23], pas un mot sur les bombardements de Tskhinvali. Par contre, le Premier Ministre Français, pour mettre en valeur l’action de la Présidence française, accrédite devant son auditoire le bobard d’une possible prise de Tbilissi par les forces russes. Alors que ce discours a lieu après les faits, dans un cadre qui aurait du favoriser une prise de recul, on tient un discours qui déforme les faits en entérine une certaine version idéologique du conflit.

 

La position française en 2003, lors de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, éclaire à contrario l’ampleur de la faute commise par la diplomatie française le 1er septembre 2008. Jacques Chirac avait alors clairement analysé le fait que le risque principal que l’action américaine faisait courir à la sécurité internationale était d’accréditer l’idée d’une croisade occidentale contre les pays arabes et les populations musulmanes. En privilégiant le fond de la position française sur la possibilité d’aboutir à une position européenne commune, la diplomatie française a alors montré que l’on n’était pas dans une logique de blocs, contribuant ainsi à désamorcer la propagande islamiste la plus extrémiste dont l’intérêt était justement de construire l’image du choc des civilisations et de la croisade chrétienne. Sur sa position, la France d’ailleurs n’a pas été isolée, même en Europe. Au contraire, la position prise par la Présidence française lors du Sommet Européen du 1er septembre induit une logique de confrontation dont il faut après se défendre pour pouvoir réamorcer la logique de dialogue. Il faut alors défaire ce que l’on a involontairement produit. Le moins que l’on puisse en dire est qu’une telle politique n’est pas rationnelle. Elle n’est même pas raisonnable.

La lecture de la presse des autres pays européens montre que la France n’aurait pas été seule sur une position plus équilibrée, soulignant avec plus de fermeté les responsabilités géorgiennes dans le conflit. On aurait vu apparaître au sein de l’UE des positions différentes, et un bloc ouvertement proche du discours américain se serait constitué autour de la Pologne, de la Grande-Bretagne et des pays baltes. Mais, ce bloc eut été loin d’être majoritaire. L’existence d’interprétations divergentes de la situation internationale et d’intérêts opposés est une réalité au sein de l’UE. Tenter de le masquer est toujours une opération d’une grande hypocrisie, qui finit par donner raison à celui qui est le plus prêt à assumer la rupture. L’émergence au grand jour de ces divisions aurait eu pour effet de monter que nous ne sommes plus dans une logique de blocs tout en permettant de poser ouvertement la question de la définition des intérêts de sécurité en Europe.

 

La responsabilité des autorités françaises dans le risque de voir l’engrenage des méfiances se mettre en place et conduire à une logique de guerre froide dont nul ne veut et qui n’est pas dans l’intérêt des pays européens qui en seraient les premières victimes, est donc lourde. La Présidence française a sacrifié la stratégie à la tactique, le long terme à la posture médiatique de court terme. Par cette erreur, la Présidence française, qu’elle le veuille ou non, aura accéléré la marginalisation tant politique que morale de l’Union Européenne au lieu de renforcer sa position et son autorité comme facteur d’organisation d’un monde multipolaire. Elle aura aussi contribué a affaiblir durablement le crédit de la France.

On ne peut pas ne pas être frappé par l’incohérence stratégique que révèle la posture d’un gouvernement qui prend le risque d’engendrer une logique de confrontation avec la Russie en se pliant à la règle Bruxelloise du plus petit dénominateur commun, alors même qu’il affiche une doctrine de sécurité en Asie Centrale qui implique une étroite collaboration avec la Russie. La Guerre d’Ossétie du Sud a correspondu avec le choc provoqué dans l’opinion française par l’annonce de la mort de 10 soldats en Afghanistan. À la fin du printemps 2008, la Président Sarkozy avait indiqué toute l’importance qu’il accordait à la stabilisation politique et militaire de l’Afghanistan, et pour cela avait d’ailleurs décidé de renforcer la taille du dispositif militaire français déployé localement. On ne conteste pas ici qu’une victoire des Talibans serait un événement grave qui, outre l’Afghanistan, déstabiliserait le Pakistan, puissance nucléaire. Mais, reconnaître que l’Afghanistan est un réel enjeu de sécurité pour la France et le continent européen ne signifie pas fermer les yeux sur le désastre induit par la stratégie américaine et la doctrine des forces de l’OTAN. Au moment même où l’opinion française apprenait la mort de dix de ses soldats, on annonçait que les bombardements de la « coalition » avaient provoqué la mort de 73 civils afghans, femmes et enfants.

Il n’est pas besoin de sortir de feu l’Ecole de Guerre ou de faire preuve d’une finesse stratégique éblouissante pour comprendre que la volonté de mener une guerre à distance, avec tous les dommages collatéraux que cela suppose, pousse des segments toujours plus importants de la société afghane à rejoindre les Talibans. La sécurisation de l’Afghanistan ne passe pas par l’envoi de forces supplémentaires, mais par un changement de stratégie qui implique l’entrée de nouveaux alliés, la Russie et la Chine. Pour ces deux pays, un Afghanistan talibanisé à nouveau et un Pakistan déstabilisé seraient de véritables cauchemars. La Russie dispose d’une expérience sur l’Afghanistan qu’il conviendrait de mettre à profit. Après tout, le gouvernement prosoviétique a survécu plus de 3 ans au départ des troupes soviétiques alors qu’on peut penser qu’en cas de retrait des forces de l’OTAN la survie de Hamid Karzaï se conterait en semaines. Chercher l’affrontement avec la Russie et la Chine, c’est s’interdire toute stratégie gagnante dans la stabilisation de l’Asie Centrale. La politique de la France devrait ici s’émanciper des conceptions concoctées à Washington pour chercher à établir un dialogue stratégique avec Moscou et Beijing. L’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) devrait devenir un partenaire privilégié pour toute politique cohérente de sécurité.

 

Le raisonnement peut d’ailleurs être étendu à une autre zone, les eaux au large de la Corne de l’Afrique, où la piraterie sévit à nouveau avec une virulence toute particulière. Les forces armées françaises ont réussi à deux reprises a régler des situations qui pouvaient prendre un tour tragique. Mais ce n’est pas faire injure au dévouement et aux compétences des hommes et des femmes qui participèrent à cette action que de dire que ces succès ne règlent rien.

Une sécurisation des voies maritimes est une opération qui nécessite des moyens importants. Au-delà, il faut s’attaquer aux racines du mal, c’est à dire permettre la renaissance étatique, économique et sociale de la Somalie, pour que les populations côtières aient une réelle alternative à la piraterie. Ce problème ne concerne pas seulement les pays occidentaux, mais aussi l’Inde et la Chine, qui sont tributaires des voies de communication navale passant au large de la Somalie, sans oublier la Russie, dont plusieurs navires ont été attaqués dans ces eaux. Ici encore l’OCS pourrait s’impliquer dans un projet global de sécurité, englobant à la fois une dimension navale et militaire et une dimension économique et sociale.

Que ce soit sur le dossier Afghan ou sur celui de la sécurité maritime, la logique voudrait que l’on noue de véritables partenariats avec les pays de l’OCS. La France serait normalement en bonne position pour ce faire, étant stratégiquement présente dans les zones concernées. Encore faudrait-il qu’elle retrouve sa liberté stratégique pour pouvoir jouer ce rôle d’intermédiaire, par exemple en demandant une place d’observateur à l’OCS, ce qui permettrait d’établir un line institutionnel entre cette organisation et l’OTAN. Une telle démarche, outre qu’elle permettrait de traiter de manière efficace deux dossiers de la plus grande importance, pourrait constituer un geste fort dans l’évolution des organisations régionales de sécurité vers des logiques de partenariat et non de confrontation. Mais on voit bien comment le choix fait par les autorités françaises de privilégier l’unanimité de façade dans le cadre de l’UE au détriment du contenu du discours et du message stratégique constitue aujourd’hui un handicap. Ce choix révèle le manque de cohérence entre l’analyse des défis stratégiques auxquels nous sommes confrontés et les politiques de court terme que l’on met en œuvre. Ceci s’appelle une crise.

 

L’une des ondes de choc du conflit aura donc été de révéler la régression et la crise de la pensée stratégique française par rapport à la crise de 2003 et de souligner le rôle pervers que peut jouer le mythe européen quand il conduit à privilégier les unités de façade au contenu des positions politiques. Il n’y a pas de bases à une position commune des 28 pays de l’UE. Les intérêts, mais aussi les représentations politiques sont beaucoup trop divergentes pour que des compromis fonctionnels puissent être trouvés. Mieux vaudrait en prendre acte et tenir, même à travers un nombre réduit de pays, un discours qui soit celui de la clarté politique et de la pertinence stratégique en matière de sécurité.

 

5. La faillite de la stratégie américaine aux marges de la Russie.

L’impact du conflit sur les rapports de force régionaux montre un net affaiblissement de la position américaine au profit de la Russie dans les pays de l’ex-URSS. L’onde de choc la plus évidente du conflit d’Ossétie du Sud pourrait être ainsi le démantèlement de ce que la diplomatie américaine avait patiemment tenté de construire depuis 1997.

La stratégie des Etats-Unis depuis le milieu des années 1990 a été tout d’abord se s’implanter dans le Caucase du Sud en utilisant la Turquie comme relais afin d’avoir une voie d’accès aux hydrocarbures de la mer Caspienne. Cette zone, qui connaît de riches développements en huile comme en gaz, n’était pour l’heure connectée qu’au réseau russe contrôlé par Gazprom pour le gaz et Transneft pour le pétrole. Des raisons politiques évidentes empêchaient les compagnies américaines de travailler avec l’Iran, qui techniquement offre pourtant une voie économique pour une sortie des hydrocarbures qui soit alternative aux réseaux russes.

La politique américaine au Caucase du Sud a été largement déterminée par le projet puis la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (le BTC) qui connecte l’Azerbaïdjan à la Turquie. Cet oléoduc à grand débit remplace l’ancien oléoduc datant de la période soviétique qui va de Bakou à Poti, sur la côte de la Géorgie, et qui sert encore aujourd’hui à alimenter une raffinerie appartenant au gouvernement de l’Azerbaïdjan et située à proximité du port géorgien. Le BTC a tout de suite suscité une montée des tensions dans la région[24]. Ainsi, le mouvement kurde PKK désigne cette infrastructure comme un objectif stratégique légitime de ses actions, afin de peser sur le gouvernement Turc. Le BTC a d’ailleurs été sérieusement endommagé le 5 août 2008 dans une action revendiquée par le PKK, qui a interrompu le transit de l’huile pendant 14 jours[25]. Cet événement, qui n’est pas directement connecté avec la crise de l’Ossétie du Sud, montre cependant que la stratégie américaine dans la région peut s’avérer d’une extrême fragilité. Dans le domaine gazier, le BTC a pour équivalent le NABUCCO qui lui aussi doit transiter par la Turquie. Il s’agit ici de pouvoir sortir le gaz du Turkmenistan sans utiliser les gazoducs existant actuellement qui, après connexion avec ceux d’Ouzbekistan, vont se connecter via le Kazakhstan au réseau russe géré par Gazprom.

 

Si le BTC est en lui-même un objectif stratégique en cela qu’il offre aux compagnies américaines un accès à une zone riche en hydrocarbures sans avoir à passer par la Russie, il a un autre intérêt. La politique américaine a présenté le BTC comme un moyen pour les pays est-européens de s’affranchir d’une dépendance vis-à-vis de la Russie dans le domaine des hydrocarbures. Ainsi, dans le même temps que la diplomatie américaine était active au Caucase du Sud, elle soutenait la constitution du groupe GUAM (Géorgie-Ukraine-Azerbaïdjan-Moldavie), censé réunir les pays ex-soviétiques les plus sensibles aux thèses américaines. Le GUAM, qui initialement s’appelait d’ailleurs GUUAM avec la participation de l’Ouzbekistan, ne peut cependant fonctionner que si l’Ukraine et la Moldavie trouvent un accès aux hydrocarbures de l’Azerbaïdjan, et si la Géorgie, ruinée par la guerre civile de 1992-93 et l’impéritie de ses gouvernements (conseillés par des experts américains) peut bénéficier des royalties du transit du pétrole.

Le GUAM, qui se concrétise en 2002 avec la signature de la Charte de Yalta, est devenu à partir de 2005 un regroupement de pays affichant une orientation pro-américaine au sein des pays de l’ex-Union soviétique. Cette évolution, symbolisée par le sommet de Kiev de mai 2006, s’est accélérée avec la nomination d’un diplomate géorgien, V. Chechelachvili comme secrétaire de cette organisation internationale en juillet 2007. Ceci n’a pas manqué de soulever des réserves de l’Azerbaïdjan, pays qui affiche une volonté d’équilibre entre la Russie et les Etats-Unis plus marquée de celles des autres participants. En dépit de ces réserves, le GUAM pouvait apparaître à la veille du conflit comme la contrepartie institutionnelle de la politique américaine en matière de transport d’hydrocarbures au Caucase. Il faut signaler que si le GUAM n’a officiellement aucune compétence en matière militaire ou de sécurité, les exercices militaires de la série Immediate Response en 2006, 2007 et 2008 ont impliqué aux côtés des troupes américaines les forces armées des membres du GUAM.

 

La Caucase du Sud était donc clairement une zone de compétition et de confrontation entre la Russie et les Etats-Unis. Ces derniers avaient réussi, de 2002 à 2007 à mettre en place une stratégie relativement cohérente permettant de lier une dimension caucasienne à une tentative de présence en Ukraine. En quelques jours, le conflit va faire éclater de manière spectaculaire cette stratégie à ses deux extrémités.

 

Tableau 1

Comparaison des indicateurs économiques pour la Russie et les pays du GUAM

  Russie Georgie Ukraine Azerbaïdjan Moldavie
PIB (1990 = 100)
1997 61 % 35 % 42 % 46 % 38 %
2007 105 % 65 % 72 % 163 % 54 %
Population, millions
1990 148.6 5.5 51.5 7.2 4.4
2007 142.2* 4.4 46.1 8.6 3.8
En % de 1990 . -4% -20% -10% 19% -14%
Commerce extérieur en milliards de Dollars US (2007)
Export 355.2 1.2 13 6.1 1.3
Import 223.1 5.2 17 5.7 3.7
Solde commercial 132,1 -4,0 -4,0 0,4 -2,4
Balance des paiements courants en % du PIB (pour 2007) 6 % -20 % -4 % 29 % -10 %

*Ce chiffre n’inclut pas les immigrés non déclarés sur le territoire de la Fédération de Russie, et dont le nombre pourrait être compris entre 6 et 10 millions.

Source : Comptes nationaux des pays considérés.

Le premier craquement, largement passé inaperçu en France, se déroula en Azerbaïdjan. Le vice-Président américain, M. Cheney y effectua une visite officielle le 3 septembre, à la suite de son voyage en Géorgie. Il était d’ailleurs significatif que Bakou et non Tbilissi ait été le point principal du voyage, montrant quel en était l’enjeu. Or, le vice-Président américain fut à l’évidence très mal reçu par les dirigeants de l’Azerbaïdjan, qui n’envoyèrent qu’un vice-Premier ministre pour l’accueillir[26]. Le fait est d’autant plus significatif que Dick Cheney, dans sa précédente incarnation de responsable de groupes pétroliers américains, avait établi d’excellentes relations avec l’actuel Président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev. La presse Azérie a d’ailleurs été plus que critique vis-à-vis de la politique américaine durant ce séjour[27]. L’échec de la visite de Dick Cheney à Bakou a eu d’immédiates répercussions. Le lendemain le vice-Ministre des Affaires Étrangères iranien, Mehti Safar déclarait l’opposition officielle de son gouvernement à tout projet de gazoduc sous la mer Caspienne « pour des raisons écologiques ». Le responsable iranien indiquait la préférence de son gouvernement pour l’utilisation du réseau russe de gazoducs[28]. Cette prise de position rend désormais extrêmement difficile le projet NABUCCO qui supposait que du gaz extrait dans la partie de la Caspienne bordant le Turkménistan puisse être transporté en Azerbaïdjan par un gazoduc sous-marin. L’Iran, en tant que pays riverain de la Caspienne peut bloquer la délimitation des zones nationales de la Caspienne en raison de son statut de « mer fermée ». Sans cette délimitation, il ne peut être accompli de travaux mettant en cause cette mer, comme un gazoduc sous-marin.

Téhéran n’avait pas pris une telle décision jusque-là, en dépit de son conflit avec les Etats-Unis, en raison de l’importance que NABUCCO pouvait représenter pour l’Azerbaïdjan et le Turkmenistan, deux de ses voisins avec lesquels elle cherche à entretenir de bonnes relations. L’évolution de la position de Bakou, signifiée le 3 septembre au vice-Président américain a permis à Téhéran de prendre une position plus nette le 4, renvoyant dans les limbes désormais NABUCCO. La décision iranienne vient par ailleurs conforter une décision Turkmène antérieure de privilégier le réseau des gazoducs. La partie caucasienne de la politique energético-diplomatique des Etats-Unis a donc été sérieusement mise à mal à la suite du conflit en Ossétie du Sud.

Les conséquences les plus évidentes du conflit dans les évolutions politiques au sein des pays de l’ex-URSS sont donc largement favorables à la Russie. Cette dernière n’a certes pas obtenu des pays de la CEI qu’ils l’imitent dans la reconnaissance de l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, du moins pour l’immédiat. Néanmoins l’essentiel de la stratégie américaine dans la région a volé en éclats. Si les Etats-Unis pensaient pouvoir capitaliser sur les effets de ce conflit pour accroître leur influence locale et constituer un nouveau « cordon sanitaire » autour de la Russie, ils ont à l’évidence manqué de clairvoyance. Outre la mise en sommeil du BTC et de NABUCCO, deux projets essentiels de la diplomatie américaine au Caucase depuis près de quinze ans, le résultat le plus évident de cette crise et de la tentative de Washington de mobiliser ses alliés pour soutenir la Géorgie a été de remettre la Russie en selle en Ukraine. Ce sont donc tous les gains politiques et stratégiques empochés par Washington à travers les « révolutions colorées » de 2004 et 2005 qui ont été annulés.

 

La faillite de la stratégie américaine va cependant au-delà de l’effondrement de l’axe que le GUAM constituait. Comme le fait remarquer un des commentateurs du Herald Tribune, William Pfaff, la politique américaine aboutit à l’autodestruction de l’OTAN[29]. Le raisonnement de Pfaff n’est pas très différent de celui de l’analyste de Chatham House, James Nixey, que l’on a déjà présenté[30]. Lors du Sommet de Bucarest en Avril 2008, en poussant les autres membres de l’OTAN à un compromis hypocrite face à la demande de l’Ukraine et de la Géorgie d’être admis dans le MAP, comme dernière étape avant l’adhésion à l’OTAN, le gouvernement américain a envoyé un message d’irresponsabilité aux dirigeants de ces deux pays.

Nous sommes typiquement dans une situation que les économistes appellent l’alea moral (moral hazard). La position américaine laissait entendre aux géorgiens et aux ukrainiens que leur entrée dans l’OTAN n’était qu’une question de temps. Ceci revenait à dire que la garantie militaire de l’alliance s’étendait déjà sur ces pays. Mais l’OTAN n’a jamais été une garantie donnée à des irresponsables. Elle est au départ une alliance défensive dans un contexte géostratégique bien défini qui a cessé d’exister après 1989. Le fait que l’OTAN ait survécu à la « Guerre Froide » a entraîné un changement de sa nature. Dans ces conditions, elle ne peut plus être invoquée comme une garantie militaire dans les mêmes conditions qu’en 1949.

Ne pas l’avoir explicitement dit, ne pas avoir rappelé publiquement ce fait à la Géorgie et à l’Ukraine n’a pas seulement poussé les dirigeants locaux à des actions irresponsables, mais a aussi permis à la Russie de faire la démonstration que l’extension de la garantie OTAN était un bluff.

Le raisonnement de Pfaff est ici d’une logique impeccable. La garantie de sécurité que l’OTAN est censée représenter n’a de sens que si le bluff n’est pas éventé. Fors une attaque massive et délibérée des forces russes vers l’Europe occidentale, aucun des grands pays de l’OTAN n’engagera ses forces armées. L’extension territoriale de la garantie de l’OTAN, à un moment où l’appareil militaire américain était de plus en plus empêtré dans ses aventures en Irak et en Afghanistan et ou les autres pays fondateurs de l’Alliance réduisait la taille de leurs forces armées, n’avait de sens que si la garantie n’avait pas vocation à être testée. Ceci impliquait un comportement particulièrement responsable des nouveaux impétrants. À ne pas l’avoir rappelé avec force, les Etats-Unis ont enclenché à Bucarest un processus de doute radical sur le sens de cette garantie. Le doute ne touchera pas les pays fondateurs, qui sont désormais loin de la Russie et qui disposent, pour la France et la Grande-Bretagne, de leur propre dissuasion nucléaire. Mais il va peser lourdement sur les « nouveaux entrants », les anciens Pays de l’Est. Le processus d’extension de l’OTAN vient d’entrer dans une phase d’autodestruction.

Ce résultat est exactement le contraire de tout ce que la diplomatie américaine a tenté de construire depuis le milieu des années 1990.

 

L’onde de choc de la guerre d’Ossétie du Sud s’est ainsi propagée en cercles concentriques depuis la région immédiatement au contact du conflit vers des régions de plus en plus éloignées. Les effets de cette onde de choc, venant s’ajouter aux crises antérieures des derniers mois – de la reconnaissance par certains pays occidentaux de l’indépendance du Kosovo jusqu’à la crise financière américaine – ont accéléré l’évolution des rapports de force mais aussi celle des représentations des acteurs. La guerre d’Ossétie du Sud apparaît ainsi comme exemplaire, par ses causes, son déroulement et ses effets, de la situation que l’on a appelée ailleurs le « Nouveau XXIe siècle ».

 

Notes

[1] Sapir J., Le Nouveau XXIè Siècle, le Seuil, Paris, 2008.

[2] Comme le souligne Matthieu Slama dans « Vladimir Poutine contre l’universalisme occidental » in Marianne, 8 août 2015, http://www.marianne.net/agora-vladimir-poutine-contre-universalisme-occidental-100235985.html

[3] On trouvera une traduction complète et fidèle de ce discours dans la revue La lettre Sentinel, n° 43-44, Janvier-Février 2007, pp. 24-29

[4] Voir la revue La lettre Sentinel, n° 43-44, Janvier-Février 2007, pp. 25.

[5] E. Primakov, Mir posle 11 Sentjabrja, Moscou, 2002, traduit en français E. Primakov, Le monde après le 11 septembre et la guerre en Irak, Presses de la renaissance, Paris, 2003. Le passage auquel il est fait référence se trouve pp. 138-151 de l’édition russe.

[6] C. Schmitt, Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932

[7] Voir : Statement by President of Russia Dmitry Medvedev

http://www.kremlin.ru/eng/text/speeches/2008/08/26/1543_type82912_205752.shtml

[8] J. Nixey, « Intellectual dishonesty and the culpability of all », http://en.rian.ru/analysis/20080814/116042001/html

[9] P. Dutkiewicz, « How Russia Clobbered Georgia and Lost the War », http://en.rian.ru/analysis/20080827/116321765.html

[10] F. Lukianov, « Igra c Predl’noj stavkoj » in Gazeta.ru, 28 août 2008, http://www.gazeta.ru/column/lukyanov/2823584.shtml

[11] Il s’agit de l’Arménie, du Belarus, du Kazakhstan, du Kyrgyzistan, du Tadjikistan et de l’Ouzbekistan.

[12] Press Conference following the Collective Security Treaty Organisation Summit

http://www.kremlin.ru/eng/text/speeches/2008/09/05/2125_type82912type82914type82915_206180.shtml

[13] Voir L. Vinatier, « La Russie, une puissance post-impériale : le conflit géorgien vu de Moscou », Institut Thomas More, Tribune n°20, septembre 2008, Bruxelles. Téléchargeable sur http://www.institut-thomas-more.org

[14] J. Sapir, Le Nouveau XXIe Siècle, Le Seuil, Paris, 2008.

[15] J’appelle « morale instrumentalisée » tout discours qui prétend remplacer les catégories politiques par des catégories morales tout en n’appliquant le principe de l’indignation morale que de manière sélective et instrumentale et en se refusant de se reconnaître pour ce qu’il est : un discours politique de combat.

[16] On rappellera ici les affirmations américaines devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies sur la détention par le régime de Saddam Hussein d’armes de destruction massive qui ont été démenties par le responsable même de la mission d’inspection, Scott Ritter, S. Ritter et W. R. Pitt, Guerre à l’Irak. Ce que l’équipe Bush ne dit pas, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003, la manipulation de la psychose de l’Anthrax à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ou encore la déformation de certains faits dans le cas du Kosovo. Pour ce qui concerne la « Psychose de l’Anthrax », le suicide début 2008 d’un chercheur américain de Fort Myers a confirmé la thèse reconnue rapidement que les souches venaient bien d’un laboratoire militaire américain. Voir « FBI and CIA suspect domestic extremists », Washington Post, 21 octobre 2001 et Anthrax in America – A Chronology and Analysis of the Fall 2001 Attacks, Washington, D.C., Center for Counterproliferation Research, DoD et National Defence University, novembre 2002. Pour une analyse de tous ces points, J. Sapir, Le Nouveau XXIe Siècle, op.cit, chap. 4.

[17] Brisset J-V, « Si les rebelles étaient à l’origine du crash du MH17, les USA l’auraient fait savoir », 8 août 2015, http://www.iris-france.org/62058-si-les-rebelles-etaient-a-lorigine-du-crash-du-mh17-les-usa-lauraient-fait-savoir/

[18] , J. Sapir, Le Nouveau XXIe Siècle, op.cit., chapitre 6.

[19] Voir la traduction en français de ce discours se trouve dans la revue La Lettre Sentinel, n° 43-44, janvier-février 2007.

[20] E. Primakov, Mir posle 11 Sentjabrja, op.cit.

[21] Déclaration reprise dans Associated Press, « President Putin on Kosovo », 22 février 2008.

[22] Voir, Discours de François Fillon à l’université d’été PPE-DE – Fiuggi – Jeudi 18 septembre 2008 présenté sur le site du premier ministre à :

http://www.premier-ministre.gouv.fr/acteurs/interventions_premier_ministre_9/discours_498/discours_francois_fillon_universite_61089.html

[23] Pourtant reconnue même par Mme Condoleezza Rice, Secretary Rice Addresses U.S.-Russia Relations At The German Marshall Fund , http://www.state.gov/secretary/rm/2008/09/109954.htm

[24] G. Luft « Baku-Tbilisi-Ceyhan pipeline : not yet finished and already threatened » in Energy Security, 4 novembre 2004.

[25] N. Ali Ozcab et S. Kardas, « Energy Security and the PKK Threat to the Baku-Tbilisi-Ceyhan Pipeline » in Jamestown Foundation Terrorism Monitor, vol. VI, n°18, 22 septembre 2008.

[26] Ceci est même admis par le bulletin de la Jamestown Foundation, une institution qui promeut de manière très active la politique américaine dans la zone de l’ex-URSS. Voir « Vice-President Cheney’s visit to Baku raises speculations » in Jamestown Foundation – Eurasia Daily Monitor, volume 5, Issue 17, 9 septembre 2008.

[27] Voir le compte-rendu dans le quotidien Kommersant’ 4 septembre 2008. Un article plus complet se trouve à http://kommersant.ru/doc.aspx?DocsID=1020720

[28] Voir http://www.oilru.com/news/81667/

[29] W. Pfaff, « Nato self-destruction », 9 septembre 2008, téléchargeable sur : http://www.williampfaff.com

[30] J. Nixey, « Intellectual dishonesty and the culpability of all », op.cit..

 

SOURCE  http://russeurope.hypotheses.org/date/2015/08


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