Patrick Buisson: "je lui dois d'avoir été élu "( Sarkozy)
Patrick Buisson : le stratège de l'ombre
Il est à la fois souverainiste et libéral, catho tradi et anticonformiste. Il a dirigé «Minute» et «Valeurs actuelles» puis aidé Sarkozy à siphonner les voix de Le Pen et de Villiers. Enquête sur l'homme qui n'a ni fonction officielle ni bureau à l'Elysée. Et n'en est pas moins le plus écouté des conseillers du président.
C'était
le 24 septembre 2007, dans les salons de l'Elysée. Ce jour-là, le
président de la République en personne remet la Légion d'honneur à
Patrick Buisson. «Un journaliste de conviction, ce qui est rare; un journaliste de grande culture, ce qui est très rare.» Compliments de circonstance. Et puis Sarkozy laisse tomber son texte et improvise. «C'est à Patrick que je dois d'avoir été élu», dit-il, et cela vaut plus que toutes les médailles. Buisson en rougit. Certains ont même vu une larme perler à ses paupières.
Quelle revanche pour cet ex-paria, ancien de «Minute», si souvent qualifié de «sulfureux»
! Lui l'anticonformiste, le marginal qui fuit les mondanités, le
conseiller officieux qui a refusé d'avoir un bureau à l'Elysée, l'homme
de réseaux et de coulisses qui alimente rumeurs et fantasmes, le voilà
consacré conseiller privilégié du Prince - mieux : faiseur de roi ! -
devant un aréopage d'éditorialistes, d'universitaires et d'hommes
politiques - y compris de gauche.
Sulfureux ? Sur son parcours, en
tout cas, Buisson joue cartes sur table. Il assume tout. Y compris son
passé d'extrême droite. Fils d'un ingénieur d'EDF engagé à l'Action
française dans sa jeunesse avant d'adhérer en 1947 au RPF de De Gaulle,
Patrick Buisson a grandi dans le culte de Maurras. Il n'a que sept ans,
en 1956, lorsque sa mère l'emmène manifester contre l'entrée des chars
soviétiques à Budapest. Mais c est l'affaire algérienne qui va
déterminer son engagement politique. Elève au lycée Pasteur de Neuilly,
il refuse de se lever pour une minute de silence après un attentat
meurtrier de l'OAS. Bien plus tard, il écrira avec Pascal Gauchon,
leader du Parti des Forces nouvelles, un livre intitulé «OAS, histoire
de la résistance française en Algérie». Trop jeune pour avoir été
membre fondateur du mouvement Occident, il croise sur le tard Alain
Madelin, Gérard Longuet et Hervé Novelli, ses aînés. Le voilà étudiant
à Nanterre en lettres et en histoire à la tête de la Fédération
nationale des Etudiants de France. Il se lie avec Alain Renault,
militant à Ordre nouveau - ensemble, ils publieront en 1984 «l'Album Le
Pen», recueil de photos inédites du leader frontiste.
C'est
aussi à Nanterre qu'il fait la connaissance de celui qui reste son
maître, sa référence : l'historien Raoul Girardet, spécialiste du
nationalisme, qu'il conviera, quarante ans plus tard, à sa remise de
Légion d'honneur. Sous sa direction, il rédige un mémoire de maîtrise
sur le mouvement Algérie française. Buisson veut prouver que «ses partisans ne se réduisaient pas à un reliquat de la vieille extrême-droite». C'est à cette occasion qu'il demande à voir Jean-Marie Le Pen, qui, note-il aujourd'hui, «avait eu l'intelligence à l'époque de ne pas basculer dans la clandestinité».
Leur
première rencontre a lieu en 1970, au restaurant Les Ministères, rue du
Bac. Buisson a 21 ans. Il est impressionné - il le sera longtemps - par
la capacité du futur chef du FN à repérer et anticiper les questions
qui feront débat dans la société. Mais il n'envisage pas de le
rejoindre. Plus analyste que militant, il s'éloigne de la politique
active et, après quelques années d'enseignement, se tourne vers le
journalisme. «Minute», «le Crapouillot», puis «Valeurs actuelles»,
qu'il dirigera pendant six ans avant d'entrer à LCI. Buisson et Le Pen
se reverront de temps à autre, notamment en 1987, à la faveur d'un de
ces règlements de compte dont l'extrême-droite a le secret. Directeur
de «Minute», qui oeuvre alors au rapprochement de toutes les droites,
Buisson est séquestré pendant quelques heures dans son bureau par des
représentants de l'aile dure du journal ! Il appelle Le Pen à la
rescousse, qui lui enverra quelques gros bras et se déplacera
personnellement pour lui manifester son soutien... Pourtant, Buisson se
montre déjà sévère à l'endroit de la stratégie du «père Le Pen». «Le Pen ? Il fallait le séduire ou le réduire», dit aujourd'hui Buisson. Il va s'employer à le réduire.Son
analyse est simple - et elle n'a guère varié depuis : les électeurs du
FN sont pour l'essentiel d'anciens électeurs du RPR déçus par le
recentrage et l'évolution pro-européenne de Chirac, pour le reste
d'anciens communistes nostalgiques du temps où le PC était
conservateur, autoritaire et nationaliste. Buisson a comparé la carte
des bastions du lepénisme avec celle du vote RPF en 1947 : «Sauf dans l'Ouest, elles se superposent exactement.» Conclusion : «Puisque
Chirac a laissé partir ce que Barrès appelait «la France poignardée»,
il faut la récupérer en lui parlant d'immigration et de sécurité, mais
surtout de ce qui la fait vibrer : la nation, l'identité, la famille.
En clair, des «valeurs».»
C'est ce credo et ce prêt-à-penser
électoral qu'il apporte tout cuits à Philippe de Villiers, président de
Combat pour les Valeurs et tête de liste aux élections européennes de
1994. Score inespéré : 12%. Les deux hommes ont beaucoup en commun :
des convictions catholiques affirmées, la nostalgie de la France
éternelle, une méfiance viscérale à l'égard de l'islam et la
détestation d'une Europe fédérale. Villiers est probablement l'homme
politique dont Buisson a été le plus proche. Malgré un agacement
réciproque et des fâcheries régulières, ils travailleront à nouveau
ensemble pour le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel
européen. Le spectre du plombier polonais, c'est une coproduction
Villiers-Buisson, deux complices qui refaisaient le monde jusqu'à pas
d'heure devant un plateau de fruits de mer au Dôme.
A la même époque
pourtant, Nicolas Sarkozy sollicite déjà les conseils de Buisson. Ils
ont fait connaissance en 1995. Cette année-là, ils se sont vus à la
mairie de Neuilly pour faire le point, après la défaite à la
présidentielle d'Edouard Balladur qu'ils avaient tous deux soutenu. Ils
renouent fin 2004, par l'entremise de Laurent Solly, chef de cabinet du
ministre de l'Intérieur. Chargé des études d'opinion, Solly dévore les
analyses de celui qui, grâce à LCI, est devenu un politologue en vue.
Sur
la petite chaîne info du groupe Bouygues, dirigée par son copain
Jean-Claude Dassier, Buisson, à partir de 1997, multiplie analyses,
critiques de livres et débats. Olivier Duhamel, Jérôme Jaffré, Michel
Field, David Pujadas : tous ont fait équipe avec lui, tous ont été à la
fois ses contradicteurs et ses complices. Tous bluffés. Un «formidable carburant intellectuel» pour Pujadas, qui le surnomme «The Brain» (le cerveau), un «esprit libre»
pour le constitutionnaliste Olivier Duhamel, pourtant l'un de ses
contradicteurs de gauche les plus résolus. Même tonalité parmi ses
invités politiques préférés. Le sénateur ex-PS Jean-Luc Mélenchon a de «l'estime pour cet adversaire rugueux qui démontre et ne se contente pas d'affirmer».
Et le député socialiste Jean-Christophe Cambadélis, qui s'est
violemment engueulé avec lui sur l'immigration, salue la culture
historique de cet «esthète de la politique».
Inclassable,
Patrick Buisson brouille les pistes. Incarnation avant l'heure de la
droite décomplexée, il est désormais au confluent de toutes les
droites; à la fois souverainiste et libéral - «Une espèce rare, je n en connais pas d autre»,
observe Duhamel -, engagé mais détaché, villiériste mais pas très
Bocage, de culture catholique sans être une grenouille de bénitier. Son
goût pour la messe en latin relève davantage de l'esthétisme que de
l'intégrisme. Son libéralisme est tempéré par son fond catho qui lui «interdit d'être libéral-libertaire».
Ombrageux, le sourire rare, ce lecteur de Bernanos, Péguy, Anouilh et
Léon Bloy avoue un penchant pour le chant grégorien, le recueillement
des bénédictins et confie son peu de goût pour «la course à la modernité» qui «réduit la part de cerveau disponible».
Patrick Le Lay appréciera. Conservateur mais pas conformiste, il a noué
des amitiés éclectiques. Il a même connu Léo Ferré quelques années
avant sa mort et écrit avec lui un livre, «Avec le temps».
Intarissable
sur le Parti socialiste, dont il a prédit depuis longtemps la
déconfiture, il a été parmi les premiers à droite à repérer Ségolène
Royal, cette «alliance de l'imaginaire catholique et du psychisme militaire», cette «disciple» de Mitterrand, «révélatrice de l'inconscient de droite de la gauche et de sa demande césariste».
Mettre la gauche face à ses contradictions est pour lui une vraie
jouissance intellectuelle. Les fausses évidences le hérissent. Les
discours lénifiants le consternent. Il sera le premier à débusquer - et
à dénoncer - le «politiquement correct». Car il n'aime rien tant que
prendre la gauche à revers. Cela tombe bien : Sarkozy aussi. Après la
victoire du non au référendum de 2005, dont Buisson avait pronostiqué
l'ampleur au point près («Tu m'as scotché !», lui dira Sarkozy le soir des résultats), les deux hommes font affaire.
Voilà
des années que Buisson se cherche un roi. Villiers, Bayrou, Madelin
qu'il a brièvement conseillé en 2002, tous l'ont déçu. Avec Sarkozy, il
a trouvé son champion. Il va l'aider à conceptualiser et scénariser ses
intuitions. Ils ont souvent les mêmes. A eux deux, ils vont exploiter
avec succès dans la campagne présidentielle ce que Buisson appelle «les angles morts idéologiques»
du PS : ces sujets qui embarrassent la gauche comme la nation, la
sécurité, l'école ou l'immigration. Et pour commencer, révèle-t-il
aujourd'hui, il suggère à Sarkozy de pomper le slogan de Marceau
Pivert, leader de l'aile gauche de la SFIO, en 1936 : «Tout est possible.» En sarkolangue : «Ensemble tout devient possible !» «Un véritable hold-up idéologique», s'amuse-t-il.
Pour autant, convaincu qu'on ne gagne pas avec les idées du camp en face, il cible d'abord l'électorat populaire et lepéniste. «Il fallait faire voter la France d'avant pour celle d'après», explique-t-il, frappé par «la permanence des tempéraments populaires depuis deux siècles».
Les racines chrétiennes de l'Europe, l'exploitation des incidents de la
gare du Nord : tout cela, c'est du Buisson. Alerté par son conseiller
sur le trouble de l'électorat catholique après ses propos sur le
déterminisme génétique, Sarkozy songe à se rendre ostensiblement à la
messe. Pas crédible, tranche Buisson. «Il faut faire du sabre et du goupillon.» D'où l'éloge de Jean-Paul II - «N'ayez pas peur» -
à quelques jours du premier tour. L'idée d'un ministère de
l'Immigration et de l'Identité nationale, en revanche, est une
coproduction Guaino-Buisson. Face au risque de «notabilisation» du candidat, Buisson recommande «une transgression forte».
Mais c'est Henri Guaino qui suggère le sujet de l'immigration. Au vu du
tollé provoqué, l'équipe de campagne vacille. Buisson fait alors
réaliser un sondage. Les résultats sont positifs. «A genoux, je te demande de ne pas lâcher», supplie-t-il Sarkozy. On connaît la suite...
A
l'Elysée où, depuis la victoire de son héraut, il assiste régulièrement
à la réunion du comité de pilotage stratégique, Patrick Buisson agace
et fait des jaloux. Claude Guéant ne l'apprécie guère. Ce conseiller
extérieur se prendrait-il pour un gourou ? Lors de cette réunion
présidée par le chef de l'Etat, c'est toujours Buisson qui parle en
premier, péremptoire mais précis. «C'est sa force, commente Catherine Pégard, conseillère du président. Il dit les choses de manière carrée, voire brutale. Il a un mode de fonctionnement adapté à celui de Sarkozy.» Et si la conversation s'égare, Buisson la recadre. «Il ne perd jamais de vue son objectif»,
dit Henri Guaino, la «plume» du président. Avec ce dernier, les
relations sont compliquées. Tous deux souverainistes, ils partagent le
goût des symboles et de l'histoire, la conviction qu'une élection se
gagne au peuple. Mais l'un est colbertiste et gaulliste, l'autre
libéral et antigaulliste. Buisson est un des rares que le président, si
volubile, écoute attentivement. «Le seul qui arrive à faire taire Sarko»,
assure un proche, qui se souvient d'un déjeuner au restaurant Tong Yen
où le président avait convié Patrick Buisson et Frédéric Péchenard,
patron de la police : «Buisson a parlé 80% du temps dans un silence religieux.»
Sa
mission ? Prendre le pouls de l'opinion et proposer une orientation
stratégique. Le conseiller de l'ombre a spontanément, dit Patrick
Devedjian, «le sens des choses enfouies, inexprimées. Il connaît le fond de toutes les mythologies politiques».
Il a aussi perfectionné, pendant ses années LCI, ses outils d'analyse
de l'opinion. Manipule-t-il les sondages, comme on l'en soupçonne dans
le milieu politique ? Il a en tout cas le chic pour faire sortir les
bons chiffres au bon moment : ceux qui valideront la décision du
président. «Un sens du timing impeccable», dit un des anciens clients de sa société de conseil, Publifact.
Son
obsession, c'est le peuple. La peur que les couches populaires ne
lâchent Sarkozy. Ce féru d'histoire n'a pas oublié la leçon de Louis
Chevalier et de ses «classes laborieuses, classes dangereuses».
C'est dire qu'il a mal vécu la période bling-bling. Il s'est alors
employé à réparer les dégâts en incitant Nicolas Sarkozy à multiplier
les gestes régaliens. Le poids des mots et des symboles. Buisson ne
croit guère aux vertus des promesses économiques. «Avec la mondialisation, il y a longtemps que les gens ont intégré que les hommes politiques ont peu de prise sur l'économie.»
D'où l'annonce martiale, le 15 mai dernier, du service minimum dans les
écoles; ou encore l'hommage solennel aux soldats tués en Afghanistan,
dans la cour des Invalides. C'est encore lui qui a convaincu Sarkozy de
célébrer la mémoire du commandant d'Estienne d'Orves, résistant
catholique fusillé par les Allemands en 1941. Contrepoint à l'hommage
rendu au communiste Guy Môquet - et message discret à l'attention des
catholiques. «Celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas», dit-il, citant Aragon.
Malgré
l'insistance du président de la République, Patrick Buisson ne
s'installera pas à l'Elysée. Il entend rester «hors système». Pour ne
pas être «broyé par la machine», pour ne pas perdre sa «vista».
Coquetterie ? Pas seulement. En connaisseur averti du pouvoir, il sait
que l'on pèse souvent davantage de l'extérieur. Et qu'il perdrait
beaucoup à devenir un simple collaborateur parmi tant d'autres.