Le malaise en France est bien là, profond, palpable. ....
L’Appel des appels Un an après Décembre 2009 Le malaise en France est bien là, profond, palpable. Misère sociale, crise financière et économique, détresse
morale, impasse politique. Le gouvernement navigue entre cynisme et
opportunisme. La caporalisation des esprits accompagne la petite
musique néolibérale, invitant tout un chacun à la servitude sociale
librement consentie de tous. Lorsque le peuple résiste à consentir, on
le réquisitionne, on l’opprime, on le licencie, on le « casse », bref
le Pouvoir renoue avec les principes premiers de la tyrannie :
populisme pour tous et décision d’un seul. Au nom de « l’efficacité » mesurable érigée
en loi suprême, les réformes visent à enserrer les populations dans des
dispositifs de contrôle qui les accompagnent du berceau à la tombe.
Psychologisation, médicalisation et pédagogisation de l’existence se
conjuguent pour fabriquer une « ressource humaine » performante. La
sévère discipline d’une concurrence de tous contre tous impose à chacun
de faire la preuve à tout instant de sa conformité aux standards de
l’employabilité, de la productivité et de la flexibilité. L’idéologie
d’une civilisation du profit s’insinue jusque dans les subjectivités
convoquées à se vivre comme un « homo economicus »,
un « capital humain » en constante accumulation. Cette normalisation, à
la fois polymorphe et monotone, suppose que tous les métiers qui ont
souci de l’humain soient subordonnés d’une manière ou d’une autre aux
valeurs de rentabilité et fassent la preuve comptable de leur
compatibilité avec le langage des marchés financiers et commerciaux.
Convertis en entreprises de coaching psychiatrique, de recyclage
psychique, de gestion de l’intime, une trame fine de services d’accompagnement individualisé, forcément bien intentionnés, proposent
de nouvelles tutelles sociales et culturelles pour mieux mettre les
hommes en consonance immédiate avec les exigences impitoyables des
marchés qui nous disciplinent. Cette conversion du service public en
contrôle social à la fois souple, constant et généralisé suppose que
tous ceux qui concevaient encore leur métier comme une relation, un
espace et un
temps réservés à des valeurs et à des principes étrangers au pouvoir
politique et à l’impératif de profit doivent être eux-mêmes convertis
par toute la série de réformes qui s’abat sur la justice, l’hôpital,
l’école, la culture, la recherche, le travail social. Contrôler les
contrôleurs des populations, normaliser les normalisateurs des
subjectivités, c’est la condition indispensable du bouclage des
sociétés. Lorsque cela ne suffit pas, c’est à la santé que l’on recourt
pour alarmer les populations sans leur donner véritablement les moyens
de la préserver : à propos de la pandémie récente des professeurs de
médecine parlaient du « management par la panique ». Comme
la quête illimitée de la performance ne cesse de produire ses anormaux,
ses exclus, ses inutiles et ses inefficaces, elle engendre un appareil
répressif proliférant, à la mesure de la peur sociale et des paniques
subjectives qu’elle provoque. L’auto-alimentation de la peur et de la
répression paraît sans limites. Elle produit l’espoir suprêmement
dangereux pour les libertés d’une société parfaitement sécurisée, dans
laquelle serait repérée et éliminée de la naissance jusqu’à la mort la
dangerosité de tout individu. L’homme indéfiniment traçable
par la surveillance génétique, neuronale et numérique n’est plus une
figure de science-fiction, c’est un programme scientifique et politique
en plein développement. La
société de demain sera animale ou ne sera pas ! N’est-ce pas d’ailleurs
ce que dit la « science » sur les résultats de laquelle tous les
« tyrans » font cuire leur petite soupe pour justifier leur Pouvoir
sans avoir à le soumettre au débat politique : c’est la Nature ou le
Marché qui veut ça et on ne peut pas faire autrement que de s’y prendre
comme l’on peut. Avec la Neuro-économie d’ailleurs on sait bien que la
Nature et le Marché c’est du pareil au même et que le Cerveau
fonctionne comme un actionnaire et réciproquement ! Il reste à apporter
cette « Bonne Nouvelle » aux populations qui l’ignorent encore et les
« corps intermédiaires » sont « réquisitionnés » entre deux pandémies
et deux « spectacles » au cours desquels on a pu vendre à Coca-Cola un
peu de temps disponible ! Entre les deux scènes le « risque » encore le
« risque », vous dis-je, menace l’apathie sereine des
populations managées par la peur et distraites par la télécratie. Magistrats,
enseignants, universitaires, médecins, journalistes, écrivains,
travailleurs sociaux, acteurs culturels, tous doivent plier devant de
nouveaux préfets qui, au nom des « risques » divers et variés,
normalisent et évaluent leurs pratiques professionnelles selon des
critères idéologiques de contrôle social des populations et de
conformisation des individus : nouveaux préfets de santé, les
directeurs des Agences Régionales de Santé contrôlent non seulement les
établissements hospitaliers, les réseaux sanitaires, mais absorbent
également tout le secteur social. Nouveaux inspecteurs d’université,
les experts des Agences d’Évaluation (AERES et ANR) visitent les
laboratoires et les équipes de recherche pour vérifier qu’en matière de
production
scientifique ils obéissent bien à la politique de marque des
publications anglosaxonnes. Ces nouveaux préfets du savoir, descendants
des inspecteurs d’université créés par Napoléon Premier et des services
de marketing publicitaire des industries de l’édition et de
l’information scientifique vérifient que les acteurs de la production
des connaissances courbent suffisamment l’échine sous le poids de leur
nouvelle civilisation. Prônant la guerre de tous contre tous, ils
chantent les louanges d’une performance d’autant plus proclamée qu’elle
s’avère réellement inefficace.
Pour les magistrats et les éducateurs, on supprime les relais
intermédiaires et les procédures qui pouvaient potentiellement assurer
leur indépendance. C’est le contenu même des programmes d’éducation et
de soin, de justice, de recherche et d’information que l’on modifie en
définissant de nouvelles formes par lesquelles ils s’exercent ou se
transmettent. Comme le pouvoir actuel
n’est pas à une contradiction près, les réformes qu’il impose peuvent
dans le même mouvement désavouer les débats qu’il propose : on diminue
l’importance de l’histoire et de la géographie au moment même où
s’ouvre un soi-disant débat sur l’identité nationale ! Pour
faire oublier les inégalités sociales redoublées et délibérées, la peur
de l’étranger est attisée et exploitée sans vergogne. La traque au
clandestin favorise les passions xénophobes, installe insidieusement
des dispositifs de vidéosurveillance des populations et de traçabilité
des individus. A partir de la traque des « anormaux » et des
« illégaux », par la manipulation de l’opinion par la peur, par les
effets d’annonces, avec des dispositifs de contrôle, le Pouvoir prépare
insidieusement et obscurément le quadrillage en réseau des populations
dites « normales » et « nationales ». Cette infiltration progressive du
« cancer » sécuritaire s’exerce au nom des risques que feraient courir
les terroristes
étrangers, les schizophrènes dangereux, les pédophiles en cavale, et
ces sans domicile fixe que nous risquons tous, plus ou moins, de
devenir dans la construction d’un État néolibéral qui fait de chacun
d’entre nous un intérimaire de l’existence et un intermittent de la
Cité. C’est cette civilisation dont nous ne voulons pas que démonte
secteur professionnel par secteur professionnel le mouvement de l’Appel
des appels. Civilisation de la haine qui invite à traiter les hommes
comme des choses et à faire de chacun le manageur solitaire de sa
servitude sociale et le contrôleur de gestion de sa faillite citoyenne. Face
à l’irresponsabilité des gouvernements, l’insurrection des consciences
s’étend. Désobéissance individuelle, protestations, grèves,
contestations multiformes : le refus d’obtempérer est la réponse de tous ceux qui ne se résignent pas au monde de la guerre économique et à cette civilisation d’usurier
qui « financiarise » les valeurs sociales et psychologiques et
« calibre » les individus comme la Commission Européenne calibre les
tomates. Dans le cours de ce vaste et divers mouvement de refus, il y a un an l’Appel des appels était lancé. Au
mensonge de réformes qui, partout, font pire quand elles prétendent
améliorer, des dizaines de milliers de professionnels de multiples
secteurs, depuis le soin jusqu’à la justice en passant par la culture,
le travail social, l’éducation et la recherche,
ont dit non. Non, il n’est nulle part écrit que la concurrence de tous
contre tous, que le management de la performance, que la tyrannie de
l’évaluation quantifiée doivent détruire les uns après les autres nos
métiers et l’éthique du travail qui lui donne son sens. Non, il n’est
écrit nulle part que les ravages provoqués par un capitalisme sans
limites doivent se poursuivre de crise en crise et que l’idéologie de
la rentabilité doive modifier jusque de l’intérieur toutes les
institutions, surtout celles qui constituent les derniers remparts à la
dictature absolue du profit. Non, il n’est écrit nulle part que nous
devions rester isolés et désolés face aux désastres en cours dans le
monde du travail et dans le lien social. L’Appel
des appels, un an plus tard, est connu comme un des points de
ralliement, de croisement et de coordination des résistances. Le
travail continue. Il est double : transversalité et réflexion commune.
D’abord, établir des liens concrets entre des activités qui subissent
toutes la même normalisation professionnelle. Cela se fait dans les
comités locaux, et par toutes les alliances locales et nationales
tissées entre associations, syndicats et collectifs. Ce qui lie dans ce
que nous vivons est plus fort que ce qui sépare nos activités
spécialisées. Ensuite, approfondir la réflexion commune. L’Appel des appels, c’est désormais un premier livre collectif[1] qui propose des analyses précises des réformes et des politiques en cours, et qui tente
une
compréhension globale de la situation. Pas de lutte efficace possible
si l’on ne saisit la particularité du moment, tel est le sens de
l’ouvrage conçu comme un outil de transversalité et un point de départ
possible d’un travail collectif mené par celles et ceux qui
s’inscrivent dans la démarche de l’Appel des appels. Ici,
ce ne sont pas des « intellectuels » qui s’adressent à des
« travailleurs ». Ce sont des professionnels qui forment un collectif
de pensée et d’action, un « nous raisonnable » qui traverse les
frontières des métiers et des disciplines. Intellectuels transversaux,
plutôt que spécifiques, professionnels voulant exercer en toute
connaissance de cause, tels se veulent les acteurs de ce mouvement à
beaucoup d’égards original. Enoncée du cœur de nos métiers notre parole
est citoyenne et c’est aux citoyens sans exclusive qu’elle s’adresse pour qu’en retour elle soit non seulement entendue mais encore relancée et redéfinie pour construire cet espace
d’un dialogue dans l’espace public d’où émerge la démocratie. L’Appel
des appels, sa force, il la tient de notre conviction partagée que la
division subjective et la division sociale ne peuvent être liquidées
quels que soient les efforts déployés par les pouvoirs. Réduire
aujourd’hui l’homme à l’unité de compte d’une anonyme
« ressource humaine », à une force enrôlée dans la mobilisation
générale au service de la performance et de la compétitivité, asservie
par des dispositifs de management des plus sophistiqués et souvent des
plus persécutifs, ne peut qu’engendrer souffrance, révolte sourde,
éclats demain qui diront l’insupportable de la négation de l’humain et
du social. Nul pouvoir technique, scientifique, économique, quelles que
soient ses prétentions à
l’instrumentalisation totalitaire, ne saurait supprimer le sujet et le
conflit, acquis anthropologiques de la démocratie. C’est la raison de
l’Appel des appels. C’est pourquoi, partout où nous sommes, nous
ne céderons pas, nous refuserons l’humiliation et le mépris sans le
demander pour l’autre. Pari difficile pour chacun d’entre nous, dont
seul le « Nous raisonnable » constitue l’assurance que nous pouvons
encore et encore le gagner, pas contre mais avec l’autre, à condition
et à condition seulement d’autoriser, d’accueillir et de prendre soin
du conflit. Faute de quoi la reproduction de l’espèce finira par
anéantir son humanité. Pour le Bureau de l’Appel des appels Roland Gori et Christian Laval, Le 22 Décembre 2009
[1] Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (sous la dir. de), 2009, L’Appel des appels Pour une insurrection des consciences. Paris : Mille et une nuits.