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28 novembre 2011

Au Sénat, les parlementaires abusent des «emplois familiaux»

Sur MEDIAPART 
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| Par Mathilde Mathieu et Michaël Hajdenberg

 

Au lendemain des sénatoriales, les anciens ont refilé le tuyau aux petits nouveaux: ici, on a le droit d'embaucher sa femme, son père, sa fille, son gendre, etc., comme assistant parlementaire. Alors que le Parlement européen prohibe le recrutement de «parents proches» depuis 2009 afin de prévenir les emplois fictifs, les cas se comptent par dizaines au Palais du Luxembourg. La nouvelle majorité de gauche y changera-t-elle quelque chose? Comme tant d'autres, le socialiste Gilbert Roger, à peine arrivé, a salarié son épouse aussi sec.

L'autorisation est d'ailleurs délivrée, noir sur blanc, dans les documents de bienvenue distribués aux nouveaux élus: ici, chacun dispose d'une enveloppe de 7.500 euros brut par mois pour salarier un, deux ou trois collaborateurs. L'un d'eux – un seul – peut être «membre de sa famille».

Simplement, les salaires de ces «assistants familiaux» sont encadrés: les épouses reçoivent un tiers au plus de l'enveloppe du parlementaire, soit 2500 euros brut par mois; les autres parents proches peuvent toucher jusqu'à 3800 euros. Sans compter 80 euros supplémentaires par année d'ancienneté.

Alors combien sont-ils exactement, ces «assistants familiaux», à travailler au Palais du Luxembourg ou en circonscription? Alors que les nouveaux élus n'ont pas fini de recruter, le service de presse avance déjà le chiffre de 64, rémunérés à temps plein ou partiel. Autrement dit: 64 sénateurs salarient un parent proche aux frais du contribuable – on en dénombrait même 76 à la veille des élections!

Ce chiffre est impossible à vérifier: aucune liste nominative des 901 assistants de sénateurs n'étant rendue publique, où fouiller... Un trombinoscope a bien été créé sur l'intranet du Sénat, mais l'inscription s'y fait sur la base du volontariat, après accord du parlementaire. Résultat: une minorité d'assistants s'y affichent, et certainement pas les cas problématiques.

Pour le syndicat des collaborateurs parlementaires du Sénat, l'USCP-Unsa, ce chiffre «pourrait être sous-estimé», notamment à cause des «embauches croisées» (“J'emploie ta femme, et toi la mienne”). «Une éventualité très limitée», selon le service de presse. Mais une éventualité tout de même.

Surtout, l'Unsa se dit «inquiète de voir le nombre d'emplois familiaux progresser» encore, à la faveur des dernières élections, «comme après les sénatoriales de 2008».

Pour le syndicat, qui compte sur la nouvelle majorité de gauche pour agir, «le problème n'est pas l'existence d'emplois familiaux en soi»«la plupart sont des collègues qui travaillent effectivement et souvent beaucoup». En revanche, il dénonce les «emplois de complaisance», «qui représentent une proportion indéterminée mais importante», et «jettent l'opprobre sur l'institution parlementaire». Combien sont carrément fictifs?

«Si vous en trouvez un, vous me le dites», répond Jean-Marc Todeschini, nouveau questeur socialiste, désigné à ce poste de «grand argentier» du Sénat après la victoire de la gauche en septembre. Surveiller ce genre de dérives fait partie intégrante de son job. Le fera-t-il?

Il se trouve que lui aussi, dans sa permanence de Moselle, emploie un membre de sa famille. Une drôle de permanence collective qu'il partage avec sa collègue Gisèle Printz (élue depuis 1996), et dans laquelle «logeait» aussi le sénateur Jean-Pierre Masseret jusqu'en septembre dernier (battu après vingt-trois ans de mandat).

 

M. Todeschini M. Todeschini© Sénat
M. Masseret M. Masseret© Sénat
G. Printz G. Printz© Sénat

Dans ce bâtiment, on tombe non seulement sur la fille de Jean-Marc Todeschini (salariée par son père), mais aussi sur le neveu de Gisèle Printz (payé par sa tante) et sur l'épouse de Jean-Pierre Masseret (en contrat avec Mme Printz). Jusqu'aux sénatoriales de septembre, il fallait en plus compter la fille de Jean-Pierre Masseret (embauchée sur l'enveloppe de son père) et sa belle-fille (rémunérée par Jean-Marc Todeschini après l'avoir été par Jean-Pierre Masseret lui-même). Un journaliste met une semaine à y retrouver ses petits. En tout: cinq membres de la famille de l'un ou l'autre des sénateurs!

 

«C'est légal», répondent en chœur les intéressés. Au fil des ans, visiblement, les trois élus se sont réparti les contrats avec habileté, afin de respecter la règle d'un «assistant familial» par sénateur. Mais des opposants locaux s'offusquent, sous couvert d'anonymat, de cette «petite entreprise familiale», aux relents de «népotisme».

 

«Je n'ai pas l'impression de voler qui ce soit»

Jean-Marc Todeschini, lui, revendique le droit d'employer sa fille. «Le seul souci, c'est qu'elle m'apporte des parapheurs à signer à la maison!», ironise le socialiste. «Je n'ai rien à me reprocher, ajoute l'intéressée, Virginie Maas, détentrice d'une maîtrise de gestion. Je militais en politique bien avant que mon père ne m'embauche; d'ailleurs je n'ai pas débuté comme assistante parlementaire avec lui, mais chez Terrier (ndlr - ancien député PS de la circonscription).»

Jean-Pierre Masseret, lui aussi, affirme «faire tout ça sans le moindre état d'âme». «En politique, il faut s'entourer de gens de confiance. Ce qui compte, c'est que le travail des assistants soit réel, pas fictif.» Selon lui, sa fille Natacha, embauchée de 2001 à septembre 2011, «s'est toujours défoncé la gueule, sept jours sur sept, jusqu'à des heures pas possibles. Au point que je me demande tous les jours, en tant que père, si je lui ai vraiment rendu service». Comme Jean-Pierre Masseret est également président du conseil régional de Lorraine depuis 2004, Natacha se dédoublait jusqu'en septembre dernier, partageant son temps de travail entre la permanence sénatoriale et le cabinet de son père à la région, gagnant 1300 euros d'un côté, 2000 euros de l'autre.

 

«Je comprends les interrogations des gens, répond cette trentenaire. Mais je constate qu'on n'interpelle jamais les enfants d'artistes ou de chefs d'entreprise!» Sans doute parce qu'ils ne sont pas directement rémunérés avec de l'argent public... «Je n'ai pas l'impression de voler qui ce soit, réplique Natacha Masseret, qui suivait des études d'histoire de l'art quand son père l'a recrutée. Pour me faire accepter, comme “fille de”, je dois redoubler d'efforts.» Toutes ces années, n'a-t-elle pas trouvé embarrassant de travailler en plus au côté de sa mère? «Chacun suit des dossiers particuliers à la permanence, balaie Natacha. Au quotidien, je ne bossais pas avec elle.»

Marie-Hélène Masseret a été salariée par son mari de 1991 à 1997 (date à laquelle le sénateur a renoncé à son mandat parlementaire pour entrer au gouvernement Jospin), puis elle a opportunément «basculé» sur un contrat signé par la sénatrice Gisèle Printz. «Le travail me plaisait», justifie Marie-Hélène Masseret, qui vient de rempiler en septembre, à bientôt 65 ans, sur un mi-temps payé 3500 euros brut par mois environ.

 

Quant à la belle-fille de Jean-Pierre Masseret? Le sénateur dégaine son joker: il assure avoir embauché Paola Zanetti (également vice-présidente du conseil régional) avant qu'elle ne fasse partie de la famille.

 

Jean-Christophe Printz, enfin, reconnaît avoir bénéficié d'un «coup de pouce» lors de son recrutement par sa tante en 1997. «A l'époque,  j'avais du mal à trouver un emploi comme chargé de mission dans une collectivité, explique le jeune homme, détenteur d'un DESS en développement local. Une fois en place, on connaît les projets, on a envie de rester; je comprends cependant que ce soit mal perçu...» N'étant pas descendant direct de la sénatrice, Jean-Christophe Printz n'a jamais été comptabilisé comme «assistant familial» par le Sénat; il vient toutefois de passer un concours de la fonction publique, pour «changer de job».

Le tableau n'est pas toujours aussi caricatural dans les autres départements, mais les assistants familiaux suscitent partout des interrogations: le fils ou l'épouse ont-ils les compétences requises? Assurent-ils 100% des heures prévues par leur contrat de travail (sachant que l'élu est seul habilité à sanctionner)? Dans quelle mesure leur inaptitude ou inexpérience alourdit-elle la tâche des autres collaborateurs du sénateur? Ces derniers se retrouvent-ils sous-payés (l'enveloppe globale étant limitée)? Le soupçon ne suffit-il pas à nourrir l'antiparlementarisme?

 

Un «concours de circonstance»

Sur le terrain, les qualifications des «assistants familiaux» s'avèrent disparates, leur temps de travail hétéroclite, des diplômés zélés côtoyant de jeunes femmes avec enfants en bas-âge, pas toujours pressées de venir au bureau. «On ne peut pas installer une pointeuse dans toutes les permanences», remarque Richard André, au service de sa mère – la socialiste Michèle André – depuis 1998. Mediapart a retrouvé une dizaine de sénateurs concernés, qui ont accepté de témoigner: les raisons avancées par certains pour expliquer le recrutement d'un proche peuvent interpeller.

 

Si le sénateur Hugues Portelli (UMP), l'un des piliers de la commission des Lois, explique avoir débauché sa fille, «diplômée d'abondance en droit», chez un député qu'elle assistait depuis plusieurs années, nombre d'«assistants familiaux» débarquent dans le métier sans compétences adéquates. Guère à l'aise dans le travail législatif et la rédaction d'amendements, ils se retrouvent cantonnés en circonscription à gérer «les relations avec les élus».

 

La fille de Philippe Darniche (Mouvement pour la France), basée en Vendée, qui travaillait «dans le commerce international» jusqu'à son embauche, évoque «un concours de circonstance», une «solution de proximité et de facilité». Mais pourquoi elle? «La relation de confiance», et puis: «Quand mon père a été élu, je crois qu'un autre parlementaire du département employait sa fille, et l'a incité...»

 

La fille de Gisèle Gautier, sénatrice UMP de 2001 à septembre 2011, use de la même expression pour raconter son embauche: «Un concours de circonstance». «J'avais un enfant en bas-âge, confie-t-elle. Et ce poste m'offrait une certaine souplesse...» Sa mère, chef d'entreprise de profession, reconnaît avoir choisi sa fille «parce qu'elle était capable», mais aussi «parce qu'elle était en difficulté». «Isabelle travaillait avant dans la pub pour une boîte qui a déposé le bilan», détaille l'élue, battue en septembre dernier. Isabelle assure s'être investie à 100% au Sénat, au point de juger rapidement son salaire inadapté: avec d'autres «fils de», elle s'est alors battue pour que le plafond de leur rémunération soit rehaussé (il est passé de 2500 à 3800 euros mensuels en 2005). Le problème, aux yeux de Gisèle Gautier, ce ne sont pas les emplois familiaux, mais «les assistants qui n'en foutent pas une rame».

Pas mal d'élus, en fait, ont tendance à voir la paille dans l'œil du voisin. Ainsi Patrice Gélard (UMP), qui a salarié sa fille pendant deux années, déclare que ces emplois familiaux «ne posent aucun problème, tant qu'ils sont temporaires». Pour lui, c'est seulement «dans la durée que ça n'est pas une bonne formule»...

 

Catherine Procaccia (UMP), elle, reconnaît que sa fille, «plutôt forte en langues, informatique et communication», n'était pas forcément la recrue idéale au départ. «Mais mon assistante précédente m'a quittée un 25 juillet, dix jours avant mes vacances, et j'ai dû la remplacer dans l'urgence. Ma fille m'a dépannée.» C'était en 2009. Toujours en place, celle-ci ne veut pas qu'on publie son nom. «Elle n'a pas vocation à rester au Sénat, ce n'est pas une carrière, explique Catherine Procaccia. Elle devrait d'ailleurs arrêter en février.» Commode, non? «Vous savez, on est plus exigeant avec sa fille qu'avec ses autres assistants parlementaires, rétorque la sénatrice. A elle, je me permets d'envoyer des textos à 23h.»

Sur le papier, le fils d'Annie Jarraud-Vergnolle (PS), lui non plus, n'était pas l'homme de la situation, lors de son recrutement début 2010. «Il avait travaillé dans la banque jusqu'en 2008, mais avec la crise financière, il s'est retrouvé au chômage», explique l'ancienne sénatrice, battue en septembre. Elle l'a fait venir à Paris. «Je me suis montrée exigeante, précise-t-elle. Pas question que ce boulot soit un privilège. Par contre, s'il peut servir de tremplin...» Comme elle a perdu son siège, son fils cherche à nouveau «un poste dans la banque». Annie Jarraud-Vergnolle assume totalement l'intermède; la seule chose qui la gêne chez les assistants familiaux, «c'est plutôt quand un parlementaire embauche un conjoint». «Ça, je ne l'aurais pas fait; ça me choque. Pour être assistant, faut être jeune, dans une dynamique de création!» Chacun trace la ligne jaune où bon lui semble.

 

Le socialiste Gilbert Roger, lui, vient précisément d'embaucher sa femme, fonctionnaire territoriale en disposition. «On s'est connus en politique et ça fait 25 ans qu'on travaille ensemble, déclare ce nouveau sénateur de Seine-Saint-Denis. Elle va gérer les relations avec les élus, tandis qu'un autre assistant s'occupera de la partie législative et des amendements. Non seulement il n'y a aucun passe-droit, mais la rémunération de mon épouse va diminuer!»

 

Ces «arrangements à la papa», le syndicat des assistants n'en veut plus au Sénat. Quand les employés familiaux sont traités avec un maximum d'attention, l'ensemble de la profession est confronté à des «licenciements massifs sans compensation suite aux élections», au «non-paiement des heures supplémentaires», à une «précarisation» du métier due à «la recrudescence» de temps partiels, etc. Au fond, l'Unsa regrette «l'absence de statut professionnel type convention collective» pour les collaborarteurs parlementaires, ces intermittents de la République enfermés dans un tête-à-tête avec leurs employeurs. Sur ce dossier aussi, la nouvelle majorité sénatoriale est attendue.

 

 

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