NB : j’arrête tout de suite ici ceux qui seraient tentés de disqualifier le billet de Pepe Escobar au prétexte qu’il a été initialement publié par Russia Today. On s’en fout ! Un, Russia Today vaut autant que Reuters et l’AFP ; deux, ce n’est pas la source qui importe, mais la qualité ou non de l’analyse. Le billet de Pepe Escobar a d’ailleurs été repris sur le site américain Zero Hedge. Ses conclusions rejoignent et complètent celles, implacables, d’un autre article incontournable publié par la très honorable London Review of Book, où Seymour Hersh, prix Pulitzer, collaborateur du New Yorker et du New York Times, déballe tout ce qu’il sait sur les manipulations militaires américaines en Syrie.


Dans son ouvrage essentiel, La Chute de Rome et la fin de la civilisation, Bryan Ward-Perkins écrit : « Avant la chute, les Romains étaient persuadés tout comme nous aujourd’hui que leur empire vivrait à jamais… Ils avaient tort et nous serions bien avisés de ne pas céder à une telle autosuffisance un tel abus de confiance. »

L’Empire du Chaos, aujourd’hui, ne pêche pas seulement par autosuffisance, mais par arrogance… et par trouille. Depuis le début de la Guerre froide, la question cruciale est de savoir qui contrôlera les grands réseaux commerciaux de l’Eurasie — le « cœur du monde », comme l’appelle Sir Halford John Mackinder (1861-1947), père de la géopolitique.

Nous pourrions dire que pour l’Empire du Chaos, la partie commença par le coup d’État fomenté en Iran par la CIA en 1953, quand les États-Unis se retrouvèrent face à cette fameuse Eurasie sillonnée depuis des siècles par la Route de la Soie, dont ils ambitionnaient de s’emparer.

Six décennies seulement plus tard, il est clair que la Route de la Soie ne sera pas américaine au 21ème siècle, mais bel et bien, comme par le passé, chinoise. La poussée de Pékin pour ce qu’on appelle « Une ceinture, une route » s’insère dans le conflit du 21ème siècle entre l’empire en déclin et l’intégration de l’Eurasie. En toile de fond, la question de l’expansion pérenne de l’OTAN et l’obsession de l’empire à créer une zone de guerre sur la mer de Chine du Sud.

Comme les partenaires stratégiques de l’axe Pékin-Moscou l’analysent, les élites oligarchiques qui dirigent réellement l’Empire du Chaos sont obsédées par l’idée d’encercler l’Eurasie — tant elles pressentent qu’elles ont toutes les chances de se retrouver exclues d’un processus d’intégration basé sur les affaires, le commerce et les liens de communication modernes.

Pékin et Moscou identifient clairement provocation après provocation, couplée avec une diabolisation incessante. Mais ils n’entendent pas se laisser piéger, et jouent tous les deux une partie à long terme.

Le président russe Vladimir Poutine insiste diplomatiquement pour qualifier les pays occidentaux de « partenaires ». Mais il sait, tout comme ses alliés chinois savent, qu’ils ne sont pas réellement des « partenaires ». En tout cas pas depuis les soixante dix-huit jours de bombardement de Belgrade par l’OTAN en 1999. Pas après le bombardement délibéré de l’ambassade chinoise. Pas après l’expansionnisme non-stop de l’OTAN. Pas après la réédition du coup d’État du Kosovo menée en toute illégalité à Kiev. Pas après le torpillage des prix du pétrole par les copains petro-dollar du Golfe. Pas après les attaques de Wall Street contre le rouble. Pas après les sanctions américaines et européennes. Pas après les agressions, toujours par Wall Street, contre les actions des épargnants chinois. Pas après les incessantes rodomontades US en mer de Chine méridionale. Pas après l’affaire du Su-24 russe abattu par les Turcs.

Tout ne tient qu’à un fil

Un rapide flash-back sur l’affaire du Su-24 abattu éclairera notre lanterne. Obama rencontre Poutine. Immédiatement après, Poutine rencontre Khamenei. Le sultan Erdogan s’alarme : une solide alliance Russie-Iran est annoncée par Téhéran. Le lendemain, l’avion Su-24 est abattu.

Le président français Hollande rencontre Obama. Puis dans la foulée rencontre Poutine. Erdogan pense trouver le parfait prétexte pour obliger l’OTAN à déclencher une guerre, en vertu de l’article 5 de la charte de l’alliance. Ce n’est pas par accident que l’Ukraine fut le premier pays à approuver — à la hâte — le tir fatal contre le Su-24. Seulement voilà, l’OTAN recula. Un brin épouvanté, l’empire n’était pas près pour une guerre nucléaire.

Du moins pas encore. Napoléon savait parfaitement que le cours de l’histoire tient à un fil ténu. Tant que la Guerre froide reste ce qu’elle est, et elle le restera, le fil reste prudemment à distance d’une guerre nucléaire.

Quoiqu’il arrive dans le soi-disant processus de paix syrienne, la guerre par procuration entre Washington et Moscou se poursuivra. Les arrogants think-tanks américains  ne sont pas fichus de voir les choses autrement.

Pour les néocons exceptionnalistes américains, tout comme pour les néocons néolibéraux, la seule fin supportable du jeu est une partition de la Syrie. Erdogan absorberait le nord. Israël absorberait le plateau du Golan riche en pétrole. Et le régime des Saoud absorberait le désert oriental.

La Russie pulvérise littéralement tous ces beaux projets qui, après la partition, feraient la part belle à Ankara et à Riyad — sans compter un “leader de derrière les fagots” ménagé par Washington pour ouvrir une autoroute djihadiste tout au nord dans le Caucase, en Asie centrale et au Xinjiang (ils sont déjà au moins trois cents Ouïghours à lutter pour l’EI/Daech). Quand tout  a échoué, rien de tel qu’une autoroute djihadiste plongée comme un poignard dans le corps de l’intégration de l’Eurasie.

Sur le front chinois, quelle que soient ses provocations “créatives”, l’Empire du Chaos peut tenter ce qu’il veut, il ne parviendra pas à entraver les objectifs de Pékin en mer de Chine du Sud — ce vaste bassin bourré de pétrole inexploré, riche de gaz et autoroute navale de premier ordre pour la Chine. Pékin projette sans coup férir de devenir en 2020 une redoutable haiyang qiangguo (puissance navale).

Washington pourrait fournir 250 millions de dollars en “aide” militaire au Vietnam, aux Philippines, à l’Indonésie et à la Malaisie pour les deux prochaines années, que ça ne servirait à rien, quelles que soient les idées impériales “créatives” mises en oeuvre, comme par exemple les DF-21D, ces missiles balistiques “tueurs” avec une portée de 2500 km, capables de transporter une ogive nucléaire.

Sur le front économique, Washington-Pékin restera le premier territoire de guerre par procuration. Washington pousse au TPP (Accord de partenariat transatlantique) — une manière pour l’OTAN de chercher à tirer profit du pivotement des affaires vers l’Asie. La tâche reste encore considérable, sachant que les douze pays déjà concernés doivent ratifier un tel accord, à commencer par les États-Unis eux-mêmes, avec un Congrès extrêmement hostile.

Pour l’Asie du Sud, par exemple, les chiffres sont éloquents. L’année dernière, la Chine a été le premier partenaire de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), à hauteur de 367 milliards de dollars. Et cela croîtra de façon exponentielle avec le système « Une ceinture, une route » qui va absorbera 200 milliards de dollars en investissements chinois jusqu’en 2018.

Au cœur des ténèbres… revisité !

Les perspectives pour l’Europe sont rien moins que sombres. Le chercheur franco-iranien Farhad Khosrokhavar a été l’un des rares à identifier le nœud du problème. Une armée de réserve djihadiste à travers l’Europe continuera à se nourrir de bataillons de jeunes exclus dans les quartiers pauvres des villes intérieures. Rien n’indique que les néocons néolibéraux de l’UE seront en mesure de mettre en pratique des politiques socio-économiques suffisamment saines, avec de nouvelles formes de socialisation, pour sortir des ghettos ces masses aliénées.

Le seul échappatoire de ces dernières reste le virus du jihadisme salafiste, vendu par des profiteurs rusés et experts en marketing comme un symbole de résistance, la seule contre-idéologie actuellement disponible sur le marché. Khosrokhavar la définit comme la nouvelle “oumma” (communauté islamique) — « une communauté effervescente qui n’a jamais existé historiquement », mais qui invite désormais ouvertement chaque jeune Européen affligé d’un problème d’identité, musulman ou non, à la rejoindre.

En parallèle, dans la droite ligne des quinze années de guerre ininterrompue menée par les néo-conservateurs contre les États indépendants du Moyen-Orient, le Pentagone mettra le turbo pour étendre sans limites ses bases déjà existantes — de Djibouti dans la corne de l’Afrique à Erbil dans le Kurdistan irakien, comme autant de “plaques tournantes”.

De l’Afrique subsaharienne à l’Asie du Sud-Ouest, attendez-vous à un boom de “plaques tournantes”, toutes prêtes à accueillir avec ferveur nos Forces spéciales ; l’opération a été décrite par le chef du Pentagone, “l’empereur des pleurnichards” Ash Carter,  comme « essentielle » : 

« Parce que nous ne pouvons pas prédire l’avenir, ces plaques tournantes régionales — de Moron en Espagne à Jalalabad en Afghanistan - fourniront la présence nécessaire pour faire face à une série de crises, terroristes ou autres. Elles faciliteront une réaction unilatérale aux crises, des opérations de contre-terrorisme, ou des frappes sur des cibles de haute valeur. »

Tout est là : une action unilatérale des néocons exceptionnalistes contre toute personne qui oserait défier les diktats de l’Empire.

De l’Ukraine à la Syrie, et partout dans la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord), la guerre par procuration entre Washington et Moscou, avec des enjeux de plus en plus élevés, ne baissera pas d’intensité. Le désespoir impérial devant l’irréversible ascension chinoise ne s’atténuera pas non plus. Comme le Nouveau Grand Jeu prend de la vitesse, et que la Russie équipe les puissances eurasiennes, Iran, Chine et Inde, avec des systèmes de défense antimissile au-delà de tout ce que l’Occident possède, il faudra se faire à la nouvelle normalité : une Guerre froide 2.0 entre Washington et Pékin-Moscou.

Je vous laisse avec cette citation de Joseph Conrad, tirée de son ouvrage Au cœur des ténèbres :

« Les mensonges portent en eux la souillure de la mort, un arrière-goût de mortalité… Arracher le trésor des entrailles de la terre, tel était leur désir, sans autre ambition morale que celle de cambrioleurs fracturant un coffre-fort… Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et nous ne pouvions pas nous rappeler parce que nous voyagions dans la nuit des temps anciens, ces temps qui ont disparu, laissant à peine un signe — et aucun souvenir… »

 

 

=> Sources : Russia Today et Zero Hedge

SOURCE  :  http://yetiblog.org/index.php?post/1555