Hillary Clinton et Bernie Sanders se sont affrontés pendant deux heures, hier soir à Miami et face aux caméras de CNN, pour leur dernier face-à-face avant une série de primaires virtuellement décisives. Apparemment sereine, forte d’une avance de 224 délégués et une réserve de 461 « super délégués », l’ancienne Secrétaire d’Etat ne s’attendait visiblement pas à la tournure du débat. C’est un feu quasi-continu et nourri qui s’est déchaîné face à elle, non seulement de la part du sénateur du Vermont mais également, détail important, des trois journalistes hispaniques conduisant les débats. A l’applaudimètre, il ne fait aucun doute que Sanders a fait forte impression, vingt-quatre heures après avoir remporté le Michigan, faisant taire les observateurs, nombreux, qui annonçaient un possible « clap de fin » pour le candidat socialiste.
Les "super-délégués" en question
L’enjeu était important. Dans cinq jours, la Floride, l’Illinois, le Missouri, la Caroline du Nord et l’Ohio donneront leur verdict, avec au total 792 délégués en jeux. Si l’élan confirmé de Sanders prend encore de l’ampleur à l’occasion de cette journée cruciale, Clinton se trouvera confronté à une difficulté majeure : plus le nombre de délégués acquis à la cause de Sanders augmente, plus les « super délégués » déjà positionnés en faveur de Clinton se retrouvent sous pression, et plus il devient improbable que celle-ci ne fassent appel à leurs votes lors de la convention nationale démocrate. Le parti ne prendrait pas le risque dévastateur d’opposer aux électeurs un effet d’appareil : ce serait faire le lit pour le candidat nominé par le parti républicain.
Le facteur d'éligibilité
Deux impressions dominent aujourd’hui après le débat Clinton-Sanders. Tout d’abord, Hillary Clinton ne peut plus avancer son facteur d’ «éligibilité » comme elle l’a fait depuis le début de sa campagne. Les victoires répétées de Sanders lui ont pleinement conféré sa crédibilité à briguer la nomination du parti démocrate et l’élection présidentielle, et les sondages le donnent vainqueur face à Donald Trump, en novembre. Ensuite, Clinton a fait le plein auprès des électeurs Afro-Américains, et elle se dirige désormais vers des terres où cet appui massif – au-delà des 80 pour cent – n’aura plus d’effet notable, à l’exception, peut-être, de Chicago, où la « machine » Obama est installée.
Photo: Michael Fleshman
"Deporter in Chief"
Mais surtout, Clinton commence à enregistrer les répercussions de sa volte-face de la mi-février, lorsqu’elle a décidé de réorienter sa campagne pour se revendiquer avec insistance de l’héritage Obama, prête à offrir à l’Amérique un « troisième mandat » du président sortant. Elle n’a pas évalué que cette Amérique n’en veut pas. C’était particulièrement apparent hier soir, à travers les questions des journalistes et celles des spectateurs présent au collège de Miami-Dade. Très mal à l’aise lorsqu’on lui a demandé si elle poursuivrait dans la lignée du président qui a expulsé le plus grand nombre d’immigrants illégaux dans l’Histoire des Etats-Unis – 2,5 millions, avec les fameuses brigades « I.C.E » dont la brutalité est sans égale - , Clinton a finalement du se démarquer d’Obama. Un non-sens total au regard de sa nouvelle orientation. Prise à partie sur la question du sort des enfants expulsés ou placés en centre de rétention dans des conditions de non-droit, elle est restée muette, balbutiant des éléments de réponses désarticulés.
L'impatience des Latinos
La communauté latino américaine a de quoi manifester, et elle le fait, doute et acrimonie à l’encontre de Clinton-Obama. Toutes les promesses d’Obama sont restées dans les limbes et quand bien même une explication se trouverait dans l’opposition républicaine à ses projets de révision législative, rien n’explique la férocité de son gouvernement à l’encontre des immigrants. Il faut rappeler qu’aux Etats-Unis, conduire une voiture sans permis ou fumer un joint peut être immédiatement classifié, pour un immigrant illégal, comme un crime de première catégorie, et conduit à son expulsion, même s’il n’a par ailleurs aucun casier judiciaire et même si sa femme et ses enfants restent sur le territoire. A cela, Clinton n’oppose de réponse que la poursuite du processus engagé par Obama, ce qui ne peut engendrer aucun espoir raisonnable de la part d’une communauté particulièrement marquée par cette politique d’immigration. En effet, le « chemin vers la citoyenneté » proposé par Clinton, et calqué sur celui d’Obama, se traduit, dans la réalité, en de nombreuses années de procédure pour des personnes qui sont souvent nées sur le territoire américain, ont atteint l’âge adulte, sont allées à l’école ou sont entrées à l’université ou dans la vie active, et vivent au jour le jour avec des droits minimaux et la possibilité d’être arrêtés de jour comme de nuit pour être expulsées sans espoir de retour avant très longtemps.
Sanders oppose à cette législation une contre-mesure consistant à lever cette menace de manière permanente, avant de s’engager dans le parcours législatif nécessaire pour résoudre une question majeure. Il a indiqué qu’aucun immigrant illégal qui n’a pas de casier judiciaire ne sera menacé d’expulsion et que les enfants resteront dans le pays où ils sont nés.
Clinton, la malhonnête
Mais le pire moment, pour Clinton, a été celui où les journalistes de CNN ont rappelé que tous sondages confondus, elle ne dépasse pas les 37 pour cent d’opinion favorable lorsque l’on demande aux Américains si elle est « honnête ». Si elle a du répondre à cette question depuis des années, Clinton a eu cette réponse qui a visiblement consterné beaucoup d’observateurs et que l’on commente aujourd’hui dans les médias : « Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je ne suis pas une politicienne. » Ce qui, pour une femme engagée en politique depuis 1974, n’a pas manqué de provoquer l’étonnement. Bernie Sanders, qui ne l’a pas lâchée d’une seconde, s’est alors livré à un réquisitoire puissant. La candidate a bien tenté de rappeler, de conserve avec les journalistes, qu’il est lui-même en politique depuis 1980, mais la réponse de Sanders s’est alors concentrée sur le thème « politicien et honnêteté » : le sénateur a rappelé, dans un tonnerre d’applaudissement, que lui n’a jamais bénéficié de l’argent de Wall-Street et des super-Pacs, ne touche aucune aide de l’industrie pharmaceutique ou pétrolière, et que sa campagne n’est rendue possible que par l’apport des petits donateurs.
Photo: Gage Skidmore
L'appareil politique contre le peuple
Hillary Clinton est désormais entrée dans une zone dangereuse. Chaque victoire de Sanders amplifie le mouvement en sa faveur. Son honnêteté et sa probité sont continuellement mises en cause : elle dispose d’un trésor de campagne supérieur à un milliard de dollars, refuse de divulguer le contenu des discours qu’elle a donné pour les comptes de banques comme Goldman-Sachs, payés quelques 225 000 dollars, botte en touche sur la question de Benghazi et nie être sous le coup d’une possible inculpation dans le dossiers des emails classifiés, alors même que la procédure est en cours. A ce stade, Sanders offre une résistance sur laquelle peut auraient parié il y a quelques mois. Surtout, il est le seul élément moteur du parti démocrate pour le moment : alors que le vote des électeurs de Clinton est un vote fondé sur les images de Bill Clinton et de Barack Obama, celui des électeurs de Sanders est neuf. Il provient de tous ceux pour lesquels l’idée d’imposer la taxe dite « Tobin » pour financer son programme fait sens, dans un pays où l’inquiétude ne cesse de grandir devant des inégalités inimaginables. Une licence à l’Université peut coûter à un étudiant jusqu’à 300 000 dollars, et les prêts accordés ont des taux d’intérêts allant de 6 à 14 pour cent. Le maximum que l’on peut toucher aux Etats-Unis, à la retraite, et ce quel que soit le nombre d’années que l’on a travaillé et quel que soit les salaires que l’on a perçus, est de 2600 dollars. Souscrire à l’Obamacare coûte entre 250 et 700 dollars par mois, avec une couverture minimale qui n’est utile, en réalité, que dans les cas des maladies les plus graves, et ne pas souscrire à cette assurance obligatoire est sanctionné par une amende dont le montant ne cesse d’augmenter. Le financement de cette assurance n’a été provisionné que jusqu’en 2017. Parallèlement, le prix des médicaments flambe, les primes d’assurances santé des autres catégories de travailleurs explosent (jusqu’à 700 pour cent d’augmentation) du fait des compagnies d’assurance voulant contrebalancer le coût de l’assurance obligatoire. On ne garde un travail aux Etats-Unis, en moyenne, que 4 ,7 ans (derniers chiffres du ministère du Travail), et le maximum que l’on peut obtenir du chômage est de 416 dollars par semaine durant 26 semaines. Il en coûte désormais 2500 dollars par mois pour vivre dans un studio à Manhattan et 3500 dollars à San Francisco. La liste est encore longue.
De quoi alimenter les arguments des candidats « antisystème » que les électeurs imposent actuellement aux appareils de parti , ce à quoi les candidats traditionnels répondent soit par un discours de « continuité », avec Clinton, soit par un déluge d’insultes et de coup bas, avec Cruz et Rubio. Ils n’ont visiblement pas compris ce qui se joue en ce moment à travers les Etats-Unis : à force de ne pas entendre ces électeurs d’un nouveau genre, les partis s’exposent à des lendemains très cruels.
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